C
ŒUR DE FEU LEVA LA TÊTE, prêt à parler. Nuage Cendré le devança.
« C’est ma faute, Griffe de Tigre, déclara-t-elle avec assurance. Nous chassions sur le ruisseau gelé à côté de la combe réservée à l’entraînement. J’ai glissé et Plume Grise a voulu me secourir, mais la glace n’était pas assez épaisse pour supporter son poids : elle a cédé et il est tombé à l’eau. »
Le lieutenant scruta ses yeux clairs et brillants.
« Le bassin est vraiment profond à cet endroit, ajouta-t-elle. Il a fallu que Cœur de Feu le repêche. »
Son mentor grimaça au souvenir de la terreur qui l’avait figé sur place lorsque son camarade avait disparu dans la rivière.
Après un hochement du menton, Griffe de Tigre regarda Plume Grise.
« Va voir Croc Jaune avant d’attraper la mort. »
Il se leva et s’éloigna. Le chat roux poussa un soupir de soulagement.
Plume Grise n’hésita pas une seconde. Malgré leur retour au pas de course, ses dents claquaient encore. Il bondit vers la tanière de la guérisseuse. Nuage de Fougère regagna son gîte, la queue basse tant il était épuisé.
Cœur de Feu fixa son apprentie.
« Griffe de Tigre ne t’intimide pas ? lui demanda-t-il, empli de curiosité.
— Pourquoi devrais-je le craindre ? C’est un guerrier fameux. Je l’admire. »
Bien sûr, pourquoi penserait-elle autrement ? songea-t-il.
« Tu mens bien, grommela-t-il d’un air sévère, s’efforçant d’agir en mentor.
— Je n’aime pas ça. Mais je me suis dit que, dans ce cas, la vérité ne nous serait pas d’un très grand secours. »
Elle n’avait pas tort, il fallait l’avouer. Cœur de Feu secoua lentement la tête.
« Va te réchauffer.
— Oui, Cœur de Feu ! »
Elle s’inclina et s’élança sur les traces de son frère.
Le chat roux se dirigea vers l’antre des chasseurs, préoccupé. Avec quelle facilité la novice avait brodé sur la noyade de Plume Grise ! Cependant, il la croyait honnête et pleine de bonnes intentions. Il pensa à Nuage de Jais, un autre chat bourré de qualités. Le récit de l’assassinat de Plume Rousse par Griffe de Tigre avait-il, lui aussi, été imaginé sous le coup de la nécessité ? Cœur de Feu écarta cette pensée. Quand il lui avait confié son secret, le petit chat noir semblait mort de peur. De toute évidence, il croyait à son histoire. Pourquoi, sinon, aurait-il accepté de quitter le Clan ?
Cœur de Feu choisit quelques proies et les apporta près du bouquet d’orties. Une fois installé, il se mit à mâchonner une souris, pensif. L’admiration de Nuage Cendré pour Griffe de Tigre le mettait mal à l’aise. À croire que personne d’autre ne soupçonnait le lieutenant de dissimuler un secret. L’attitude d’Étoile Bleue envers le vétéran n’avait pas varié d’un pouce. Elle le traitait avec la même confiance et le même respect qu’elle lui avait toujours témoignés. Irrité, Cœur de Feu arracha une autre bouchée de viande.
Un éternuement le fit sursauter. Plume Grise se dirigeait vers lui.
« Ça va ? » demanda le chat roux à son ami.
Enveloppé de l’odeur d’une des mixtures de la guérisseuse, le malade s’assit lourdement. Il fut soudain pris d’une quinte de toux.
« Je t’ai gardé un peu de gibier, poursuivit le jeune félin, qui poussa vers son compagnon une grive bien grasse et un campagnol.
— Croc Jaune dit qu’il faut que je reste au camp. J’ai un rhume, annonça Plume Grise d’une voix rauque.
— Ça ne m’étonne pas. Que t’a-t-elle fait prendre ?
— Un mélange de grande camomille et de lavande. » Il s’allongea et attaqua la grive. « Ça me suffira. Je n’ai pas très faim. »
Cœur de Feu le regarda, ahuri. Jamais il n’aurait cru entendre un jour ces mots dans la gueule de Plume Grise.
