DÉCOR.– Il y a au premier plan une roulotte foraine dont le pan de face, absent, permet de voir l’intérieur. Elle est montée, comme il se doit, sur des roues et peut se déplacer pour regagner la coulisse. Un petit escalier permet d’en descendre ou d’y rentrer. Tout autour, c’est un décor de fête foraine, brumeux, mais qui se révélera en entier quand la roulotte va s’éclipser. Manèges, baraques, et notamment une grande loterie où, parmi les lots, trônent un aboyeur, une fanfare, et une roue dorée près de la petite estrade où apparaîtra le gros lot.
Au lever du rideau, André et Robert finissent de peindre la baraque, Robert dirigeant André qui est sur une échelle.
Encore un peu dans ce coin-là.
C’est déjà fait.
Non… ça ne brille pas.
C’est de la peinture mate.
Mate ou pas mate, quand c’est frais, ça brille.
Ah ! là ! là !
Quoi, Ah là là ?
Rien. Je regrette la Banque de France.
Ça t’apprendra à avoir des idées.
C’est bien la dernière fois, je te jure ! Et pour quoi ? Je te demande un peu !
Ça démarre à peine.
T’as vu le courrier ?
Oui.
Dix-sept factures.
Et cinq demandes.
C’est bien ça qui est grave. On promet aux gens une fille pour venir les embrasser et les border dans leur lit, et on ne l’a même pas sous la main.
Janine s’en charge.
Pour une histoire comme ça, faut pas laisser une femme choisir. Tu vas voir ce qu’elle va ramener.
Ah ! Assez ! Tu découragerais le bon Dieu.
Il y a longtemps que c’est fait…
(On frappe à la porte. De la salle, on a vu un tueur caricatural monter l’escalier.)
Entrez !
(À André :)
Un client !
On va voir !
C’est ici ?
Oui… Vous désirez prendre une inscription, monsieur ?
Comment que ça se passe, votre condé ?
Pardon ?
Votre bizenèce ?
Eh bien euh…
Notre organisation est encore à l’état embryonnaire…
… Mais elle fonctionne à la perfection.
Bon. Pas de salades. Vous avez distribué des papelards… autant vous prévenir qu’il faudra que ça se passe comme c’est écrit. Voilà dix sacs. Ce soir, à dix plombes pétantes, une bagnole passera prendre la souris. Tâchez qu’elle soye à l’heure. Ça vaudra mieux pour votre pomme. Voilà la carte du patron et les feuilles d’un mètre, deux fois cinq. Dix plombes – Ciao !
(Il va pour sortir.)
À vos souhaits…
(André prend la carte.)
Kyriano ?
(Le tueur se ravise.)
Et si jamais la maison poulaga fait de l’arnaque, ça finira en galantine4…
(Il ressort.)
Kyriano ? Qui c’est, Kyriano ?
Kyriano ? mais c’est le roi de la came… enfin, d’où tu sors, toi, alors ? Tu lis pas les journaux !
(Il palpe les billets.)
Et en tout cas, c’est un client !
Le roi de la came… jamais entendu parler. T’es sûr qu’il est si connu que ça ? (Une idée le frappe.) Et si elle est moche, la fille que ramène Janine ?
Ah, André, ne dis pas ça !
Mais si elle est moche, Robert… tu te rends compte !…
André, tais-toi !
(Coups à la porte.)
Allez ! Souris !… Les affaires marchent !
(Entre un second client, très laid et bègue.)
Bonjour, m… mmessieurs…
Bonjour, monsieur.
D… d… dites-moi…
(Il bégaie affreusement.)
V… v… vous avez un catalogue ?
Un catalogue ?
Eh bien… oui… vous avez plusieurs modèles de berceuses, non ?
André ? Tu as le catalogue ?
Heu… il doit être par là.
(À Robert, bas :)
Improvise !
Quoi ?…
Vas-y !…
N’est-ce pas, je suppose que vous ne traitez pas chaque client de façon standard… J’ai horreur de la standardisation, monsieur… J’aime ce qui sort de l’ordinaire.
Eh bien, monsieur, voilà… nous avons évidemment pour le client un peu… hum… limité dans ses moyens, n’est-ce pas, la berceuse type…
PASSONS, passons…
Je p… passe. Catégorie au-dessus : berceuse avec harmonisation adaptable, voix célestes et harpes, modèle catholique ou protestant…
Quelle est la… b… b… b… différence ?
Eh bien, le catholique est un peu plus riche, un peu plus voyant… le protestant est sévère… une sorte de diable en musique.
P… P… P… continuez…
Pour les personnes plus… plus affranchies, nous avons le fond capiteux, sans atteindre l’érotisme, n’est-ce pas, il y a une note de volupté !
C’est mieux…
Enfin, si vraiment vous avez les moyens, le fond luxurieux vous donne vraiment heu… tout ce qu’on peut donner sans rien faire de précis…
J… J… je voudrais un fond franchement l… l… cochon !
Comment ! Mais c’est vous, le cochon !
M… M… M…
Ah ! non ! Ça suffit ! assez d’insultes !
M… mais m… monsieur… !
À la porte !
