DEUXIÈME TABLEAU

DÉCOR.– Il y a au premier plan une roulotte foraine dont le pan de face, absent, permet de voir l’intérieur. Elle est montée, comme il se doit, sur des roues et peut se déplacer pour regagner la coulisse. Un petit escalier permet d’en descendre ou d’y rentrer. Tout autour, c’est un décor de fête foraine, brumeux, mais qui se révélera en entier quand la roulotte va s’éclipser. Manèges, baraques, et notamment une grande loterie où, parmi les lots, trônent un aboyeur, une fanfare, et une roue dorée près de la petite estrade où apparaîtra le gros lot.

Au lever du rideau, André et Robert finissent de peindre la baraque, Robert dirigeant André qui est sur une échelle.

ROBERT

Encore un peu dans ce coin-là.

ANDRÉ

C’est déjà fait.

ROBERT

Non… ça ne brille pas.

ANDRÉ

C’est de la peinture mate.

ROBERT

Mate ou pas mate, quand c’est frais, ça brille.

ANDRÉ, excédé

Ah ! là ! là !

ROBERT

Quoi, Ah là là ?

ANDRÉ

Rien. Je regrette la Banque de France.

ROBERT

Ça t’apprendra à avoir des idées.

ANDRÉ

C’est bien la dernière fois, je te jure ! Et pour quoi ? Je te demande un peu !

ROBERT

Ça démarre à peine.

ANDRÉ, redescend de l’échelle

T’as vu le courrier ?

ROBERT

Oui.

ANDRÉ

Dix-sept factures.

ROBERT

Et cinq demandes.

ANDRÉ

C’est bien ça qui est grave. On promet aux gens une fille pour venir les embrasser et les border dans leur lit, et on ne l’a même pas sous la main.

ROBERT

Janine s’en charge.

ANDRÉ

Pour une histoire comme ça, faut pas laisser une femme choisir. Tu vas voir ce qu’elle va ramener.

ROBERT

Ah ! Assez ! Tu découragerais le bon Dieu.

ANDRÉ

Il y a longtemps que c’est fait…

(On frappe à la porte. De la salle, on a vu un tueur caricatural monter l’escalier.)

ROBERT

Entrez !

(À André :)

Un client !

ANDRÉ

On va voir !

TUEUR

C’est ici ?

ROBERT

Oui… Vous désirez prendre une inscription, monsieur ?

TUEUR

Comment que ça se passe, votre condé ?

ROBERT

Pardon ?

TUEUR

Votre bizenèce ?

ROBERT

Eh bien euh…

ANDRÉ

Notre organisation est encore à l’état embryonnaire…

ROBERT

… Mais elle fonctionne à la perfection.

TUEUR

Bon. Pas de salades. Vous avez distribué des papelards… autant vous prévenir qu’il faudra que ça se passe comme c’est écrit. Voilà dix sacs. Ce soir, à dix plombes pétantes, une bagnole passera prendre la souris. Tâchez qu’elle soye à l’heure. Ça vaudra mieux pour votre pomme. Voilà la carte du patron et les feuilles d’un mètre, deux fois cinq. Dix plombes – Ciao !

(Il va pour sortir.)

ROBERT

À vos souhaits…

(André prend la carte.)

ANDRÉ

Kyriano ?

(Le tueur se ravise.)

TUEUR

Et si jamais la maison poulaga fait de l’arnaque, ça finira en galantine4

(Il ressort.)

ANDRÉ, regarde la carte

Kyriano ? Qui c’est, Kyriano ?

ROBERT

Kyriano ? mais c’est le roi de la came… enfin, d’où tu sors, toi, alors ? Tu lis pas les journaux !

(Il palpe les billets.)

Et en tout cas, c’est un client !

ANDRÉ

Le roi de la came… jamais entendu parler. T’es sûr qu’il est si connu que ça ? (Une idée le frappe.) Et si elle est moche, la fille que ramène Janine ?

ROBERT

Ah, André, ne dis pas ça !

ANDRÉ

Mais si elle est moche, Robert… tu te rends compte !…

ROBERT

André, tais-toi !

(Coups à la porte.)

ROBERT

Allez ! Souris !… Les affaires marchent !

(Entre un second client, très laid et bègue.)

CLIENT LAID

Bonjour, m… mmessieurs…

ROBERT

Bonjour, monsieur.

CLIENT LAID

D… d… dites-moi…

(Il bégaie affreusement.)

V… v… vous avez un catalogue ?

ROBERT

Un catalogue ?

CLIENT LAID

Eh bien… oui… vous avez plusieurs modèles de berceuses, non ?

ROBERT, désespéré

André ? Tu as le catalogue ?

ANDRÉ

Heu… il doit être par là.

