DÉCOR.– La rédaction du courrier du cœur du journal Cœur Maître. Bureau en forme de cœur, chaises à dossier en cœur, chanteurs de charme à bouche en cœur dans cadres en cœur, etc.
On entend sonner neuf coups de pendule. Le rideau se lève, la pendule en forme de cœur marque neuf heures. Robert et Janine, sa secrétaire, se tiennent debout derrière leurs bureaux. La porte s’ouvre – Paraît le directeur – Long, maigre, noir, terrifiant.
Bonjour.
Bonjour, monsieur le directeur.
Bonjour, monsieur le directeur.
Je constate que vous êtes à l’heure.
Comme d’habitude, monsieur le directeur.
Je vous dispense de commentaires.
(Il tournicote, inspecte et sort – Les deux s’asseyent en soupirant.)
Ah, là là ! Toujours aussi gai.
Et ça va recommencer.
Le courrier va arriver.
Il va falloir y répondre.
Ah ! là là…
(Une musique allègre, les quatre facteurs arrivent, poussant chacun un panier à courrier, à roulettes.)
(Chanson)
Roulez, roulez wagons…
Facteurs ! Fixe !
(Les quatre facteurs au garde-à-vous.)
Tout ça aujourd’hui !
C’est la Saint-Valentin ! On peut dire qu’on ne vous oublie pas.
C’est de pire en pire.
Nous, n’est-ce pas, on fait notre boulot… On est forcés de tout vous apporter… mais on sympathise, ça on sympathise. (Aux autres :) Pas les enfants ?…
Oui, chef !
Eh bien… il est temps de se mettre au travail… Laissez-nous ça, et à la prochaine distribution.
À onze heures !
Hélas !… Dites… il ne s’en perd pas, des lettres, jamais ?…
Ben… quand un train déraille et encore, il faudrait que le wagon-poste flambe… ce qui paraît difficile vu qu’ils sont en acier. Pendant un bombardement, je ne dis pas.
C’est une idée… mais n’allons pas trop loin, tout de même. Alors, tant pis ! À tout à l’heure…
Facteurs ! Fixe !
(Manœuvre.)
À mon commandement… au pas de facteur ! En avant… marche !…
(Ils sortent.)
Toutes ces lettres !…
Il y en a un paquet ce matin !
Est-il un métier plus stupide que de répondre à tous ces crétins.
Ils nous font vivre, écoutez, patron…
Toujours les mêmes histoires… toujours les mêmes niaiseries sentimentales… je pourrais les réciter par cœur…
Encore le cœur, vous voyez bien…
N’importe laquelle… au hasard…
(Il prend et ouvre, et lit une lettre.)
Il m’a embrassée dans l’escalier… dois-je me donner à lui ? signé Myosotis embourbé.
Dans l’escalier ? S’il l’avait embrassée dans le cou, encore…
Il me fait la cour depuis vingt-deux ans… puis-je croire à son amour ? Petite pervenche pourrie.
Hum… Vingt-deux ans… c’est du vice, c’est pas de l’amour…
Quoi ? Mais qu’est-ce que c’est que ça ?
Un échantillon sans valeur…
Qu’est-ce que vous foutez là ?
La Dame de cœur ? C’est ici ?
C’est moi-même – Judith…
C’est vous qui répondez au courrier du cœur ? Ah ben alors… ça… vous ne ressemblez pas à vos réponses.
Non ?
Ah, non, alors ? Vous écrivez des choses tellement jolies…
Oui… merci quand même.
Oh… excusez-moi… je suis tellement timide…
Vous en avez l’air, effectivement. Au fait, mon ami, que voulez-vous ?
Ben… J’osais pas vous l’écrire… alors je me suis collé un timbre.
Je vois… mais dépêchez-vous… j’ai à faire…
Je voudrais qu’une fille vienne le soir dans ma chambre…
Et alors ?
J’ai pensé à vous…
À moi ?… Non, mais dites… ça ne va pas, mon vieux ?…
Je veux dire… j’ai pensé que vous pourriez me trouver ça…
Voulez-vous me foutre le camp d’ici !
