Chapitre 19
L
ES JOURS SUIVANTS, CŒUR DE Feu résista à l’envie de rendre visite à sa sœur. Le besoin irrépressible de la voir qui le tenaillait commençait à le déranger. Il s’occupa à débusquer assez de gibier dans la forêt enneigée pour alimenter les réserves du camp.
Cet après-midi-là, la chasse avait été bonne : lorsque le soleil disparut derrière les arbres, il revint au camp avec deux souris et un pinson. Il enterra les rongeurs dans la réserve et garda l’oiseau pour son dîner.
Il finissait son repas quand il vit Tornade Blanche se diriger vers lui.
« Demain à l’aube, je veux que tu emmènes Nuage de Sable en patrouille, lui annonça le vétéran. On a repéré des traces du Clan de l’Ombre jusqu’à l’Arbre aux Chouettes.
— Si près ? » s’étonna Cœur de Feu, inquiet.
Peut-être Griffe de Tigre avait-il vraiment trouvé des preuves de l’incursion ennemie, après tout.
« Je comptais emmener Nuage de Fougère à la chasse, demain, reprit-il.
— Pourtant Plume Grise est guéri, non ? Il pourrait s’en charger. »
Bien sûr ! pensa le jeune chat. Entraîner son apprenti empêcherait peut-être le chat cendré de passer l’après-midi avec Rivière d’Argent. L’ennui, c’est qu’il allait falloir partir en patrouille avec Nuage de Sable. Or comment oublier le regard haineux de la novice le jour où il l’avait empêchée de tomber dans la gorge ?
« Juste elle et moi ? s’inquiéta-t-il.
— Elle ne va pas tarder à être nommée guerrière. Quant à toi, tu sais te débrouiller ! » rétorqua Tornade Blanche, surpris.
Il avait mal interprété les réticences de son cadet. Plus qu’une attaque ennemie, Cœur de Feu craignait les remarques désagréables qu’elle et Nuage de Poussière ne manquaient jamais de lui faire. Il ne se donna pas la peine de détromper Tornade Blanche.
« Elle est au courant ?
— Non, tu peux l’en informer », déclara le vétéran.
Les oreilles du jeune mentor tressaillirent. Il craignait la réaction de Nuage de Sable, mais il tint sa langue.
Tornade Blanche prit congé et fila vers sa tanière. Avec un soupir, Cœur de Feu s’approcha de la chatte, assise parmi les autres apprentis.
« Nuage de Sable ! déclara-t-il, mal à l’aise. Tornade Blanche m’a demandé de partir en patrouille avec toi demain à l’aube. »
Il s’attendait à un grognement méprisant. Au lieu de quoi, la chatte le regarda avec calme.
« D’accord », dit-elle.
Même Nuage de Poussière sembla étonné.
« Pa… Parfait, conclut Cœur de Feu, pris au dépourvu. Rendez-vous au lever du soleil, alors.
— Au lever du soleil », confirma-t-elle.
Il décida d’annoncer la nouvelle à Plume Grise. C’était peut-être une chance pour eux de renouer. Son camarade faisait sa toilette avec Vif-Argent près du bouquet d’orties.
« Ça va, Cœur de Feu ? lança ce dernier à son approche.
— Ça va ! » répondit le jeune guerrier, qui regarda son ami avec espoir.
Mais Plume Grise avait tourné la tête et regardait ailleurs. Le cœur du chat roux se serra. L’oreille basse, il se dirigea vers sa couche. Il avait soudain hâte de partir en patrouille le lendemain et de s’éloigner du camp.


Une lueur rose pâle illuminait le ciel quand Cœur de Feu sortit de sa tanière au matin.
Nuage de Sable était déjà à l’autre bout du tunnel d’ajoncs.
« Euh… Salut ! lança-t-il, un peu gêné.
— Salut ! fit-elle tranquillement.
— Avant de partir, attendons le retour de la patrouille de nuit », proposa-t-il avant de s’asseoir près d’elle.
Le bruissement de feuilles qui annonçait l’approche de leurs trois camarades finit par rompre le silence qui s’était installé entre eux.
« Des traces du Clan de l’Ombre ? demanda Cœur de Feu aux nouveaux arrivants.
— Et comment ! On a relevé leur piste à plusieurs endroits, répliqua Tornade Blanche d’un air sombre.
— C’est étrange, se renfrogna Poil de Souris. C’est toujours la même combinaison d’odeurs. Leur tribu doit envoyer les mêmes guerriers chaque fois.
— N’oubliez pas d’observer la frontière avec le Clan de la Rivière, reprit le vétéran. Nous n’avons pas pu l’explorer cette nuit. Soyez prudents, et rappelez-vous que nous ne voulons pas déclencher d’affrontements. Contentez-vous de chercher des preuves de leurs incursions sur nos terres.
