DÉCOR.– La chambre de Kyriano, aménagée pour ressembler à l’intérieur d’une prison. Murs de pierre grise avec graffiti blanc. Le lit est une espèce de haute cage d’acier avec un lit-cadre de bois dur et une couverture. Deux tueurs sont assis devant. L’un d’eux lit Cœur Maître.
Tu lis cette saleté de Cœur Maître.
Tu le lisais bien toi-même, avant.
Oui, mais c’est fini. T’as vu ce qu’elle a répondu à Frédo, la Dame de cœur ?
Frédo, il est toujours à se plaindre.
Il a des raisons de se plaindre. Tu crois que c’est marrant, pour un intellectuel, de voir sa femme toujours à s’occuper de son foyer ?
Frédo avait pas besoin d’écrire ça.
Il a juste écrit qu’il en avait assez de voir Germaine refuser de lire Sartre et ne penser qu’à lui faire des petits plats. C’est son droit, à ce type. Et l’autre Dame de cœur de mes deux lui répond qu’il devrait s’estimer heureux d’avoir une femme comme ça et qu’il lui fiche la paix, et que Sartre, c’est immoral.
Elle écrit pour les types normaux, cette gonzesse. Il n’avait qu’à rien lui demander je te dis. Et puis, fous-moi la paix, je lis.
T’appelles ça lire !… Passe-moi Les Temps modernes, là… près du lit. C’est une salope, la Dame de cœur. Elle était pas comme ça avant. Elle a changé, cette vioque.
Laisse tomber, c’est de la briquette8.
(Ils lisent tous les deux, le 1er tueur lève tout d’un coup la tête.)
Tu sais, t’as tort de jamais lire ça. C’est vachement intéressant. Y a là un article sur la phénoménologie dialecto-syncrétique de Husserleinberger qu’est vraiment pas du bidon.
Tu gamberges trop, mec. Dis-moi plutôt qu’est-ce que c’est que ce guignol, ce soir. Y a une souris qui vient voir le boss ?
C’est pas une souris, c’est une endormeuse. Ça fait huit jours qu’il y a de la publicité partout.
Ça fait des années qu’il y a de la publicité pour Colgate et c’est pas pour ça que le patron se lave les dents, sans blague…
C’est une souris qui vient t’endormir en te faisant du charme. Tu sais bien que le patron, il arrête pas d’avoir des insomnies.
Y s’amène. T’as pas entendu le timbre ?
(Une lampe verte s’allume.)
Tiens je te le disais.
(Entre Kyriano, un gangster caricatural. Les deux gars se lèvent.)
Salut, boss.
Bonjour… rien de neuf ?
Rien à signaler, patron.
Pas de nouvelles de Margoulis ?
Pas de nouvelles, patron !
Qu’est-ce qu’il fait, ce cave9 ? Si demain à midi ce n’est pas réglé…
(Geste significatif.)
Un procès aux fesses !
Bien patron.
Et le photographe ?
(Un photographe sort d’un coin et opère.)
Parfait.
(Kyriano enlève sa veste, que prend un des tueurs. Cérémonial compliqué genre coucher du grand roi. Il déboucle sa mitraillette et la prend dans ses bras. Il y a, à côté du grand lit, un petit lit semblable. Kyriano berce sa mitraillette. Musique. À la fin de la chanson, le photographe prend un flash.)
Fais dodo, ma mitraillette.
Jack ! Mon pyjama.
(Il se déshabille pendant que le 2e tueur cherche le pyjama et l’apporte, un pyjama rayé en travers comme celui d’un bagnard. Kyriano porte un caleçon rayé en travers, maillot idem.)
Max ! Ouvre-moi !
(Le 1er tueur sort de sa poche une énorme clef et ouvre la grille de fer du lit.)
Jack ! Le boulet !
(Le 2e tueur apporte une chaîne avec un énorme boulet gonflé au gaz et la fixe à la cheville de Kyriano.)
Vos uniformes !
(Les deux tueurs revêtent une veste et une casquette de gardiens de prison.)
Allez ! Bouclez la lourde10 !
(Le 1er tueur referme la porte.)
Quelle heure est-il ?
(Le photographe reprend un flash.)
Neuf plombes et cinquante-neuf broquilles11.
Si elle n’est pas ralégée12 à dix plombes pile, il va y avoir du suif.
(Indicatif Mlle Bonsoir. La porte s’ouvre, on voit entrer Clémentine, suivie d’Aurélie.)
Bonsoir !
(Les tueurs reculent et se mettent au garde-à-vous.)
Repos !
Monsieur Kyriano ?
Ici. Entrez. Max, la lourde !
(Max introduit Clémentine ; la porte se referme.)
Tu tâcheras que ça se rouvre, hein, mon joli… sinon…
Qu’est-ce que c’est que ce tableau ?
C’est le chaperon, mon pote.
C’est juste, excusez-moi. Mademoiselle, il est dix heures. Faites votre turbin, je vous prie…
(Quand elle a fini, les deux tueurs sont tout épanouis et Clémentine embrasse Kyriano sur le front et le borde pendant qu’Aurélie baise au front les deux tueurs qui se reprennent et font une grimace dégoûtée. Le photographe opère toujours.)
Vous ouvrez, monsieur ?
Si je veux !
Tu ferais mieux de vouloir si tu veux rester beau gosse…
(Le 1er tueur ouvre.)
Voilà… Voilà… on ne peut plus plaisanter…
Dis, gaffe13 un peu comment qu’il en écrase !
Mince !
Depuis le jour qu’il a pris un poteau télégraphique sur la gueule, je l’ai jamais vu partir si vite…
Viens, ma belle… on a encore du travail…
Je voudrais savoir qui dort là ?
C’est Jacqueline.
Quel âge a-t-elle ?
Oh, cinq, six mois… C’est la sulfateuse14 au patron…
Sa quoi ?
Sa seringue, mon chou… Viens…
Tenez. C’est du rab.
Ah… merci… dites… je peux poser une question ?
Posez ! Posez !
Pourquoi c’est comme une prison ici ? Et pourquoi vous êtes habillés comme ça ?…
Je vais vous dire… le patron, c’est un pessimiste et un prévoyant. Il sait ce que c’est quand on est dans les affaires.
Alors il s’entraîne !
(Ils s’esclaffent.)
RIDEAU