(À Robert, bas :)

Improvise !

ROBERT

Quoi ?…

ANDRÉ

Vas-y !…

CLIENT LAID

N’est-ce pas, je suppose que vous ne traitez pas chaque client de façon standard… J’ai horreur de la standardisation, monsieur… J’aime ce qui sort de l’ordinaire.

ROBERT

Eh bien, monsieur, voilà… nous avons évidemment pour le client un peu… hum… limité dans ses moyens, n’est-ce pas, la berceuse type…

CLIENT LAID

PASSONS, passons…

ROBERT

Je p… passe. Catégorie au-dessus : berceuse avec harmonisation adaptable, voix célestes et harpes, modèle catholique ou protestant…

CLIENT LAID

Quelle est la… b… b… b… différence ?

ROBERT

Eh bien, le catholique est un peu plus riche, un peu plus voyant… le protestant est sévère… une sorte de diable en musique.

CLIENT LAID

P… P… P… continuez…

ROBERT

Pour les personnes plus… plus affranchies, nous avons le fond capiteux, sans atteindre l’érotisme, n’est-ce pas, il y a une note de volupté !

CLIENT LAID

C’est mieux…

ROBERT

Enfin, si vraiment vous avez les moyens, le fond luxurieux vous donne vraiment heu… tout ce qu’on peut donner sans rien faire de précis…

CLIENT LAID

J… J… je voudrais un fond franchement l… l… cochon !

ROBERT

Comment ! Mais c’est vous, le cochon !

CLIENT LAID

M… M… M…

ROBERT

Ah ! non ! Ça suffit ! assez d’insultes !

CLIENT LAID

M… mais m… monsieur… !

ANDRÉ

À la porte !

CLIENT LAID

Ah, ça… ça… al… al… alors !

(On l’éjecte.)

ANDRÉ

P… P… voyou !

ROBERT

Le saligaud !

ANDRÉ

Tu parles.

ROBERT

N’empêche qu’on l’a mis à la porte trop vite… parce que si la trouvaille de Janine est vraiment moche, eh ben… ça lui aurait fait les pieds !

ANDRÉ

Ouais… eh bien, moi, ce qui m’inquiète, c’est Kyriano, le roi de la came.

ROBERT

On verra bien !…

ANDRÉ

Mais que fait Janine… C’est pas chic de nous laisser comme ça dans l’incertitude…

ROBERT

D’ici ce soir, il faudrait que la fille apprenne au moins le thème standard.

(Il remonte, s’assied à son bureau, André regarde par-dessus son épaule.)

ANDRÉ

Y en a, des notes, mon vieux ! Faut avoir douze doigts pour jouer ça !

ROBERT

Si seulement j’étais… tiens, Ellington, par exemple !

ANDRÉ

Simplement !

ROBERT

Simplement !

(Il plaque un accord sur son bureau, on n’entend rien puis, soudain, l’accord résonne.)

Quoi !

ANDRÉ

Continue ! Continue ! Ça marche, n’en demande pas plus !

(Robert fait quelques accords au piano bureau, quelques gags sonores – La chanson commence. Presque aussitôt, la porte s’ouvre ; entre à pas vifs et silencieux une fille qui vient des baraques foraines toutes proches. Elle chante.)

 

Chanson thème

(À la fin de la chanson, Robert et André, extasiés, sombrent dans l’inconscience – Vite elle les embrasse très légèrement et se sauve en criant :)

CLÉMENTINE5

Bonne nuit !

ROBERT, yeux fermés

Ah ! C’est bon !

ANDRÉ, voix perdue

Encore !

(Entrent Janine et une terrifiante matrone de 1,90 mètre, Aurélie.)

ROBERT, yeux fermés, tâtonnant

Un baiser… un autre baiser…

ANDRÉ, même jeu

Moi d’abord !…

JANINE

Mais qu’est-ce qui vous arrive !

AURÉLIE

Je peux les embrasser, si ça les amuse !

(Les deux lèvent les yeux, la voient et poussent un cri d’horreur.)

ROBERT et ANDRÉ

Maman !

JANINE

Calmez-vous… calmez-vous…

(Elle a l’air penaude.)

Je vous présente Aurélie Lafleur… La cousine dont je vous avais parlé.

ROBERT

C’est elle…

ANDRÉ

C’est vous !…

JANINE

Ah, vous êtes drôles, aussi, je me souvenais d’elle quand elle avait douze ans… on jouait à la marelle ensemble… elle pesait vingt-quatre kilos, à ce moment-là… une plume…

ROBERT

Elle a bien repris !

JANINE

Il nous fallait de toute façon un chaperon pour notre pensionnaire… Aurélie est là !