— Compris ! » jeta Cœur de Feu. Il partit à fond de train. « Commençons par les Quatre Chênes, on suivra la frontière jusqu’aux Grands Pins, dit-il à Nuage de Sable sur la pente qui menait hors du ravin.
— D’accord. Je n’ai jamais vu la vallée sous la neige. »
Cœur de Feu guetta en vain une trace de sarcasme dans ces paroles. Elle semblait sincère. Ils ne tardèrent pas à parvenir au sommet.
« Par où allons-nous à présent ? lui demanda-t-il pour la mettre à l’épreuve.
— Tu crois que je ne connais pas la direction des Quatre Chênes ? » se rebiffa-t-elle.
Il commençait déjà à regretter ses airs de mentor lorsqu’il nota la lueur joyeuse qui dansait dans les yeux de la chatte. Aussitôt qu’elle s’élança entre les arbres, il bondit à sa suite.
Quel plaisir de courir à nouveau les bois avec un autre félin ! La vélocité de Nuage de Sable l’étonna. Elle avait encore deux longueurs d’avance sur lui quand elle sauta par-dessus un arbre abattu et disparut.
Dès qu’il eut franchi le tronc d’un bond, il fut heurté de plein fouet par-derrière. Il dérapa dans la neige, fit la culbute et se releva aussitôt.
L’apprentie le considérait, les moustaches frémissantes.
« Surprise ! »
Il cracha, joueur, et se jeta sur elle. Malgré la force remarquable de la novice, il avait l’avantage de la taille et finit par la plaquer au sol.
« Aïe ! protesta-t-elle. Tu pèses trois tonnes !
— Ça va, j’ai compris, rétorqua-t-il avant de la relâcher. Mais tu l’as bien cherché ! »
Elle se rassit, sa fourrure couverte de flocons.
« On dirait que tu as été pris dans un blizzard ! s’exclama-t-elle.
— Toi aussi ! » Ils s’ébrouèrent, et Cœur de Feu ajouta : « Viens. Dépêchons-nous. »
Ils coururent côte à côte jusqu’aux Quatre Chênes. Quand ils parvinrent au sommet de la crête, le ciel était déjà d’un bleu laiteux.
Nuage de Sable contempla la vallée, impressionnée. Cœur de Feu la laissa observer tout son soûl, puis ils reprirent leur route.
Ils longèrent en silence la frontière à petite allure, à l’affût de traces laissées par le Clan de la Rivière. De temps à autre, Cœur de Feu faisait halte afin de marquer leur territoire au pied d’un arbre.
Soudain, Nuage de Sable s’arrêta net.
« De la chair fraîche, ça te tente ? » chuchota-t-elle.
Il lui fit signe que oui. À demi ramassée sur elle-même, la chatte se mit à ramper lentement dans la neige. Cœur de Feu aperçut un jeune lapin qui sautillait sous un buisson de ronces. Nuage de Sable se jeta sur lui en feulant, atterrit au milieu des branches piquantes et l’immobilisa d’un coup de patte. Elle l’acheva aussitôt. Son compagnon la rejoignit en quelques bonds.
« Belle prise, Nuage de Sable ! »
Le compliment sembla la ravir. Elle déposa la bête encore chaude sur le sol.
« On partage ?
— Avec plaisir !
— C’est l’un des grands avantages des patrouilles, fit-elle remarquer entre deux bouchées.
— Quoi donc ?
— On peut manger ses proies au lieu de les rapporter au camp. Je ne compte plus les expéditions de chasse où j’ai failli mourir de faim. »
Cœur de Feu ronronna, amusé.
Ils repartirent bientôt, contournant les Rochers du Soleil pour reprendre la piste qui s’enfonçait à nouveau dans les bois, près de la frontière avec le Clan de la Rivière. Lorsqu’ils atteignirent le sommet de la pente couverte de fougères qui descendait vers le torrent, Cœur de Feu pria en silence leurs ancêtres de ne pas y trouver Plume Grise.
« Regarde ! s’écria d’un seul coup l’apprentie, enchantée. La rivière est gelée. »
La gorge de Cœur de Feu se serra : Nuage Cendré avait prononcé les mêmes paroles avant l’accident de son vieil ami.
« Pas question d’aller la regarder de plus près ! déclara-t-il d’un ton ferme.
— Inutile. On la voit d’ici. Retournons annoncer la nouvelle à la tribu.
— Pourquoi ? »
Il ne comprenait pas la fébrilité de la novice.
« Une de nos patrouilles pourrait traverser le torrent, maintenant ! s’exclama-t-elle. Il ne nous reste qu’à envahir le territoire du Clan de la Rivière et à leur reprendre le gibier qu’ils nous volent ! »
Cœur de Feu sentit un frisson lui hérisser l’échine. Oserait-il se battre contre un ennemi affamé ? Et que penserait Plume Grise d’un tel plan ? Impatiente, Nuage de Sable tournait autour de lui.
