PREMIER TABLEAU

DÉCOR.– La rédaction du courrier du cœur du journal Cœur Maître. Bureau en forme de cœur, chaises à dossier en cœur, chanteurs de charme à bouche en cœur dans cadres en cœur, etc.

On entend sonner neuf coups de pendule. Le rideau se lève, la pendule en forme de cœur marque neuf heures. Robert et Janine, sa secrétaire, se tiennent debout derrière leurs bureaux. La porte s’ouvre – Paraît le directeur – Long, maigre, noir, terrifiant.

DIRECTEUR

Bonjour.

ROBERT

Bonjour, monsieur le directeur.

JANINE

Bonjour, monsieur le directeur.

DIRECTEUR, un peu triste

Je constate que vous êtes à l’heure.

ROBERT

Comme d’habitude, monsieur le directeur.

DIRECTEUR

Je vous dispense de commentaires.

(Il tournicote, inspecte et sort – Les deux s’asseyent en soupirant.)

ROBERT

Ah, là là ! Toujours aussi gai.

JANINE

Et ça va recommencer.

ROBERT

Le courrier va arriver.

JANINE

Il va falloir y répondre.

ROBERT et JANINE, en chœur

Ah ! là là…

(Une musique allègre, les quatre facteurs arrivent, poussant chacun un panier à courrier, à roulettes.)

CHŒUR DES FACTEURS

(Chanson)

Roulez, roulez wagons…

FACTEUR CHEF

Facteurs ! Fixe !

(Les quatre facteurs au garde-à-vous.)

ROBERT

Tout ça aujourd’hui !

FACTEUR CHEF

C’est la Saint-Valentin ! On peut dire qu’on ne vous oublie pas.

JANINE

C’est de pire en pire.

FACTEUR CHEF

Nous, n’est-ce pas, on fait notre boulot… On est forcés de tout vous apporter… mais on sympathise, ça on sympathise. (Aux autres :) Pas les enfants ?…

QUATRE FACTEURS

Oui, chef !

ROBERT

Eh bien… il est temps de se mettre au travail… Laissez-nous ça, et à la prochaine distribution.

FACTEUR CHEF

À onze heures !

ROBERT

Hélas !… Dites… il ne s’en perd pas, des lettres, jamais ?…

FACTEUR CHEF

Ben… quand un train déraille et encore, il faudrait que le wagon-poste flambe… ce qui paraît difficile vu qu’ils sont en acier. Pendant un bombardement, je ne dis pas.

ROBERT

C’est une idée… mais n’allons pas trop loin, tout de même. Alors, tant pis ! À tout à l’heure…

FACTEUR CHEF

Facteurs ! Fixe !

(Manœuvre.)

À mon commandement… au pas de facteur ! En avant… marche !…

CHŒUR DES FACTEURS

(Ils sortent.)

ROBERT, regarde les paniers

Toutes ces lettres !…

JANINE

Il y en a un paquet ce matin !

ROBERT

Est-il un métier plus stupide que de répondre à tous ces crétins.

JANINE

Ils nous font vivre, écoutez, patron…

ROBERT

Toujours les mêmes histoires… toujours les mêmes niaiseries sentimentales… je pourrais les réciter par cœur…

JANINE

Encore le cœur, vous voyez bien…

ROBERT

N’importe laquelle… au hasard…

(Il prend et ouvre, et lit une lettre.)

Il m’a embrassée dans l’escalier… dois-je me donner à lui ? signé Myosotis embourbé.

JANINE

Dans l’escalier ? S’il l’avait embrassée dans le cou, encore…

ROBERT, en ouvre une autre, lit

Il me fait la cour depuis vingt-deux ans… puis-je croire à son amour ? Petite pervenche pourrie.

JANINE

Hum… Vingt-deux ans… c’est du vice, c’est pas de l’amour…

ROBERT plonge la main dans la dernière corbeille, agrippe la tignasse d’André qui se lève sous la traction

Quoi ? Mais qu’est-ce que c’est que ça ?

ANDRÉ, timide

Un échantillon sans valeur…

ROBERT

Qu’est-ce que vous foutez là ?

ANDRÉ

La Dame de cœur ? C’est ici ?

ROBERT

C’est moi-même – Judith…

ANDRÉ

C’est vous qui répondez au courrier du cœur ? Ah ben alors… ça… vous ne ressemblez pas à vos réponses.

ROBERT, flatté

Non ?

ANDRÉ

Ah, non, alors ? Vous écrivez des choses tellement jolies…

ROBERT, vexé

Oui… merci quand même.

ANDRÉ

Oh… excusez-moi… je suis tellement timide…

ROBERT

Vous en avez l’air, effectivement. Au fait, mon ami, que voulez-vous ?

ANDRÉ

Ben… J’osais pas vous l’écrire… alors je me suis collé un timbre.

ROBERT

Je vois… mais dépêchez-vous… j’ai à faire…

ANDRÉ, tout con

Je voudrais qu’une fille vienne le soir dans ma chambre…

ROBERT

Et alors ?

ANDRÉ

J’ai pensé à vous…

ROBERT, un peu suffoqué

À moi ?… Non, mais dites… ça ne va pas, mon vieux ?…

ANDRÉ

Je veux dire… j’ai pensé que vous pourriez me trouver ça…

ROBERT

Voulez-vous me foutre le camp d’ici !

