TROISIÈME TABLEAU

DÉCOR.– La chambre de Kyriano, aménagée pour ressembler à l’intérieur d’une prison. Murs de pierre grise avec graffiti blanc. Le lit est une espèce de haute cage d’acier avec un lit-cadre de bois dur et une couverture. Deux tueurs sont assis devant. L’un d’eux lit Cœur Maître.

1er TUEUR

Tu lis cette saleté de Cœur Maître.

2e TUEUR

Tu le lisais bien toi-même, avant.

1er TUEUR

Oui, mais c’est fini. T’as vu ce qu’elle a répondu à Frédo, la Dame de cœur ?

2e TUEUR

Frédo, il est toujours à se plaindre.

1er TUEUR

Il a des raisons de se plaindre. Tu crois que c’est marrant, pour un intellectuel, de voir sa femme toujours à s’occuper de son foyer ?

2e TUEUR

Frédo avait pas besoin d’écrire ça.

1er TUEUR

Il a juste écrit qu’il en avait assez de voir Germaine refuser de lire Sartre et ne penser qu’à lui faire des petits plats. C’est son droit, à ce type. Et l’autre Dame de cœur de mes deux lui répond qu’il devrait s’estimer heureux d’avoir une femme comme ça et qu’il lui fiche la paix, et que Sartre, c’est immoral.

2e TUEUR

Elle écrit pour les types normaux, cette gonzesse. Il n’avait qu’à rien lui demander je te dis. Et puis, fous-moi la paix, je lis.

1er TUEUR

T’appelles ça lire !… Passe-moi Les Temps modernes, là… près du lit. C’est une salope, la Dame de cœur. Elle était pas comme ça avant. Elle a changé, cette vioque.

2e TUEUR

Laisse tomber, c’est de la briquette8.

(Ils lisent tous les deux, le 1er tueur lève tout d’un coup la tête.)

1er TUEUR

Tu sais, t’as tort de jamais lire ça. C’est vachement intéressant. Y a là un article sur la phénoménologie dialecto-syncrétique de Husserleinberger qu’est vraiment pas du bidon.

2e TUEUR, ferme Cœur Maître

Tu gamberges trop, mec. Dis-moi plutôt qu’est-ce que c’est que ce guignol, ce soir. Y a une souris qui vient voir le boss ?

1er TUEUR

C’est pas une souris, c’est une endormeuse. Ça fait huit jours qu’il y a de la publicité partout.

2e TUEUR

Ça fait des années qu’il y a de la publicité pour Colgate et c’est pas pour ça que le patron se lave les dents, sans blague…

1er TUEUR

C’est une souris qui vient t’endormir en te faisant du charme. Tu sais bien que le patron, il arrête pas d’avoir des insomnies.

2e TUEUR

Y s’amène. T’as pas entendu le timbre ?

(Une lampe verte s’allume.)

Tiens je te le disais.

(Entre Kyriano, un gangster caricatural. Les deux gars se lèvent.)

Salut, boss.

KYRIANO

Bonjour… rien de neuf ?

2e TUEUR

Rien à signaler, patron.

KYRIANO

Pas de nouvelles de Margoulis ?

2e TUEUR

Pas de nouvelles, patron !

KYRIANO

Qu’est-ce qu’il fait, ce cave9 ? Si demain à midi ce n’est pas réglé…

(Geste significatif.)

Un procès aux fesses !

2e TUEUR

Bien patron.

KYRIANO

Et le photographe ?

(Un photographe sort d’un coin et opère.)

Parfait.

(Kyriano enlève sa veste, que prend un des tueurs. Cérémonial compliqué genre coucher du grand roi. Il déboucle sa mitraillette et la prend dans ses bras. Il y a, à côté du grand lit, un petit lit semblable. Kyriano berce sa mitraillette. Musique. À la fin de la chanson, le photographe prend un flash.)

Chanson de Kyriano

Fais dodo, ma mitraillette.

KYRIANO

Jack ! Mon pyjama.

(Il se déshabille pendant que le 2e tueur cherche le pyjama et l’apporte, un pyjama rayé en travers comme celui d’un bagnard. Kyriano porte un caleçon rayé en travers, maillot idem.)

Max ! Ouvre-moi !

(Le 1er tueur sort de sa poche une énorme clef et ouvre la grille de fer du lit.)

KYRIANO

Jack ! Le boulet !

(Le 2e tueur apporte une chaîne avec un énorme boulet gonflé au gaz et la fixe à la cheville de Kyriano.)

Vos uniformes !

(Les deux tueurs revêtent une veste et une casquette de gardiens de prison.)

Allez ! Bouclez la lourde10 !

(Le 1er tueur referme la porte.)

Quelle heure est-il ?

(Le photographe reprend un flash.)

1er TUEUR

Neuf plombes et cinquante-neuf broquilles11.

KYRIANO

Si elle n’est pas ralégée12 à dix plombes pile, il va y avoir du suif.

(Indicatif Mlle Bonsoir. La porte s’ouvre, on voit entrer Clémentine, suivie d’Aurélie.)

CLÉMENTINE

Bonsoir !

(Les tueurs reculent et se mettent au garde-à-vous.)

AURÉLIE

Repos !

CLÉMENTINE

Monsieur Kyriano ?

KYRIANO

Ici. Entrez. Max, la lourde !

(Max introduit Clémentine ; la porte se referme.)

AURÉLIE

Tu tâcheras que ça se rouvre, hein, mon joli… sinon…

KYRIANO

Qu’est-ce que c’est que ce tableau ?

AURÉLIE

C’est le chaperon, mon pote.

KYRIANO

C’est juste, excusez-moi. Mademoiselle, il est dix heures. Faites votre turbin, je vous prie…

MUSIQUE : chanson de Clémentine

(Quand elle a fini, les deux tueurs sont tout épanouis et Clémentine embrasse Kyriano sur le front et le borde pendant qu’Aurélie baise au front les deux tueurs qui se reprennent et font une grimace dégoûtée. Le photographe opère toujours.)

CLÉMENTINE

Vous ouvrez, monsieur ?

1er TUEUR, taquin

Si je veux !

AURÉLIE

Tu ferais mieux de vouloir si tu veux rester beau gosse…

(Le 1er tueur ouvre.)

1er TUEUR

Voilà… Voilà… on ne peut plus plaisanter…

2e TUEUR

Dis, gaffe13 un peu comment qu’il en écrase !

1er TUEUR

Mince !

2e TUEUR

Depuis le jour qu’il a pris un poteau télégraphique sur la gueule, je l’ai jamais vu partir si vite…

AURÉLIE

Viens, ma belle… on a encore du travail…

CLÉMENTINE

Je voudrais savoir qui dort là ?

2e TUEUR

C’est Jacqueline.

CLÉMENTINE

Quel âge a-t-elle ?

2e TUEUR

Oh, cinq, six mois… C’est la sulfateuse14 au patron…

CLÉMENTINE

Sa quoi ?

AURÉLIE

Sa seringue, mon chou… Viens…

2e TUEUR, remet l’enveloppe

Tenez. C’est du rab.

CLÉMENTINE, prend sans comprendre

Ah… merci… dites… je peux poser une question ?

1er TUEUR

Posez ! Posez !

CLÉMENTINE

Pourquoi c’est comme une prison ici ? Et pourquoi vous êtes habillés comme ça ?…

1er TUEUR

Je vais vous dire… le patron, c’est un pessimiste et un prévoyant. Il sait ce que c’est quand on est dans les affaires.

2e TUEUR

Alors il s’entraîne !

(Ils s’esclaffent.)

RIDEAU