« Tu viens ?
— Oui », répondit-il d’un air sombre.
Il suivit la chatte qui détalait vers le camp.


Elle fut la première à traverser le tunnel d’ajoncs. Griffe de Tigre leva la tête quand ils s’arrêtèrent au milieu de la clairière.
Le jeune guerrier entendit un bruit derrière lui. Plume Grise passait l’entrée du camp, accompagné de son élève. Un appel résonna du haut du Promontoire :
« Cœur de Feu, Nuage de Sable, comment s’est passée votre patrouille ? »
Le félin roux sentit le soulagement l’envahir : assise à sa place habituelle, Étoile Bleue semblait redevenue elle-même. Elle avait la tête haute et la queue enroulée autour de ses pattes.
La novice s’approcha du rocher au trot.
« La rivière est gelée ! clama-t-elle. On doit pouvoir la traverser sans encombre ! »
Étoile Bleue posa sur elle un regard pensif.
« Merci, Nuage de Sable », murmura-t-elle.
Il se pencha pour chuchoter à l’oreille de l’apprentie :
« Allons annoncer la nouvelle aux autres. »
Il devinait que leur chef souhaitait discuter de cette chance avec ses guerriers les plus expérimentés.
La jeune chatte comprit aussitôt et retourna avec lui au centre de la clairière.
« Quelle journée incroyable ! » déclara-t-elle.
Anxieux, son compagnon acquiesça en silence, les yeux posés sur Plume Grise.
« Vous avez l’air de vous être amusés ! s’écria Nuage de Poussière, à peine sorti de sa tanière. Tu as réussi à noyer un autre chasseur du Clan de la Rivière, Cœur de Feu ? » railla-t-il.
Il jeta à sa camarade un regard entendu. Il attendait sans doute qu’elle renchérisse, comme autrefois, mais elle ne l’écoutait pas. L’expression irritée du novice procura au mentor une certaine satisfaction. Nuage de Sable s’exclama alors :
« Nous avons trouvé le torrent complètement gelé ! Je crois qu’Étoile Bleue prépare une attaque contre le Clan de la Rivière ! »
À ce moment précis, la reine grise convoqua une assemblée, et le Clan se réunit dans la clairière. Le soleil était à son zénith – autant dire qu’en cette saison il émergeait à peine au-dessus des arbres.
« Nuage de Sable et Cœur de Feu ont rapporté de bonnes nouvelles, proclama-t-elle. Le torrent est gelé. Nous allons en profiter pour pénétrer sur le territoire du Clan de la Rivière, afin de mettre leurs membres en garde : ils doivent cesser de voler notre gibier. Nos guerriers vont pister une de leurs patrouilles et leur donner un avertissement dont ils se souviendront longtemps ! »
Les révélations de Rivière d’Argent sur l’état pitoyable de sa tribu revinrent à la mémoire du chat roux, qui ne put s’empêcher de faire la grimace. Autour de lui s’élevèrent les cris enthousiastes des autres félins. Ils n’avaient pas montré une telle ardeur depuis des lunes.
« Griffe de Tigre ! s’écria Étoile Bleue malgré le brouhaha. Nos chasseurs sont-ils prêts à livrer bataille ? »
Le lieutenant opina.
« Excellent. » Elle leva la queue. « Nous partirons au coucher du soleil. »
L’assistance se mit à miauler de ravissement. Cœur de Feu ne tenait pas en place. Étoile Bleue comptait-elle venir ? Elle n’allait tout de même pas risquer sa dernière vie dans une expédition punitive ?
Cœur de Feu regarda Plume Grise par-dessus son épaule. Nerveux, la queue frémissante, son ami fixait le Promontoire. Lorsque les cris se calmèrent, il lança :
« Le temps se réchauffe. Un redoux rendrait la taversée dangereuse. »
Les autres s’étaient tournés pour le dévisager, ébahis. Le chat roux retint son souffle : Griffe de Tigre n’était pas en reste – son regard couleur d’ambre reflétait sa perplexité.
« Tu n’es pas aussi réticent à te battre, d’habitude, rétorqua-t-il, pensif.
Éclair Noir tendit le cou et renchérit :
« Oui, ne me dis pas que tu as peur de ces sacs à puces du Clan de la Rivière ? »
Le matou cendré trépignait sur place, mal à l’aise. Le Clan attendait sa réponse.
« Il a peur ! » souffla Nuage de Poussière, assis à côté de Nuage de Sable.
