« J
E VAIS LES RETROUVER », promit Cœur de Feu à Plume Blanche.
Il chercha aussitôt Plume Grise du regard. Le vent se levait et la neige tombait de plus en plus dense. Il n’avait pas envie de partir seul. Il se précipita vers la tanière des guerriers ; malheureusement, son ami n’y était pas.
Tempête de Sable, elle, se réveillait à peine.
« Qu’y a-t-il ? lui demanda-t-elle quand il passa la tête à l’intérieur, anxieux.
— Les chatons de Plume Blanche ont disparu. »
Elle se redressa, aussitôt réveillée.
« Petit Nuage aussi ?
— Oui ! Je voulais demander son aide à Plume Grise, mais il n’est pas là. »
Cette nouvelle disparition faisait enrager Cœur de Feu. Dire que le chat cendré venait de lui reprocher son manque de confiance !
« Je t’accompagne !
— Merci, souffla-t-il, reconnaissant. Viens ! Il faut prévenir Étoile Bleue avant de partir.
— Pelage de Poussière peut s’en charger. Il neige beaucoup ?
— Oui, et ça ne va pas aller en s’améliorant. Nous avons intérêt à nous dépêcher. » Il regarda la silhouette endormie du nouveau guerrier. « Réveille-le. Je vais dire à Plume Blanche qu’on s’en va. On se retrouve à l’entrée. »
Il repartit en courant vers la pouponnière. La mère affolée reniflait dans tous les coins afin de déceler une trace.
« Aucune piste ?
— Non, pas la moindre, répondit-elle d’une voix tremblante. Pelage de Givre est allée annoncer la nouvelle à Étoile Bleue !
— Bon, ne t’inquiète pas. Je pars à leur recherche avec Tempête de Sable. On va les retrouver. »
Elle acquiesça et reprit ses recherches.
Arrivés au tunnel d’ajoncs au même moment, Cœur de Feu et Tempête de Sable se hâtèrent de sortir du camp. Les yeux étrécis, le dos courbé, ils luttaient contre le blizzard.
« Ça ne va pas être facile de repérer une odeur avec cette neige fraîche, fit-il remarquer. Commençons par vérifier qu’ils sont bien montés là-haut.
— D’accord.
— Occupe-toi de ce côté, je me charge de l’autre, ajouta-t-il. Rendez-vous ici. Fais vite. »
Elle détala, et lui bondit par-dessus une énorme racine en direction du sentier que le Clan empruntait le plus souvent. Tapissées d’une couche de neige encore plus épaisse que le matin, les parois du ravin étaient glissantes là où une croûte de glace s’était formée. Cœur de Feu fit halte et leva la tête, la gueule entrouverte. Il ne perçut aucune trace des petits. Il chercha en vain des empreintes de pattes, sans doute déjà recouvertes.
Il longea le fond du vallon, mais ne décela aucun indice du passage d’un félin, encore moins d’un petit égaré. Le vent soufflait si fort que, bientôt, le bout de ses oreilles devint insensible. Aucun chaton ne pourrait survivre par ce temps, et le soleil n’allait pas tarder à se coucher. Il fallait les trouver avant le crépuscule.
Il retourna à toute allure à l’entrée. Tempête de Sable l’y attendait, sa fourrure mouchetée de flocons. Elle s’ébroua à son approche.
« Tu as aperçu quelque chose ? s’enquit-il.
— Non, rien.
— Ils n’ont pas pu aller bien loin. Viens, essayons par là. »
Il se dirigea vers la combe d’entraînement. Derrière lui, la chatte luttait pour avancer. Elle s’enfonçait jusqu’au ventre dans la neige. La petite cuvette était déserte.
« Tu crois qu’Étoile Bleue se rend compte du temps qu’il fait ? lui demanda Tempête de Sable, contrainte de hausser la voix pour se faire entendre.
— Oh oui !
