Quand j’étais petit, j’étais pas bien grand, j’étudiais les arts à Saint-Germain-des-Prés, j’y ai connu Boris Vian « sur le tas », in situ pourrait-on dire, mais aussi hors du temps.
Dans l’exception culturelle germanopratine, que les médias présumaient « existentialiste », Boris Vian brillait comme une icône, urbi et orbi, par-delà les prés paroissiaux du très saint père Germain. Pèlerin de Ville-d’Avray où il avait officié dans les « surboums » rituelles, Boris Vian était un drôle de paroissien. Écrivain de plume insolite et amphitryon des cryptes de Saint-Germain, il célébrait à la trompinette les saturnales du divin jazz, qu’agrémentaient les gymnopédies des « rats de cave ». Sans se départir de son acuité férocement laïque, il était d’une pratique amène et posait son regard bleu sur tout ce qui l’entourait ; même qu’il écrivit sur mes modestes talents quelques gentillesses, pérennisées dans ses bonnes feuilles.
Retenir un instant son attention était pain bénit, une gourmandise pour les néophytes underground.
Aujourd’hui, alors que je ne suis guère plus grand, mais bien plus âgé, il m’est donné d’écrire quelques lignes sur la « geste dramaturgique » du « prince de Saint-Germain-des-Prés », comme l’honorèrent les gazettes. N’étant ni critique ou exégète de haut vol, ni agrégé de noble université, mais paré des plumes et paillettes de saltimbanque, pour avoir mis en scène avec quelque réussite Le Goûter… et Les Bâtisseurs… de Boris Vian, pour avoir présenté son théâtre chez Fayard et aussi pour avoir œuvré valablement dans les arts par-ci par-là, Mme Ursula Vian Kübler me permet d’aider le lecteur dans la quête des singularités de Mademoiselle Bonsoir.
Cependant, comme le prouve la ligne de conduite tenue depuis toujours par l’épouse de Boris Vian, nul n’a le monopole de la pensée de Vian, car son œuvre appartient au patrimoine littéraire mondial.
Comme la plupart des œuvres de Boris Vian, Mademoiselle Bonsoir est une œuvre à lectures multiples. Ainsi, chacun voit Boris Vian à son clocher, encore faut-il que les ouvertures en haut du clocher soient assez larges pour embrasser l’étendue de la pensée de Vian. C’est dire que mon approche de Mademoiselle Bonsoir, pour autant qu’elle soit singulière, n’a pas l’autorité d’une analyse coulée dans le bronze de la chose jugée. Mais est-ce une analyse ?
Mais on peut dire aussi que mon « regard » est agréable aux sentiments des ayants droit, pour s’être approché au plus près de la pensée de Vian. Puisse le lecteur accorder l’intérêt qu’il convient à mon regard sur Mademoiselle Bonsoir, regard d’un intermittent du spectacle vivant.
Contrairement à ce que l’on pourrait hâtivement croire, Mademoiselle Bonsoir n’est pas une comédie musicale de divertissement ordinaire. Loin s’en faut. C’est une œuvre qui s’apparente à une comédie dramatique lyrique. Il y a de l’opéra populaire dans son écriture. Son argumentation puise dans des faits divers populaires, toujours actuels et renouvelés au fil du temps. Elle montre l’exploitation à outrance de l’angélisme des masses pour les détourner de leurs soucis quotidiens. Du pain et des jeux !
Mademoiselle Bonsoir, satire de la société d’alors, se prête à une actualisation. Profitons de la liberté laissée par Boris Vian pour « revisiter » Mademoiselle Bonsoir.
Calé dans votre fauteuil, imaginez le spectacle sur les planches ou en Cinémascope.
Un samedi soir après l’turbin, l’ouvrier parisien (air connu), alias « Monsieur Dupont Tout-le-monde », célibataire, veuf, divorcé ou vieux garçon, chez lui, dans son F1 encore à crédit. Chaussé de ses charentaises, il mastique les restes de sa gamelle de midi, tandis qu’il ingurgite les infos calamiteuses de la télé. Soudain, sa porte s’ouvre à grand ramdam. Divine surprise. C’est Mireille Mathieu ou Arielle Dombasle, alias « Mademoiselle Bonsoir » ! Flanquée d’un présentateur « pipole » et de son staff, elle fait irruption en prime time dans le home de M. Tout-le-monde.