« Tu es sûr ? J’ai ce qu’il me faut, tu sais.
— Quoi ? » Le matou cendré posa sur lui un regard lointain. « Euh… oui. »
Il doit avoir de la fièvre, se dit son ami. De toute façon, l’important c’était qu’il soit là, grâce à cette chatte du Clan de la Rivière.
Quelques jours plus tard, à son réveil, Cœur de Feu vit le premier brouillard de la saison des neiges envahir sa tanière. Dehors, il discernait à peine l’autre côté de la clairière. Il entendit un bruit de pas précipités et Poil de Souris émergea de la brume.
« Griffe de Tigre veut te voir, lui annonça-t-elle.
— D’accord, merci. »
L’inquiétude lui serrait la gorge. Il s’était éclipsé la veille pour rentre visite à Princesse. Le lieutenant l’avait-il remarqué ?
La voix enrouée de Plume Grise retentit dans son dos.
« Que se passe-t-il ? »
Son camarade s’assit près de lui, éternua et bâilla.
« Griffe de Tigre veut me voir. Tu devrais rester allongé. »
L’état du matou cendré commençait à l’inquiéter. Il aurait déjà dû se sentir mieux.
« Tu t’es reposé hier ? s’enquit-il.
— Entre les éternuements et les accès de toux.
— Pourtant, tu n’étais pas sur ta couche quand je suis rentré de… » Il hésita, car il avait passé l’après-midi à discuter avec Princesse. « … l’entraînement.
— Tu crois que je suis tranquille, là-dedans ? » Plume Grise indiqua la tanière du bout de la queue. « C’est plein de guerriers qui vont et qui viennent toute la journée ! J’ai trouvé un endroit plus calme. »
Cœur de Feu allait lui demander lequel, mais son ami le devança.
« Je me demande ce que te veut Griffe de Tigre.
— Je ferais mieux d’y aller », répondit le chat roux, la peur au ventre.
À travers le brouillard, il distinguait à peine les silhouettes du lieutenant et de Tornade Blanche, assis sous le Promontoire. Quand il s’approcha d’eux, ils interrompirent leur conversation. Le guerrier au poil sombre se tourna vers lui.
« Il est temps pour Nuage Cendré et Nuage de Fougère de subir une évaluation, grogna-t-il.
— Déjà ? » s’étonna Cœur de Feu.
Les deux novices ne s’entraînaient pas depuis très longtemps.
« Étoile Bleue désire vérifier la progression de leur initiation. Surtout depuis que Plume Grise est trop malade pour s’occuper de son élève. Si Nuage de Fougère prend du retard, elle doit le savoir afin de lui attribuer un nouveau mentor. »
Cœur de Feu, irrité, agita la queue. Son camarade n’allait pas tarder à retrouver la santé. Quelle injustice de confier son premier apprenti à un autre !
« J’emmène Nuage de Fougère et Nuage Cendré tous les jours », se hâta-t-il de préciser.
Après un coup d’œil à Tornade Blanche, Griffe de Tigre acquiesça.
« Oui, mais c’est la première fois que tu as la charge d’un novice. C’est une lourde responsabilité, et le Clan a besoin de guerriers bien entraînés. »
Je sais. Je ne suis qu’un chat domestique, pas un chasseur né au sein de la tribu, pensa Cœur de Feu, amer. Il fixa ses pattes, plein de ressentiment. Personne ne lui avait demandé de former Nuage de Fougère, et il faisait de gros efforts avec les deux chatons.
« Envoie-les chasser aux Grands Pins, près de la ville, continua le vétéran. Surveille-les, jauge leur technique et fais-moi ton rapport. J’aimerais savoir combien de proies ils ajouteront au tas de gibier.
— Si les talents de Nuage Cendré égalent son enthousiasme, nous devrions avoir à manger en abondance, ce soir, ajouta Tornade Blanche. On m’a dit qu’elle avait soif d’apprendre.
— C’est vrai », confirma son mentor qui écoutait à peine.