ANDRÉ

Non !

ROBERT

Comment, non ?

ANDRÉ

Vous n’avez rien compris !

ROBERT

Je compte jusqu’à trois ! Allez-vous sortir ?

ANDRÉ

Non !

ROBERT, retrousse ses manches

Bon… alors je vais vous mettre dehors.

ANDRÉ

Non !

(Il se jette sur Robert, le maîtrise en un rien de temps, le jette sur le divan et s’assied dessus.)

Vous n’avez rien compris, je vous dis !

ROBERT, haletant

Janine ! Janine ! À l’aide !

JANINE, regarde avec intérêt

Laissez-le s’expliquer, écoutez.

ANDRÉ, volubile

Voilà… le soir… je voudrais une fille qui vienne m’embrasser dans mon lit… je n’en demande pas plus… on s’adresserait à une maison sérieuse… on paierait une petite somme… et le soir, elle viendrait, elle entrerait… une chanson… un baiser… adieu ! et une nuit pleine de beaux rêves… Pour tous les célibataires timides…

(Il dégage Robert qui se redresse peu à peu.)

ROBERT

Et c’est tout ?

ANDRÉ

Jusqu’à vingt et un ans, la chasteté est non seulement recommandable, mais salutaire… c’est dans mon manuel de philosophie… Mais ça pèse, la chasteté…

ROBERT, réfléchit

On prendrait un ticket

ANDRÉ

Pas trop cher…

ROBERT

Oui… mais enfin, faut couvrir les frais, hein…

ANDRÉ

Elle viendrait, dans la nuit…

ROBERT

En robe de tulle noir…

ANDRÉ

Ah, non ! Rose ! En jeune fille !…

ROBERT, l’écarte de la main

Oui… oui… et un domino cramoisi.

ANDRÉ

Un domino2 blanc…

ROBERT, impatient

Assez… Je le vois d’ici… une belle blonde…

(Geste.)

ANDRÉ

Une brune… avec des yeux noirs…

ROBERT

Elle danserait… la danse des sept voiles… Salomé… Bigre !

ANDRÉ

Elle chanterait comme une source…

ROBERT

Elle danserait ! Pensez aux sourds !

ANDRÉ

Elle chanterait !

ROBERT

Enfin… C’est votre idée ou c’est la mienne.

ANDRÉ, suffoqué

Mais… c’est la mienne !

ROBERT

C’est une idée qui viendrait à tout le monde… C’est dans l’air… comme les impôts…

ANDRÉ

Ça, alors ?…

ROBERT, à André

Assez !

(Il le toise.)

Hum… Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

ANDRÉ

Je suis comptable adjoint…

ROBERT

Vous avez de la veine de savoir faire quelque chose. Je vous donne trente-cinq mille francs par mois pour commencer…

ANDRÉ

Mais j’en gagne quarante…

ROBERT, ricane

Ça ne m’étonne pas que votre boîte coure à la faillite…

ANDRÉ

Mais je suis à la Banque de France !

ROBERT

Qu’est-ce que je disais ! Mademoiselle Janine… notez ce que va vous dire…

(À André :)

Votre nom ?

ANDRÉ

André Durillon.

ROBERT

De mieux en mieux ! Eh bien, Durillon… Vous allez passer à côté avec Janine et vider votre sac…

ANDRÉ, maté

Bien…

ROBERT

Vous lui expliquerez toutes vos idées… et pas de cachotteries, hein… Moi, je m’occupe de réunir les fonds.

JANINE

Et le courrier, monsieur ?

ROBERT

Quel courrier ?

JANINE

Ça…

ROBERT

Janine, la dame de cœur est morte !

JANINE

Mais que va dire le directeur ?

ROBERT

Je m’en fous, du directeur !

(La porte s’ouvre, apparaît le directeur.)

Le directeur, il nous fait suer… Il se balade et il passe à la caisse… Il est temps que ça change ! Et ça va changer !

DIRECTEUR

J’en ai l’impression également…

ROBERT, se retourne et, impuissant, lui tire la langue
DIRECTEUR

Vous avez jusqu’à onze heures pour quitter cette maison. Serpent que j’ai réchauffé dans mon veston d’alpaga !

(Il sort.)

ROBERT, lugubre

Voilà qui est fait. Moi, je suis un rapide.

JANINE

On n’a qu’à tout laisser en plan.

ROBERT

Comment, on ?

JANINE

Je ne vais pas rester toute seule ici, non !… Et puis, il faut que je vous dise… J’ai deux cent mille francs d’économie3… on peut démarrer l’affaire en tout petit pour commencer…

ROBERT

Janine, vous êtes une brave fille !

JANINE

Je suis une andouille, oui !

ROBERT

D’accord… mais une andouille sympathique.

ANDRÉ

Et mes trente-cinq mille par mois ?

ROBERT

Oh, vous, ça va, hein ! Vous venez ici, vous flanquez la pagaille, vous embêtez tout le monde ! Vous aurez vingt-cinq mille, pas un fifrelin de plus !

ANDRÉ

Ben ça, alors !… Enfin… si elle me borde…

ROBERT

Adieu, bureau ignoble !

Adieu, courrier stupide !

CHANSON, finie en trio et rideau

 

Musique