« Mademoiselle Bonsoir » et ses « téléprédateurs » viennent récompenser, congratuler et border l’heureux lauréat de « Qui veut gagner un coucher » plein d’étoiles ! Comme c’est diffusé direct sur les étranges lucarnes, Monsieur Tout-le-monde » se voit passer en live sur sa propre télé. C’est « Surprise-surprise ». C’est la gloire qui chasse les soucis.
Alors débute une incroyable émission de téléréalité avec effets spéciaux, dont Monsieur Tout-le-monde est la vedette d’un soir. Après s’être prêté aux interviews les plus ineptes, Monsieur Tout-le-monde est transfusé des berceuses soporifiques que « Mademoiselle Bonsoir » lui susurre à l’oreille. Du sommeil du juste, il s’endort sur ses deux oreilles désormais sourdes aux tracas quotidiens.
Bonne nuit les petits, la marchande d’illusions est passée. C’est la téléfélicité sociale virtuelle, à en croire les paillettes dorées qui tombent en nuées sur la couette de Monsieur Tout-le-monde. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Tout l’monde il est beau, tout l’monde il est content. Sur les écrans des chaumières, des places publiques, des transports en commun, Monsieur Tout-le-monde, en gros plan, sombre dans le nirvana.
Auréolé de gloire médiatique, Monsieur Tout-le-monde, propulsé par la production, se pavanera dans les lendemains « pipoles » qui chantent. Pour peu qu’il soit le plus commun des mortels, il sera l’idole des jeunes de 7 à 77 ans ! Le temps d’un week-end !
Plus tard, gonflé de fierté, il sera frais et dispos pour reprendre ses quarante heures de labeur hebdomadaires… s’il n’est pas licencié, en recherche d’emploi !
Pendant ce temps, les files s’allongent devant les studios télé, pour obtenir le précieux ticket qui permettra de concourir et d’être parmi les gagnants qui seront tirés au sort pour passer les épreuves éliminatoires qui, après ce parcours du combattant, désigneront l’heureux vainqueur, choisi, naturellement, à la convenance des producteurs ! Le fabuleux produit d’un concept génial, renouvelé chaque semaine, sera alors livré en exemple aux foules admiratives.
La machine tourne, tous se frottent les mains… douteuses. La production, les médias, les paparazzi, les droits dérivés, le merchandising, les actionnaires, les sponsors, la pub. « Mademoiselle Bonsoir » est créatrice de valeur ajoutée !
Les feuilles « pipoles » et l’Audimat explosent. Ils relaient les intérêts et les dommages collatéraux, des contre et des pour.
Se « gavent » du fromage, les gangs, les mafieux, les otages et leurs preneurs, les sectes moralistes et religieuses, les communautés ethniques, les « bling-bling », les « glamour », les « fashion », les VIP, le fric, l’argent, le luxe, le clinquant, les têtes couronnées, les princesses de fond de tiroir, la majorité et l’opposition, et j’en passe… Tous y vont de leur avis public pour grappiller quelque notoriété.
Sans oublier le sentimental, l’amour difficile qui fait pleurer Margot.
L’instrumentalisation du concept « Mademoiselle Bonsoir » devient un fait social. C’est un coup de génie digne des plus audacieux manichéens en communication. La libre concurrence envie le succès et cherche à pirater ou à plagier le concept quand elle ne peut s’y associer.
Dans le bocal s’agitent :
« Mademoiselle Bonsoir », une icône « bimbo » évoluant, ou plutôt manipulée, dans un environnement de pub et de paillettes où fonctionne « à mort » la brosse à reluire entre arrivistes.