ANDRÉ

Dites…

(À Aurélie :)

Ce n’est pas vous qui venez de chanter…

JANINE

On vient de chanter ?

ANDRÉ

Robert ! Je n’ai pas rêvé ?

ROBERT

Ou alors on a fait le même rêve… c’est peu probable !

ANDRÉ

Il faut la rattraper ! Viens !

ROBERT

Mais où ? Comment veux-tu ?

(À Janine :)

Vous n’avez vu personne sortir d’ici ?

JANINE

Une vague bohémienne… J’ai pensé qu’elle vous avait proposé la bonne aventure…

ANDRÉ

L’aventure tout court ! Cette voix ! Cette voix ! J’y vais…

ROBERT

Ne t’emballe pas comme ça !

ANDRÉ

Je la ramènerai…

(Il sort affolé.)

JANINE

Qu’est-ce que c’est que cette fille ?

ROBERT

Je ne sais pas… on regardait une chanson, elle est entrée, et puis…

(Il se passe la main sur le front.)

C’était merveilleux.

(Frappé d’horreur.)

Et si elle était moche comme un pou, elle aussi ?

AURÉLIE

Merci, vieux !

ROBERT

Oh ! mais je ne pensais pas à vous, je pensais à… euh… à Janine !…

JANINE

Charmant !

ROBERT

De rien…

(Il semble défait.)

Qu’est-ce que nous allons faire ? Qu’est-ce que nous allons faire !

JANINE

Enfin, Robert, il n’y a rien de grave !

ROBERT

Hélas !

(Il montre les 10 000 francs.)

JANINE, les empoigne

C’est pas grave, ça ! C’est gai !

ROBERT, pas tellement naturel

Ça vient de Kyriano, le roi de la drogue.

(Il lui tend la carte.)

JANINE, elle le regarde soupçonneuse

Kyriano ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

ROBERT, volubile

Ben, Kyriano, le roi de la came… vous ne lisez pas les journaux, alors ? Bref, ce soir à 10 heures, notre berceuse sera chargée ici même dans une voiture envoyée par Kyriano, et elle devra endormir le monsieur. Sinon…

(Geste.)

JANINE

Qu’est-ce que c’est que cette blague ?

(Regarde les billets.)

Mais non… ça n’a rien d’une blague.

AURÉLIE

Ben, je vais y aller, moi… I me fait pas peur.

JANINE

C’est pas possible…

(On frappe à la porte.)

ROBERT

Entrez !

(Entre un pédéraste très ridicule6.)

PÉDÉ

C’est bien ici, mademoiselle Bonsoir ! Quel nom, d’ailleurs !

ROBERT

Oui, monsieur.

PÉDÉ

Oh, dites « mon oncle », c’est tellement plus affectueux… Je vais vous exposer ma petite affaire…

JANINE

Je vous en prie…

PÉDÉ

Mais non, madame, comme vous êtes, vous alors ? Voilà, je passais juste et j’ai aperçu votre enseigne… alors je suis entré pour un petit renseignement… est-ce qu’on pourrait se faire dire bonsoir par un joli garçon brun ? (À Robert :) Comme vous, mon petit, hein ?

ROBERT

Mais écoutez…

PÉDÉ

Je suis prêt à payer le prix… après tout ce n’est pas juste qu’il n’y ait que des filles, là-dedans…

(Robert regarde pensivement les deux femmes ; elles, même jeu.)

Vous pourriez venir habillé en soldat grec… en evzone7… avec une jupe empesée ?

ROBERT

Vous me comprenez, Aurélie ?

AURÉLIE

D’accord, patron…

(Elle empoigne le pédé et le porte jusqu’au-dehors pendant qu’il crie et gigote.)

ROBERT

Aurélie, je vous engage…

JANINE

Assez discuté. En chasse.

ROBERT

Quoi, en chasse ?

JANINE

Il faut trouver une fille pour ce soir… Tout autour, la foire. Nous savons qu’il y a dedans une fille au moins qui est capable de faire l’affaire. On va sortir, se séparer, chercher et se donner rendez-vous ici d’heure en heure.

ROBERT

Bon. Compris.

AURÉLIE

Vous cherchez une créature de quel genre ?

ROBERT

Aurélie, je vais vous dire… regardez-vous dans une glace.

AURÉLIE, flattée

Oui…

ROBERT

Et prenez exactement le contraire !

AURÉLIE, philosophe

D’ac !

 

(Leur baraque roule et disparaît. Ils descendent en même temps. Ils se trouvent au milieu de la foire, se séparent, se dispersent. Une grande baraque, à gauche, fait loterie. Peu de monde. C’est le soir. Une fille apparaît sur l’estrade. C’est la danseuse. Elle regarde s’il y a assez de clients, hausse les épaules, rentre. Presque aussitôt apparaît André. Il semble déçu. Il traîne un peu, regarde la baraque. Un bonimenteur sort et commence à parler. C’est une trompette bouchée qui singe sa voix. Puis la musique esquisse le thème.