Non !
Comment, non ?
Vous n’avez rien compris !
Je compte jusqu’à trois ! Allez-vous sortir ?
Non !
Bon… alors je vais vous mettre dehors.
Non !
(Il se jette sur Robert, le maîtrise en un rien de temps, le jette sur le divan et s’assied dessus.)
Vous n’avez rien compris, je vous dis !
Janine ! Janine ! À l’aide !
Laissez-le s’expliquer, écoutez.
Voilà… le soir… je voudrais une fille qui vienne m’embrasser dans mon lit… je n’en demande pas plus… on s’adresserait à une maison sérieuse… on paierait une petite somme… et le soir, elle viendrait, elle entrerait… une chanson… un baiser… adieu ! et une nuit pleine de beaux rêves… Pour tous les célibataires timides…
(Il dégage Robert qui se redresse peu à peu.)
Et c’est tout ?
Jusqu’à vingt et un ans, la chasteté est non seulement recommandable, mais salutaire… c’est dans mon manuel de philosophie… Mais ça pèse, la chasteté…
On prendrait un ticket
Pas trop cher…
Oui… mais enfin, faut couvrir les frais, hein…
Elle viendrait, dans la nuit…
En robe de tulle noir…
Ah, non ! Rose ! En jeune fille !…
Oui… oui… et un domino cramoisi.
Un domino2 blanc…
Assez… Je le vois d’ici… une belle blonde…
(Geste.)
Une brune… avec des yeux noirs…
Elle danserait… la danse des sept voiles… Salomé… Bigre !
Elle chanterait comme une source…
Elle danserait ! Pensez aux sourds !
Elle chanterait !
Enfin… C’est votre idée ou c’est la mienne.
Mais… c’est la mienne !
C’est une idée qui viendrait à tout le monde… C’est dans l’air… comme les impôts…
Ça, alors ?…
Assez !
(Il le toise.)
Hum… Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?
Je suis comptable adjoint…
Vous avez de la veine de savoir faire quelque chose. Je vous donne trente-cinq mille francs par mois pour commencer…
Mais j’en gagne quarante…
Ça ne m’étonne pas que votre boîte coure à la faillite…
Mais je suis à la Banque de France !
Qu’est-ce que je disais ! Mademoiselle Janine… notez ce que va vous dire…
(À André :)
Votre nom ?
André Durillon.
De mieux en mieux ! Eh bien, Durillon… Vous allez passer à côté avec Janine et vider votre sac…
Bien…
Vous lui expliquerez toutes vos idées… et pas de cachotteries, hein… Moi, je m’occupe de réunir les fonds.
Et le courrier, monsieur ?
Quel courrier ?
Ça…
Janine, la dame de cœur est morte !
Mais que va dire le directeur ?
Je m’en fous, du directeur !
(La porte s’ouvre, apparaît le directeur.)
Le directeur, il nous fait suer… Il se balade et il passe à la caisse… Il est temps que ça change ! Et ça va changer !
J’en ai l’impression également…
Vous avez jusqu’à onze heures pour quitter cette maison. Serpent que j’ai réchauffé dans mon veston d’alpaga !
(Il sort.)
Voilà qui est fait. Moi, je suis un rapide.
On n’a qu’à tout laisser en plan.
Comment, on ?
Je ne vais pas rester toute seule ici, non !… Et puis, il faut que je vous dise… J’ai deux cent mille francs d’économie3… on peut démarrer l’affaire en tout petit pour commencer…
Janine, vous êtes une brave fille !
Je suis une andouille, oui !
D’accord… mais une andouille sympathique.
Et mes trente-cinq mille par mois ?
Oh, vous, ça va, hein ! Vous venez ici, vous flanquez la pagaille, vous embêtez tout le monde ! Vous aurez vingt-cinq mille, pas un fifrelin de plus !
Ben ça, alors !… Enfin… si elle me borde…
Adieu, bureau ignoble !
Adieu, courrier stupide !
CHANSON, finie en trio et rideau
Musique