— On devrait retourner chercher de l’aide. »
Il la vit frissonner. Les chatons n’étaient pas les seuls à risquer de mourir gelés. Peut-être avait-elle raison.
« D’accord. Il nous faut du renfort. »
Ils rebroussaient chemin quand Cœur de Feu crut percevoir un cri ténu porté par le vent.
« Tu as entendu ? » hurla-t-il.
Tempête de Sable s’arrêta et se mit à humer l’air avec frénésie. Soudain elle leva la tête.
« Par là ! » annonça-t-elle, le museau pointé vers un arbre abattu.
Cœur de Feu bondit dans cette direction, Tempête de Sable à sa suite. Les couinements s’amplifièrent ; il finit par repérer plusieurs voix. Une fois grimpé sur le tronc, il regarda de l’autre côté et aperçut deux chatons blottis dans la neige. D’abord soulagé, il constata que son neveu n’était pas avec eux.
« Où est Petit Nuage ? s’exclama-t-il.
— Il est parti chasser », expliqua la femelle.
Le froid et la peur faisaient trembler sa voix, pourtant son ton avait une pointe de défi. Cœur de Feu leva la tête.
« Petit Nuage ! brailla-t-il, incapable de voir très loin à travers le blizzard.
— Regarde ! » s’écria Tempête de Sable, qui avait sauté sur l’arbre.
Il fit volte-face. Une minuscule silhouette trempée s’avançait vers eux dans la neige. Petit Nuage ! Pour lui, chaque pas représentait un grand bond : la neige était aussi haute que lui. Mais il ne se décourageait pas. Entre ses dents, il portait un petit campagnol couvert de flocons.
Le soulagement et la fureur submergèrent Cœur de Feu. Il laissa son amie avec les deux autres et courut attraper le chaton par la peau du cou. Le galopin grogna, mécontent, et refusa de lâcher sa prise.
Son oncle vit Tempête de Sable pousser le mâle et la femelle dans sa direction. Ils titubaient, enfoncés dans la neige jusqu’aux oreilles, mais elle ne leur laissait pas de répit.
Petit Nuage gigotait : le chasseur le reposa. Le jeune animal leva les yeux vers lui, son campagnol dans la gueule, fier comme un paon. Comment ne pas se sentir impressionné ? Malgré la neige et le vent, il avait attrapé sa première proie !
« Attends-moi ici », lui jeta le guerrier, qui fila aider Tempête de Sable.
Il attrapa la chatte minuscule dont les miaulements faisaient peine à entendre et poussa son frère en avant.
Le groupe rentra à grand-peine au camp. Plume Blanche attendait devant l’entrée. Étoile Bleue lui tenait compagnie, les paupières plissées pour se protéger du blizzard. Sitôt qu’elles les aperçurent, elles se dépêchèrent d’aller les aider. Étoile Bleue souleva Petit Nuage et Plume Blanche s’empara du petit mâle. Elles se précipitèrent ensuite à l’abri du camp, Cœur de Feu et Tempête de Sable derrière elles.
Une fois dans la clairière, ils déposèrent leurs fardeaux glacés sur le sol. Cœur de Feu s’ébroua et regarda son neveu qui, têtu, refusait toujours de se séparer de sa proie. La reine grise, sévère, fixa les trois coupables.
« Qu’est-ce qui vous est passé par la tête ? Vous savez pourtant que le code du guerrier interdit aux petits de chasser ! »
Les deux chatons de Plume Blanche se recroquevillèrent, terrorisés, mais Petit Nuage leva sur elle ses yeux ronds. Il posa son campagnol par terre et déclara :
« Le Clan a besoin de gibier, alors on a décidé de partir quand même. »
Pareille audace fit tressaillir Cœur de Feu.
« Qui a eu cette idée ? voulut savoir la chatte.
— Moi ! » claironna le gredin, la tête haute.
Elle considéra le jeune insensé.