 

André n’entend pas et il passe. Surgissent Robert, Aurélie, Janine, chacun d’un côté différent. Ils se regroupent devant la baraque. La danseuse commence à danser. Robert, Aurélie, Janine la regardent. À la fin de sa danse, elle cède la place à la chanteuse. Robert se frotte les mains, jubilant, en désignant la fille à Aurélie et Janine. Puis il fait un geste au bonimenteur, lui parle. Geste du bonimenteur, refus. Janine tire de son sac de gros billets. Le bonimenteur se gratte l’oreille et se laisse faire. Les deux filles descendent de l’estrade et les suivent. Ils disparaissent vers la droite. Leur baraque à eux revient et ils rentrent avec Clémentine.)

ROBERT

J’étais sûr qu’on la retrouverait.

JANINE

Ça, alors !

AURÉLIE

Oui… c’est du culot. D’ailleurs, je refuserais de travailler avec un patron qui n’ait pas de culot.

CLÉMENTINE

Qu’est-ce que je dois faire ?

ROBERT

C’est vous qui êtes venue chanter tout à l’heure ?

CLÉMENTINE

Oui…

JANINE

Mademoiselle, nous avons besoin de quelqu’un comme vous.

CLÉMENTINE

Mais je ne sais rien faire ! Je chante… C’est tout…

JANINE

C’est amplement suffisant. Ce soir, vous irez chez un monsieur qui s’appelle Kyriano.

CLÉMENTINE

Oui… ?

JANINE

Naturellement, vous ne serez pas seule… Aurélie vous accompagnera… C’est cette dame.

CLÉMENTINE

Ah ! Bon !

JANINE

Vous chanterez, vous poserez un chaste baiser sur le front du client, et vous reviendrez ici…

CLÉMENTINE

C’est tout !

JANINE

Je vous propose, pour commencer, 50 000 francs par mois… ce n’est pas énorme… mais ça peut doubler très vite…

ROBERT

Ça peut même tripler…

JANINE

Ou quadrupler…

CLÉMENTINE

Rien qu’en chantant ?

ROBERT

Rien qu’en chantant.

CLÉMENTINE

Parce que je refuse absolument de faire quoi que ce soit d’autre.

JANINE

On ne vous en demande pas plus. Robert ! La robe !

(Robert va au placard et tire un carton.)

Déshabillez-vous !

(Aurélie la masque. À Robert :)

Vous, regardez ailleurs !

(Robert se détourne à regret. André paraît au fond, il ne la voit pas. Il est très découragé.)

ANDRÉ

Rien à faire. Perdue ! Dire que nous l’avons laissée filer comme des idiots !

ROBERT, faussement atterré

On est dans de beaux draps.

ANDRÉ

Si tu m’avais aidé à la chercher, seulement.

ROBERT

Tu es parti comme un fou…

ANDRÉ

Il y a de quoi. Une voix pareille ! Tiens, tu me dirais qu’elle est moche, je crois que sa voix suffirait quand même à me rendre dingo.

ROBERT

Eh bien, mon vieux, tiens-toi bien. Elle est devant toi.

ANDRÉ

Quoi !

(Il voit Aurélie et chancelle.)

Oh ! Non ! Pitié ! C’est pas elle.

AURÉLIE

Ceci vous plaît-il mieux ?

(Elle s’efface devant Clémentine, habillée.)

ANDRÉ

C’est exactement ça !

ROBERT

Clémentine… André… le comptable de la maison…

ANDRÉ

Comme je la voyais… comme je la rêvais…

(Il avance lentement.)

JANINE

Hum… Il faudrait quelque chose pour rompre le charme…

(Coup à la porte, André s’immobilise. Le tueur, déjà vu, regarde la scène.)

TUEUR, il la regarde

Pas mal… Elle est prête ?

(À Clémentine :)

Venez !

(Aurélie s’avance.)

Qu’est-ce que c’est que ça ?

AURÉLIE

Le chaperon !

TUEUR

Mais… c’est pas prévu au programme ?

AURÉLIE

C’est par-dessus le marché et sans supplément. Marche, ma gueule en or !

(Elle l’empoigne, le bascule, le prend dans ses bras et l’emporte.)

Viens, Clémentine, moi je vais bercer cet oiseau-là. Il a une tête qui me revient !

(André, Robert et Janine restent là, ravis, tandis que les autres s’éloignent.)

RIDEAU

(Musique de foire, qui s’enfle et devient gangstérienne. Le rideau se relève sur la chambre de Kyriano, le gangster.)