Chapitre 21
C
ŒUR DE FEU CONTEMPLA LE CHATON.
« Je n’aurais jamais pensé…
— Mes maîtres choisiront où vivra le reste de ma portée, lui expliqua Princesse. Mais c’est mon premier-né et je veux décider moi-même de son avenir. » Elle leva le menton. « Fais de lui un héros, s’il te plaît. Comme toi ! »
Le sentiment déroutant de solitude qui lui pesait depuis tant de lunes commença à s’estomper. Il s’imagina la petite bête blanche au sein de la tribu, se vit en train de lui apprendre à vivre dans la forêt, à chasser avec lui parmi les fougères. Enfin, un autre membre du Clan partagerait ses racines de chat domestique !
Princesse pencha la tête de côté.
« Je sais que tu as été bouleversé par ce qui est arrivé à ton apprentie. Je me suis dit que si tu en avais un autre – un qui soit de ta famille – tu te sentirais moins seul. » Elle appuya son museau contre le flanc de son frère. « Même si je ne comprends pas toutes vos coutumes, en te voyant, et en t’entendant parler de ton existence, j’ai senti que ce serait un honneur de voir mon fils élevé en chasseur. »
Lorsque sa joie se calma, Cœur de Feu pensa à sa tribu, se rappela combien elle avait besoin de combattants. Nuage Cendré ne recevrait jamais son nom de guerrière. Et si le mal vert prenait d’autres vies que celle d’Étoile Bleue ? Le Clan aurait peut-être besoin de ce petit.
Soudain, des gouttes de pluie touchèrent sa fourrure. Il fallait mettre le chaton à l’abri au plus vite. Malgré sa robustesse, il semblait encore jeune pour affronter le froid et l’humidité trop longtemps.
« Je me charge de lui, répondit-il. C’est un cadeau sans prix que tu fais au Clan du Tonnerre. Il deviendra le meilleur combattant que la tribu ait jamais vu ! »
Il prit le petit par la peau du cou. Princesse rayonnait de fierté et de gratitude.
« Merci, Cœur de Feu, ronronna-t-elle. Qui sait, peut-être sera-t-il un jour chef de Clan et recevra-t-il neuf vies ! »
Il observa avec tendresse son expression confiante, pleine d’espoir. Y croyait-elle vraiment ? Le doute l’assaillit alors. Il allait ramener ce chaton dans un endroit où sévissait le mal vert. Et si son neveu ne survivait pas à la saison des neiges ? Mais sa douce odeur le rassura. Il tiendrait le coup. Il était robuste, et le sang de sa famille coulait dans ses veines. Il fallait se dépêcher, cependant : le chaton commençait déjà à souffrir du froid. Cœur de Feu inspira à fond, salua Princesse et s’élança parmi les broussailles.
Plus lourd que prévu, son fardeau poussait de petits cris de protestation quand il se cognait contre ses pattes. Lorsque Cœur de Feu atteignit la crête du ravin, des douleurs lancinantes lui raidissaient la nuque. Il descendit vers le camp avec précaution, craignant de glisser sur la neige fondue.
À l’entrée, il hésita. Pour la première fois, il se demanda comment il allait expliquer la présence du chaton à sa tribu : il allait devoir avouer ses visites à sa sœur. Mais il était trop tard, désormais. Il sentait le petit frissonner. Il redressa les épaules et traversa le tunnel d’ajoncs. Les épines tirèrent sur sa fourrure, et son neveu poussa un miaulement assourdissant. Plusieurs paires d’yeux surpris se tournèrent pour les voir émerger dans la clairière.
Les deux expéditions étaient déjà rentrées. Poil de Souris, Tornade Blanche, Nuage de Sable et Nuage de Fougère discutaient. Seul Plume Grise était encore à la chasse. L’un après l’autre, tous sortirent de leurs tanières, attirés par le bruit et l’odeur inconnue. Ils braquèrent sur Cœur de Feu des regards hostiles et perplexes, comme s’il était redevenu un étranger.
Parvenu au centre de la clairière, Cœur de Feu tourna lentement sur lui-même, le chaton toujours pendu à sa gueule, et fixa le cercle qui l’entourait. Il avait la gorge sèche. Pourquoi s’était-il imaginé que les siens accepteraient un félin né hors du Clan ?
Quand Étoile Bleue surgit de la tanière de Croc Jaune, il soupira de soulagement. Mais la reine parut stupéfaite lorsqu’elle les vit.