Ah, ça… ça… al… al… alors !
(On l’éjecte.)
P… P… voyou !
Le saligaud !
Tu parles.
N’empêche qu’on l’a mis à la porte trop vite… parce que si la trouvaille de Janine est vraiment moche, eh ben… ça lui aurait fait les pieds !
Ouais… eh bien, moi, ce qui m’inquiète, c’est Kyriano, le roi de la came.
On verra bien !…
Mais que fait Janine… C’est pas chic de nous laisser comme ça dans l’incertitude…
D’ici ce soir, il faudrait que la fille apprenne au moins le thème standard.
(Il remonte, s’assied à son bureau, André regarde par-dessus son épaule.)
Y en a, des notes, mon vieux ! Faut avoir douze doigts pour jouer ça !
Si seulement j’étais… tiens, Ellington, par exemple !
Simplement !
Simplement !
(Il plaque un accord sur son bureau, on n’entend rien puis, soudain, l’accord résonne.)
Quoi !
Continue ! Continue ! Ça marche, n’en demande pas plus !
(Robert fait quelques accords au piano bureau, quelques gags sonores – La chanson commence. Presque aussitôt, la porte s’ouvre ; entre à pas vifs et silencieux une fille qui vient des baraques foraines toutes proches. Elle chante.)
Chanson thème
(À la fin de la chanson, Robert et André, extasiés, sombrent dans l’inconscience – Vite elle les embrasse très légèrement et se sauve en criant :)
Bonne nuit !
Ah ! C’est bon !
Encore !
(Entrent Janine et une terrifiante matrone de 1,90 mètre, Aurélie.)
Un baiser… un autre baiser…
Moi d’abord !…
Mais qu’est-ce qui vous arrive !
Je peux les embrasser, si ça les amuse !
(Les deux lèvent les yeux, la voient et poussent un cri d’horreur.)
Maman !
Calmez-vous… calmez-vous…
(Elle a l’air penaude.)
Je vous présente Aurélie Lafleur… La cousine dont je vous avais parlé.
C’est elle…
C’est vous !…
Ah, vous êtes drôles, aussi, je me souvenais d’elle quand elle avait douze ans… on jouait à la marelle ensemble… elle pesait vingt-quatre kilos, à ce moment-là… une plume…
Elle a bien repris !
Il nous fallait de toute façon un chaperon pour notre pensionnaire… Aurélie est là !
Dites…
(À Aurélie :)
Ce n’est pas vous qui venez de chanter…
On vient de chanter ?
Robert ! Je n’ai pas rêvé ?
Ou alors on a fait le même rêve… c’est peu probable !
Il faut la rattraper ! Viens !
Mais où ? Comment veux-tu ?
(À Janine :)
Vous n’avez vu personne sortir d’ici ?
Une vague bohémienne… J’ai pensé qu’elle vous avait proposé la bonne aventure…
L’aventure tout court ! Cette voix ! Cette voix ! J’y vais…
Ne t’emballe pas comme ça !
Je la ramènerai…
(Il sort affolé.)
Qu’est-ce que c’est que cette fille ?
Je ne sais pas… on regardait une chanson, elle est entrée, et puis…
(Il se passe la main sur le front.)
C’était merveilleux.
(Frappé d’horreur.)
Et si elle était moche comme un pou, elle aussi ?
Merci, vieux !
Oh ! mais je ne pensais pas à vous, je pensais à… euh… à Janine !…
Charmant !
De rien…
(Il semble défait.)
Qu’est-ce que nous allons faire ? Qu’est-ce que nous allons faire !
Enfin, Robert, il n’y a rien de grave !
Hélas !
(Il montre les 10 000 francs.)
C’est pas grave, ça ! C’est gai !
Ça vient de Kyriano, le roi de la drogue.
(Il lui tend la carte.)
Kyriano ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
Ben, Kyriano, le roi de la came… vous ne lisez pas les journaux, alors ? Bref, ce soir à 10 heures, notre berceuse sera chargée ici même dans une voiture envoyée par Kyriano, et elle devra endormir le monsieur. Sinon…
(Geste.)
Qu’est-ce que c’est que cette blague ?
(Regarde les billets.)
Mais non… ça n’a rien d’une blague.
Ben, je vais y aller, moi… I me fait pas peur.
C’est pas possible…
(On frappe à la porte.)
Entrez !
(Entre un pédéraste très ridicule6.)
C’est bien ici, mademoiselle Bonsoir ! Quel nom, d’ailleurs !
Oui, monsieur.
Oh, dites « mon oncle », c’est tellement plus affectueux… Je vais vous exposer ma petite affaire…
Je vous en prie…
Mais non, madame, comme vous êtes, vous alors ? Voilà, je passais juste et j’ai aperçu votre enseigne… alors je suis entré pour un petit renseignement… est-ce qu’on pourrait se faire dire bonsoir par un joli garçon brun ? (À Robert :) Comme vous, mon petit, hein ?
Mais écoutez…
Je suis prêt à payer le prix… après tout ce n’est pas juste qu’il n’y ait que des filles, là-dedans…
(Robert regarde pensivement les deux femmes ; elles, même jeu.)