Les paroles de Griffe de Tigre lui faisaient battre le cœur. Pourquoi m’envoie-t-il encore du côté de chez les Bipèdes ? Sa propre évaluation avait eu lieu exactement au même endroit, et Griffe de Tigre l’avait vu parler à un vieil ami chat domestique. En l’apprenant, Étoile Bleue avait mis en doute sa loyauté au Clan. Cœur de Feu sentit son échine le picoter. Le lieutenant lui laissait-il entendre par là qu’il l’avait vu bavarder avec Princesse ?
Cœur de Feu tourna la tête et se donna un petit coup de langue sur le dos, afin d’aplatir sa fourrure hérissée. Il se rassit bien droit et suggéra d’une voix posée :
« Les Rochers du Soleil seraient un endroit tout aussi approprié pour tester leurs capacités. Il y aura peut-être moins de brouillard, là-bas.
— Non, maugréa Griffe de Tigre. La patrouille du matin y a relevé l’odeur du Clan de la Rivière. Il a peut-être recommencé à y chasser. » Une lueur de colère brilla dans ses yeux, et il retroussa les babines, découvrant des crocs pointus. « Il faudra que nous le repoussions avant de pouvoir y continuer l’entraînement. Pour l’instant, les Grands Pins sont plus sûrs. »
Tornade Blanche inclina la tête afin de marquer son accord, mais à cette nouvelle, Cœur de Feu, mal à l’aise, remua les oreilles. Le Clan de la Rivière repéré aux Rochers du Soleil ! Quelle chance de ne pas avoir été aperçus par les patrouilles ennemies le jour où Plume Grise était tombé dans la rivière !
« Pour ce qui est du brouillard, reprit le lieutenant d’une voix mielleuse, des conditions de chasse ardues rendront l’épreuve d’autant plus intéressante.
— Oui, Griffe de Tigre, répondit le jeune guerrier qui s’inclina respectueusement devant ses aînés. Je vais l’annoncer à Nuage Cendré et à Nuage de Fougère. Nous partirons sur-le-champ. »
Quand il apprit les détails du test aux deux apprentis, Nuage Cendré agita la queue et se mit à tourner en rond, surexcitée.
« Une évaluation ! Tu crois qu’on est prêts ?
— Bien sûr, rétorqua Cœur de Feu pour cacher ses doutes. Vous travaillez dur et vous apprenez vite.
— Hum… Le brouillard risque de rendre la chasse plus difficile, non ? s’inquiéta Nuage de Fougère.
— Le brouillard a ses avantages », leur expliqua leur mentor.
D’abord pensif, le chaton finit par s’exclamer, les yeux brillants :
« Il sera plus difficile de repérer nos proies, mais elles auront aussi de la peine à déceler notre présence !
— Tout à fait !
— On part maintenant ? voulut savoir la petite chatte.
— Dès que vous le voulez. Prenez votre temps, ce n’est pas une course… » Ses paroles n’eurent aucun effet sur Nuage Cendré, qui s’élançait déjà vers l’entrée du camp. « Vous avez jusqu’au coucher du soleil ! » lui cria-t-il.
Nuage de Fougère regarda Cœur de Feu, poussa un léger soupir et suivit sa sœur.
Leur mentor les laissa prendre de l’avance, puis chercha leurs traces parmi les Grands Pins. La couche d’épines qui couvrait le sol semblait étrangement moelleuse après la terre gelée de la forêt. Il pista Nuage Cendré et finit par la voir ramper parmi les arbres, excitée comme une puce. Il repéra ensuite l’odeur de Nuage de Fougère. Leurs deux pistes se croisaient ici et là. Il décelait les lieux où ils avaient couru, ceux où ils s’étaient assis ou attardés ensemble. Bientôt, il tomba sur un endroit où son apprentie avait attrapé une bête. Elle l’avait emmenée avec elle – il sentait le fumet de la prise mêlé à celui de la chatte. Il découvrit ensuite celui où son frère avait attrapé une grive. Ses plumes étaient éparpillées un peu partout. Les deux novices se débrouillaient bien. Cœur de Feu en eut la confirmation quand il détecta la senteur marquée d’une proie. Il creusa parmi les aiguilles au pied d’un pin. Un tas de gibier, laissé là par son élève qui comptait repasser le chercher plus tard, était caché sous le tapis de verdure. La fierté gonfla sa poitrine. Elle avait réuni beaucoup de prises, et se dirigeait à présent vers la chênaie située derrière les premières tanières des Bipèdes.