Le lauréat du coucher, un Monsieur Tout-le-monde que l’on sort de l’anonymat pour exploiter jusqu’à la corde son éphémère rentabilité. On lui invente une histoire sentimentale à rebondissements, pimentée pour tenir la foule en haleine et faire larmoyer Margot.
Le présentateur, un Rambo du divertissement, l’idole des téléphages. Il pourrait se présenter en politique.
Et tout autour est à l’avenant, dans un climat de carriérisme forcené.
Mademoiselle Bonsoir doit être mise en musique par un compositeur d’une grande sagacité. La musique se doit d’être à la hauteur du livret et de l’adaptation adoptée. Elle sortira en exergue, plutôt que des chansons, des « airs », grands de préférence, pour avoir la facture d’une œuvre lyrique contemporaine, un véritable opéra populaire.
L’orchestration puisera dans les divers courants musicaux pour les assembler en cohérence. Elle reflétera l’étendue de la créativité du compositeur qui s’en chargera, en totale symbiose avec la pensée de Boris Vian.
La musique et la mise en scène aideront à déceler ce qui se cache derrière les mots de Boris Vian. Mademoiselle Bonsoir sera une collaboration, post mortem, entre Boris Vian, le compositeur, l’auteur des lyrics, l’adaptateur, le metteur en scène.
La Belle Hélène, Les Contes d’Hoffmann, West Side Story, Hair, Les Demoiselles de Rochefort, Le Bal, Dancer in the Dark sont des moteurs d’inspiration pour une réalisation hors du commun, digne de Boris Vian.
Une des singularités de l’œuvre Mademoiselle Bonsoir est de pouvoir se faire financer par la publicité. Tout espace et matériel disponibles dans le théâtre peuvent être transformés en encarts publicitaires loués à des annonceurs.
Une invasion quasi totale de la salle, ses accès, ses couloirs, la façade et les décors sur scène. Plus les annonceurs sont pléthoriques et divers, plus la publicité devient dérisoire et se détruit elle-même, plus le décor exprime d’évidence un des arguments dramatiques de l’œuvre.
Dans un théâtre transformé en « home-sandwich », l’environnement publicitaire « ubuesque » se révèle en une véritable « pompe à phynance » pour monter Mademoiselle Bonsoir. Dès les marches d’entrée, le spectateur est surpris, son regard s’étonne, son esprit s’interroge. C’est une approche incomparable à Mademoiselle Bonsoir.
Cette énorme charge sociale et médiatique est semée en graine dans le texte de Boris Vian. Elle attend de germer dans l’esprit d’un réalisateur imaginatif, aussi audacieux que Boris Vian, pour éclore et porter des fruits supervitaminés, sur scène ou Cinémascope.
Vous l’aurez compris, Mademoiselle Bonsoir célèbre sur les planches les « dionysales » de l’exploitation de la candeur des masses anonymes. Le « chaud bisness », les « pipoles », la téléréalité, l’Audimat, la pub, le vedettariat, la banque, l’affairisme occulte. Plus leurs entreprises sont grosses et habiles, plus ça passe la rampe.
Comme à son habitude, Boris Vian dit davantage derrière les mots que ne dévoile son écriture. L’incidence sociale et politique est sous-jacente. L’industrie du divertissement y est l’alliée objective des « pontifes », comme les dénommait Boris Vian.
Sous des dehors « rigolos », Mademoiselle Bonsoir est un brûlot. Elle dépasse En avant la zizique. Elle rejoint l’essence même des Bâtisseurs d’empire et du Goûter des généraux. C’est un « musical » pamphlétaire, une satire aiguë des avatars du consumérisme triomphant.
Personne n’avait osé. Boris Vian l’a écrit.
Maintenant que vous avez les éléments très singuliers qui tendent le ressort dramaturgique de Mademoiselle Bonsoir, le texte en main, faites courir librement votre imagination au fur et à mesure de votre lecture.
Quand vous arriverez à la fin, vous serez surpris de votre créativité personnelle… et du génie de Boris Vian.
Mademoiselle Bonsoir vous aura dit bien des choses.