« Qui est-ce ? » voulut-elle savoir.
Un frisson d’appréhension courut le long de l’échine du chat roux. Il plaça son neveu entre ses pattes de devant et enroula sa queue autour de lui pour le réchauffer.
« Le premier-né de ma sœur, répondit-il.
— Ta sœur ! cracha Griffe de Tigre.
— Tu as une sœur ? s’écria Perce-Neige. Où est-elle ?
— Là où Cœur de Feu est né, bien sûr, ricana Longue Plume, dédaigneux. En ville !
— Est-ce vrai ? s’enquit Étoile Bleue.
— Oui, reconnut le jeune guerrier. Elle m’a demandé de l’amener au Clan.
— Et pourquoi ferait-elle une chose pareille ? lança Étoile Bleue avec un calme inquiétant.
— Je lui ai parlé de la tribu, combien j’aimais y vivre… balbutia-t-il, nerveux.
— Depuis combien de temps te rends-tu à la ville ?
— Depuis le début de la saison des neiges. Et seulement pour voir ma sœur. Ma loyauté est acquise au Clan.
— Loyauté ? s’exclama Éclair Noir, dont le cri résonna à travers la clairière. Et tu oses nous imposer un chat domestique ?
— Un seul nous suffit, siffla l’un des anciens.
— Rien de tel qu’un chat domestique pour en trouver un autre ! » grommela Nuage de Poussière, le poil hérissé.
Il se tourna vers Nuage de Sable pour lui donner un petit coup de museau. Elle jeta un regard gêné à Cœur de Feu avant de baisser la tête.
« Pourquoi l’as-tu ramené ici ? gronda Griffe de Tigre.
— Nous manquons de guerriers… »
À cet instant, le minuscule animal se tortilla sous son ventre, et le chasseur comprit combien sa réponse devait sembler ridicule. Il courba l’échine quand des miaulements méprisants accueillirent ses mots.
Une fois tari le flot d’insultes, Vif-Argent prit la parole.
« La tribu a déjà assez de soucis !
— Ce ne sera qu’un fardeau de plus, renchérit Poil de Souris. Il ne sera prêt à débuter l’entraînement que dans cinq lunes. »
Tornade Blanche acquiesça.
« Tu n’aurais pas dû amener ce chat domestique ici, Cœur de Feu, déclara-t-il. Il est trop frêle pour supporter la vie au sein du Clan. »
Le jeune chasseur se hérissa.
« Je suis né chat domestique. Vous me trouvez trop frêle ? »
Il croyait avoir commencé à dissiper les préjugés de ses congénères envers les chats des villes, mais il avait tort. Il n’aperçut que des expressions inamicales.
Une voix s’éleva derrière Tornade Blanche.
« Si le sang de Cœur de Feu coule dans ses veines, il fera un bon guerrier. »
Le félin roux sentit le soulagement lui gonfler la poitrine. C’était Plume Grise ! L’espoir le réchauffa un instant. Tornade Blanche fit un pas de côté et les autres se tournèrent vers le chat cendré, qui les fixa un à un sans ciller.
« Ça nous change, de t’entendre défendre ton ami, Plume Grise. Hier soir, tu voulais le tailler en pièces ! » railla Longue Plume.
Plume Grise considéra le chat crème avec défi, puis fit volte-face lorsque Éclair Noir l’attaqua à son tour.
« C’est vrai ! Comment sais-tu que le sang de Cœur de Feu est digne du Clan du Tonnerre ? C’est parce que tu l’as goûté, hier soir, quand tu as essayé de lui dévorer la patte ? »
Étoile Bleue s’avança, ses yeux bleus voilés par l’inquiétude.
« Cœur de Feu, tu ne pensais sans doute pas trahir la tribu en rendant visite à ta sœur, mais pourquoi avoir accepté d’amener son petit ici ? Tu n’avais pas le droit de prendre cette décision seul. Elle affecte tout le Clan. »
Le jeune guerrier regarda Plume Grise, en quête de soutien. Mais le matou cendré détourna la tête, bientôt imité par les autres membres de la tribu.
Cœur de Feu céda à la panique. Avait-il compromis sa place au sein du Clan en leur amenant le fils de Princesse ?
« Qu’en penses-tu, Griffe de Tigre ? demanda Étoile Bleue.