Vous pourriez venir habillé en soldat grec… en evzone7… avec une jupe empesée ?
Vous me comprenez, Aurélie ?
D’accord, patron…
(Elle empoigne le pédé et le porte jusqu’au-dehors pendant qu’il crie et gigote.)
Aurélie, je vous engage…
Assez discuté. En chasse.
Quoi, en chasse ?
Il faut trouver une fille pour ce soir… Tout autour, la foire. Nous savons qu’il y a dedans une fille au moins qui est capable de faire l’affaire. On va sortir, se séparer, chercher et se donner rendez-vous ici d’heure en heure.
Bon. Compris.
Vous cherchez une créature de quel genre ?
Aurélie, je vais vous dire… regardez-vous dans une glace.
Oui…
Et prenez exactement le contraire !
D’ac !
(Leur baraque roule et disparaît. Ils descendent en même temps. Ils se trouvent au milieu de la foire, se séparent, se dispersent. Une grande baraque, à gauche, fait loterie. Peu de monde. C’est le soir. Une fille apparaît sur l’estrade. C’est la danseuse. Elle regarde s’il y a assez de clients, hausse les épaules, rentre. Presque aussitôt apparaît André. Il semble déçu. Il traîne un peu, regarde la baraque. Un bonimenteur sort et commence à parler. C’est une trompette bouchée qui singe sa voix. Puis la musique esquisse le thème.
André n’entend pas et il passe. Surgissent Robert, Aurélie, Janine, chacun d’un côté différent. Ils se regroupent devant la baraque. La danseuse commence à danser. Robert, Aurélie, Janine la regardent. À la fin de sa danse, elle cède la place à la chanteuse. Robert se frotte les mains, jubilant, en désignant la fille à Aurélie et Janine. Puis il fait un geste au bonimenteur, lui parle. Geste du bonimenteur, refus. Janine tire de son sac de gros billets. Le bonimenteur se gratte l’oreille et se laisse faire. Les deux filles descendent de l’estrade et les suivent. Ils disparaissent vers la droite. Leur baraque à eux revient et ils rentrent avec Clémentine.)
J’étais sûr qu’on la retrouverait.
Ça, alors !
Oui… c’est du culot. D’ailleurs, je refuserais de travailler avec un patron qui n’ait pas de culot.
Qu’est-ce que je dois faire ?
C’est vous qui êtes venue chanter tout à l’heure ?
Oui…
Mademoiselle, nous avons besoin de quelqu’un comme vous.
Mais je ne sais rien faire ! Je chante… C’est tout…
C’est amplement suffisant. Ce soir, vous irez chez un monsieur qui s’appelle Kyriano.
Oui… ?
Naturellement, vous ne serez pas seule… Aurélie vous accompagnera… C’est cette dame.
Ah ! Bon !
Vous chanterez, vous poserez un chaste baiser sur le front du client, et vous reviendrez ici…
C’est tout !
Je vous propose, pour commencer, 50 000 francs par mois… ce n’est pas énorme… mais ça peut doubler très vite…
Ça peut même tripler…
Ou quadrupler…
Rien qu’en chantant ?
Rien qu’en chantant.
Parce que je refuse absolument de faire quoi que ce soit d’autre.
On ne vous en demande pas plus. Robert ! La robe !
(Robert va au placard et tire un carton.)
Déshabillez-vous !
(Aurélie la masque. À Robert :)
Vous, regardez ailleurs !
(Robert se détourne à regret. André paraît au fond, il ne la voit pas. Il est très découragé.)
Rien à faire. Perdue ! Dire que nous l’avons laissée filer comme des idiots !
On est dans de beaux draps.
Si tu m’avais aidé à la chercher, seulement.
Tu es parti comme un fou…
Il y a de quoi. Une voix pareille ! Tiens, tu me dirais qu’elle est moche, je crois que sa voix suffirait quand même à me rendre dingo.
Eh bien, mon vieux, tiens-toi bien. Elle est devant toi.
Quoi !
(Il voit Aurélie et chancelle.)
Oh ! Non ! Pitié ! C’est pas elle.
Ceci vous plaît-il mieux ?
(Elle s’efface devant Clémentine, habillée.)
C’est exactement ça !
Clémentine… André… le comptable de la maison…
Comme je la voyais… comme je la rêvais…
(Il avance lentement.)
Hum… Il faudrait quelque chose pour rompre le charme…
(Coup à la porte, André s’immobilise. Le tueur, déjà vu, regarde la scène.)
Pas mal… Elle est prête ?
(À Clémentine :)
Venez !
(Aurélie s’avance.)
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Le chaperon !
Mais… c’est pas prévu au programme ?
C’est par-dessus le marché et sans supplément. Marche, ma gueule en or !
(Elle l’empoigne, le bascule, le prend dans ses bras et l’emporte.)
Viens, Clémentine, moi je vais bercer cet oiseau-là. Il a une tête qui me revient !
(André, Robert et Janine restent là, ravis, tandis que les autres s’éloignent.)
RIDEAU
(Musique de foire, qui s’enfle et devient gangstérienne. Le rideau se relève sur la chambre de Kyriano, le gangster.)