Cœur de Feu agita la queue avec colère, mais parvint à s’exclamer d’un ton dégagé :
« Peur de se mouiller les pattes, oui ! Il est tombé dans l’eau l’autre jour, il n’a pas envie de recommencer. »
La tension au sein de la tribu se dissipa, des ronronnements amusés s’élevèrent. Les oreilles couchées en arrière, Plume Grise baissa la tête. Seul Griffe de Tigre garda un air soupçonneux.
Étoile Bleue attendit que les murmures s’apaisent.
« Je dois discuter de l’attaque avec les vétérans. »
Elle sauta du Promontoire, si agile qu’il semblait difficile de croire que, quelques jours plus tôt à peine, elle luttait pour sa vie. Griffe de Tigre, Tornade Blanche et Vif-Argent la suivirent dans sa tanière, et le reste de la tribu se dispersa en petits groupes afin de discuter de l’expédition.
« Tu veux sans doute que je te remercie de m’avoir ridiculisé ? souffla Plume Grise à l’oreille du chat roux.
— Certes non ! Mais tu pourrais au moins reconnaître que je t’ai sauvé la mise ! »
Le poil hérissé de colère, Cœur de Feu s’éloigna vers l’orée de la clairière. Nuage de Sable le rejoignit.
« Il est grand temps d’apprendre au Clan de la Rivière à respecter nos terrains de chasse, lança-t-elle avec excitation.
— Oui, c’est sûr… » répondit-il, distrait.
Il ne pouvait détacher les yeux de Plume Grise. Était-ce son imagination ? Il lui semblait voir le guerrier se glisser vers la pouponnière… Comptait-il s’éclipser pour prévenir Rivière d’Argent ?
Cœur de Feu se leva et se dirigea lentement dans la même direction. Son ami le regarda approcher, la mine mauvaise. Cependant, avant que l’un des deux puisse parler, la chatte grise appela encore une fois la tribu depuis le Promontoire. Cœur de Feu fit halte, sans cesser de surveiller Plume Grise.
« Fleur de Saule est d’accord avec le jeune Plume Grise, annonça leur chef. Le dégel arrive. »
Plume Grise releva fièrement la tête et toisa Cœur de Feu avec défi. Ce dernier n’en tint aucun compte – Étoile Bleue allait annuler l’attaque ! Son vieil ami n’aurait pas à choisir entre son Clan et Rivière d’Argent, et lui-même ne devrait pas affronter une tribu mal en point.
La reine, cependant, n’avait pas fini.
« Nous allons donc attaquer sur-le-champ ! »
Cœur de Feu lorgna Plume Grise : son air triomphal s’était changé en une expression horrifiée.
« Nous allons laisser un contingent en faction au camp, ajouta Étoile Bleue. Nous ne devons pas oublier la menace du Clan de l’Ombre. Cinq chasseurs partiront à l’attaque. Je resterai ici. »
Tant mieux ! pensa le chat roux. Au moins, elle n’avait pas l’intention de risquer sa dernière vie pour rien.
« Griffe de Tigre prendra la tête de la troupe. Éclair Noir, Fleur de Saule et Longue Plume l’accompagneront. Il reste une place à prendre.
— Je peux y aller ? » s’écria Cœur de Feu.
Malgré ses réticences à attaquer des chats affamés, il éviterait ainsi à son ami un choix pénible.
« Merci. Tu peux te joindre à l’expédition. »
Étoile Bleue paraissait ravie de l’ardeur de son ancien apprenti. Son lieutenant, lui, ne semblait pas partager ses sentiments. Les pupilles étrécies, il posa sur le jeune combattant un regard soupçonneux.
« Il n’y a pas de temps à perdre, reprit Étoile Bleue. Je sens moi aussi le vent se réchauffer. Griffe de Tigre vous expliquera en route les détails du plan. Partez vite ! »
Éclair Noir, Longue Plume et Fleur de Saule filèrent comme des flèches derrière le vétéran. Cœur de Feu les suivit dans le tunnel d’ajoncs puis sur la pente du ravin.
Ils dépassèrent en trombe les Rochers du Soleil et atteignirent la frontière au moment où le soleil commençait à décliner vers la forêt. Le jeune guerrier huma l’air. Plume Grise et Fleur de Saule avaient raison : une brise chaude soufflait et des nuages chargés de pluie roulaient déjà au-dessus des cimes.
Tandis que la troupe descendait à fond de train en direction de la rivière, Cœur de Feu se sentit la proie d’un profond malaise. Le terrible récit de Rivière d’Argent retentissait encore à ses oreilles et il s’efforça de refouler la pitié qu’il ressentait.
Le groupe du Clan du Tonnerre sortit des fougères et s’arrêta sur la rive. Le spectacle qui l’attendait fut un tel soulagement pour Cœur de Feu que ses pattes se dérobèrent sous lui.
La couche de glace étincelante qu’il avait vue un peu plus tôt avec Nuage de Sable s’était transformée en un flot d’eau noire.