— Moi ? rétorqua le lieutenant, avec tant d’arrogance et de satisfaction que le félin roux sentit son cœur se serrer. Qu’il faut s’en débarrasser sur-le-champ.
— Et toi, Bouton-d’Or ?
— Ce petit a l’air trop jeune pour survivre jusqu’à la saison des feuilles nouvelles, déclara la reine rousse.
— Il attrapera le mal vert avant l’aube ! ajouta Poil de Souris.
— Ou bien il mangera notre gibier jusqu’aux prochaines neiges avant de mourir de froid ! » jeta Vif-Argent.
Étoile Bleue baissa la tête.
« Il suffit. Laissez-moi réfléchir. »
Elle disparut dans son antre. Tous s’éclipsèrent en murmurant d’un air sombre.
Cœur de Feu souleva le chaton trempé et le porta jusque dans la tanière des guerriers. L’animal frissonnait et miaulait. Il faisait peine à voir. Son oncle se roula en boule autour de lui et ferma les yeux. La gorge nouée, il revit les expressions hostiles de ses congénères. Désormais, il connaissait vraiment le sens du mot solitude : le Clan entier l’avait renié.
Plume Grise vint s’installer sur sa couche. Cœur de Feu l’observa, nerveux. Son ami avait été le seul à prendre sa défense, et il voulait le remercier. Embarrassé par les pleurs du petit, il finit par marmonner :
« Merci de m’avoir soutenu. »
Son camarade haussa les épaules.
« Ce n’est rien, il fallait bien que quelqu’un se dévoue. »
Puis il se détourna et commença à se lécher la queue.
Le chaton miaulait de plus en plus fort. Certains guerriers vinrent s’abriter de la pluie. Sans rien dire, Fleur de Saule jeta un bref coup d’œil à Cœur de Feu et son neveu.
« Tu ne peux pas le faire taire ? » se plaignit Éclair Noir, qui pétrissait la mousse de son nid.
Impuissant, Cœur de Feu donna quelques coups de langue au petit sans doute affamé. Le bruissement du fourré lui fit lever la tête. Pelage de Givre se glissa vers lui et considéra le chaton. Soudain, elle renifla sa fourrure.
« Il serait mieux dans la pouponnière, murmura-t-elle. Plume Blanche a trop de lait. Je pourrais lui demander de s’en occuper. »
Cœur de Feu se tourna vers elle, surpris. Elle lui expliqua, les yeux pleins de chaleur :
« Je n’ai pas oublié que tu as sauvé mes petits du Clan de l’Ombre. »
Cœur de Feu souleva l’animal et suivit la reine à l’extérieur. La pluie tombait plus dru. Ils se hâtèrent vers la pouponnière. Une fois à l’abri du fourré de ronces, Cœur de Feu battit des cils pour s’habituer à l’obscurité.
Dans ce cocon bien au sec, Plume Blanche était pelotonnée autour de ses deux rejetons survivants. Elle jeta un regard méfiant au guerrier, puis à l’animal minuscule qui pendait de sa gueule.
« L’un de ses petits est mort la nuit dernière », chuchota Pelage de Givre à l’oreille du chasseur.
Il se souvint des nouveau-nés étendus près de Croc Jaune et se demanda, la gorge serrée, lequel avait succombé à la maladie. Il déposa le fils de Princesse sur le sol et se tourna vers la mère endeuillée.
« Je suis désolé », souffla-t-il.
Elle le regarda sans le voir, les prunelles emplies de chagrin.
« Plume Blanche, dit Pelage de Givre, ta douleur est immense. Mais ce chaton meurt de faim, et tu as du lait. Accepterais-tu de le nourrir ? »
La reine secoua la tête, ferma les paupières comme pour nier leur présence. Pelage de Givre pressa avec douceur le museau contre son cou.
« Je sais qu’il ne remplacera pas ton fils. Mais il a besoin de ta chaleur et de tes soins. »
Cœur de Feu attendit, anxieux. Son neveu hurlait de plus belle. Il sentait le lait de Plume Blanche et commença à ramper vers son flanc soyeux. Il se glissa entre les deux autres chatons. Sans résister, la mère l’observa s’accrocher à l’une de ses mamelles et se mettre à téter. Soulagé et reconnaissant, Cœur de Feu vit l’expression de la reine se radoucir quand le petit chat domestique se mit à ronronner, en pétrissant le ventre gonflé de ses pattes minuscules.