Il fit de même. À l’extrémité de la pinède, il retrouva l’odeur de Nuage de Fougère. Elle était très forte : le novice ne devait pas être loin. Le guerrier rampa derrière un jeune chêne pour mieux l’épier. Son élève était tapi sous un taillis de ronces, bien caché dans l’ombre. On voyait seulement sa queue osciller de droite à gauche.
Le chaton avait les yeux fixés sur un rat des bois qui contournait les racines d’un arbre. L’apprenti prenait son temps. Bien, pensa Cœur de Feu. Il le regarda s’avancer, une patte après l’autre. Les feuilles crissaient à peine. Il était aussi silencieux que le rongeur lui-même, qui continuait à chercher sa nourriture sans se douter de rien. Cœur de Feu retint son souffle ; le souvenir de sa première proie lui revint.
Nuage de Fougère s’approcha encore. Le léger bruissement de ses coussinets sur les feuilles se fondait parmi les autres bruits de la forêt. Son mentor encourageait mentalement le jeune chat, qui n’était plus qu’à un saut de lièvre de sa cible, le corps pressé contre le sol. Le rat trottina le long d’une racine, regarda autour de lui et s’arrêta net. Il sentait le danger.
Maintenant ! pensa Cœur de Feu. Le novice bondit et atterrit sur sa proie, qu’il attrapa entre ses pattes de devant. Le rongeur n’eut pas le temps de lutter. Une seule morsure, et ce fut fini.
Nuage de Fougère releva la tête. Il inspira l’odeur du rat, satisfait. Sans attendre, il fila entre les arbres.
« Salut ! »
La petite voix fit sursauter Cœur de Feu. Il pivota.
« Alors, on se débrouille comment ? l’interrogea Nuage Cendré, la tête penchée sur le côté.
— Tu n’es pas censée poser cette question ! rétorqua-t-il en léchant sa fourrure ébouriffée. Tu ne devrais même pas m’adresser la parole. C’est une évaluation, tu te rappelles ?
— Oh ! Désolée. »
Il soupira. Jamais il n’aurait osé aborder Griffe de Tigre lors de son propre examen. Il ne voulait pas contraindre son apprentie à lui obéir par la peur, comme le lieutenant l’avait fait avec Nuage de Jais, mais il aurait bien aimé se voir témoigner un peu de respect de temps en temps. Parfois, il n’avait pas du tout l’impression d’être le mentor de la jeune chatte.
Elle fixa le sol un instant avant de relever la tête, l’expression perplexe.
« Tu es vraiment né là-bas, à la ville ? »
Pris au dépourvu, il lorgna avec nervosité la clôture en priant pour que les odeurs inconnues des deux novices dissuadent Princesse de sortir de son jardin ce jour-là.
« Pourquoi me demandes-tu ça ? rétorqua-t-il, dans l’espoir de changer de sujet.
— Parce que Griffe de Tigre m’en a parlé, c’est tout. »
Sa curiosité paraissait sincère ; pourtant, son mentor frémit à la simple mention de ce nom, comme s’il se sentait menacé. Quels autres détails le lieutenant avait-il confiés à son élève ?
« Je suis né chat domestique, déclara-t-il d’une voix ferme. Mais aujourd’hui, je suis un guerrier. Ma vie est ici, avec le Clan. Même si mon passé n’était pas désagréable, il est derrière moi, et je suis heureux ainsi.
— Euh… D’accord, répondit Nuage Cendré, sans manifester un très grand intérêt. À tout à l’heure ! »
Elle fit volte-face et s’élança entre les arbres.
Il resta seul dans les bois, le cœur battant, à fixer la palissade. Une lune auparavant, il aurait tenu ce discours sans arrière-pensées. Désormais, il n’était plus si sûr de lui. Il frémit : ces derniers temps, c’était pendant les heures passées à partager ses souvenirs avec sa sœur qu’il avait été le plus heureux.