Pelage de Givre hocha la tête.
« Merci, Plume Blanche. Puis-je dire à Étoile Bleue que tu t’occuperas de lui ?
— Oui », murmura la chatte sans quitter le petit des yeux.
Elle le poussa plus près de son ventre. Cœur de Feu lui effleura l’épaule.
« Merci. Je te promets de te rapporter un peu de gibier en plus chaque jour.
— Je vais aller prévenir Étoile Bleue », souffla Pelage de Givre.
Cœur de Feu la considéra, ému par sa bonté.
« Merci, dit-il.
— Aucun chaton ne mérite de mourir de faim, qu’il soit de la ville ou de la forêt. »
Sur ces mots, Pelage de Givre sortit du buisson.
« Va, à présent, ajouta Plume Blanche. Je prendrai soin de lui. »
Cœur de Feu s’inclina et se coula dehors sous l’averse. Il songea à retourner se coucher, mais il savait qu’il ne pourrait pas se reposer avant de connaître la décision de leur chef.
Tandis qu’il marchait, agité, autour de la clairière, sa fourrure détrempée de plus en plus hirsute, Pelage de Givre émergea de l’antre d’Étoile Bleue et retourna en hâte à la pouponnière.
Fleur de Saule se préparait à prendre la tête de la patrouille du soir, lorsque la chatte grise surgit enfin de son gîte. Le jeune guerrier s’arrêta net, le cœur battant si fort qu’il lui semblait que ses pattes allaient se dérober sous lui. Leur chef sauta sur le Promontoire et lança son appel :
« Que tous ceux qui sont en âge de chasser rejoignent le Promontoire pour une assemblée du Clan. »
La troupe prête à partir revint sur ses pas et s’approcha, Fleur de Saule la première. Les autres félins quittèrent leurs couches douillettes en ronchonnant contre la pluie. Griffe de Tigre bondit sur le rocher à côté d’Étoile Bleue, l’air sombre.
Ils vont me forcer à le ramener, songea Cœur de Feu. Sa respiration se précipita. Des pensées encore plus inquiétantes l’assaillirent. Et si Étoile Bleue demandait à Griffe de Tigre de l’abandonner dans la forêt ? Il n’y survivrait pas. Oh ! Clan des Étoiles, que vais-je dire à Princesse ?
Quand tous furent arrivés, la reine prit la parole.
« Chats du Clan du Tonnerre ! Personne ne peut nier que nous avons besoin de chasseurs. Hier, le mal vert nous a déjà arraché un petit, et de nombreuses lunes nous séparent encore de la saison des feuilles nouvelles. Nuage Cendré a été gravement blessée, et ne deviendra jamais une guerrière. Comme Plume Grise l’a fait remarquer… »
Nuage de Poussière chuchota :
« Plume Grise ressemble de plus en plus à un chat domestique, ces temps-ci ! »
Cœur de Feu tourna aussitôt la tête, mais déjà le miaulement menaçant de l’un des anciens avait fait taire le novice.
« Comme l’a fait remarquer Plume Grise, répéta Étoile Bleue, dans les veines de ce chaton coule le sang de Cœur de Feu. Il fera sans doute un valeureux combattant. »
Certains lorgnèrent le félin roux, qui avait à peine entendu le compliment. L’espoir gonflait sa poitrine et lui faisait tourner la tête. Étoile Bleue s’interrompit un instant pour contempler l’assemblée.
« J’ai décidé d’accueillir ce petit au sein de la tribu », déclara-t-elle.
Personne ne broncha. Le jeune guerrier aurait voulu hurler ses remerciements à leurs ancêtres, mais il tint sa langue. Il respira sa première vraie bouffée d’air pur depuis midi. Un membre de sa famille allait faire partie du Clan !
« Plume Blanche a proposé de s’occuper de lui : Cœur de Feu devra désormais la ravitailler en gibier », poursuivit-elle. Elle posa sur son ancien apprenti un regard indéchiffrable. « Enfin, le chaton doit avoir un nom. Ce sera Petit Nuage.
— Y aura-t-il une cérémonie de baptême ? » demanda Fleur de Saule.
Cœur de Feu regarda le Promontoire, plein d’impatience. La progéniture de sa sœur aurait-elle droit à ce privilège, comme lui lors de son entrée au sein du Clan ?
« Non », répondit Étoile Bleue avec froideur.