« Vous auriez pu mourir de froid ! »
Surpris par le ton coléreux de leur chef, Petit Nuage se tapit contre le sol.
« On l’a fait pour la tribu ! » se défendit-il.
Son oncle retint son souffle, inquiet de la réaction d’Étoile Bleue. Le chaton avait enfreint le code du guerrier. Allait-elle le renvoyer chez les Bipèdes ?
« Tes intentions étaient louables. Malgré tout, vous avez commis une grave bêtise. »
Cœur de Feu, qui sentait l’espoir renaître, se ratatina quand son neveu rétorqua :
« J’ai quand même attrapé une proie !
— Je vois ça, répondit-elle, peu aimable, regardant les trois fautifs. Je vais laisser votre mère choisir votre punition. Mais je ne veux pas vous voir recommencer. C’est bien clair ? »
Cœur de Feu se détendit un peu, car son neveu hocha la tête avec les autres.
« Petit Nuage, tu peux ajouter ta prise à la pile de gibier, conclut Étoile Bleue. Ensuite, filez à la pouponnière vous sécher et vous réchauffer. »
Cœur de Feu, surpris, crut déceler une note maternelle dans sa voix.
Deux des filous prirent le chemin de leur gîte, suivis de leur mère, tandis que le troisième ramassait le campagnol et trottait jusqu’à la réserve. Son port de tête plein de fierté souciait fort son oncle, et pourtant il lui sembla percevoir une certaine admiration dans les yeux de la chatte.
« Bravo à vous deux ! lança-t-elle aux sauveteurs. Je vais envoyer Longue Plume prévenir les autres équipes de recherche. Rentrez dans vos tanières et réchauffez-vous !
— Oui, Étoile Bleue », répondit le félin roux.
Il allait partir quand la reine le rappela.
« Cœur de Feu, je voudrais te dire un mot. »
Son ton paraissait grave. Peut-être y avait-il encore matière à inquiétude.
« Petit Nuage a montré aujourd’hui de grandes qualités de chasseur, commença-t-elle. Hélas, tout le talent du monde ne vaut rien s’il ne peut pas apprendre à respecter le code du guerrier. Aujourd’hui, c’est pour sa propre protection mais, à l’avenir, c’est la sécurité du Clan qui en dépendra. »
Il fixa le sol. Même si elle avait raison, il lui semblait qu’elle attendait trop du chaton. Son neveu était encore très jeune, et n’avait rejoint le camp que récemment. Amer, le félin roux pensa à Plume Grise, né au sein de la tribu, qui bafouait pourtant sans scrupule le code du guerrier. Il releva la tête.
« Très bien. Je ferai en sorte qu’il le comprenne.
— Parfait. »
Satisfaite, elle rentra dans son repaire.
Cœur de Feu regagna son antre. Il n’avait plus froid, à présent – après le discours de son chef, il se sentait brûlant. Aussitôt entré, il s’installa sur sa couche et attaqua sa toilette. Il y resta tout l’après-midi, à broyer du noir à cause de Plume Grise et de Petit Nuage. Il savait qu’Étoile Bleue avait vu juste. Le chaton serait-il vraiment capable de s’adapter à la vie du Clan ? La fierté et le défi qu’il avait lus dans ses yeux le tourmentaient.
Quand arriva le soir, la faim le tira de sa tanière. Il choisit une grive sur le tas de gibier et s’installa près du bouquet d’orties pour la déguster. À la nuit tombée, la neige s’était arrêtée. Lorsque ses yeux s’accoutumèrent à l’obscurité, Cœur de Feu eut une vue dégagée sur l’entrée du camp.
Il repéra Plume Grise aussitôt qu’il apparut, et le regarda s’approcher de la réserve de gibier. Le chat cendré portait plusieurs proies. Peut-être rentrait-il de la chasse, finalement.
Il déposa ses prises sur le tas, se réservant une grosse souris qu’il emporta à l’écart, près des fortifications du camp. L’espoir du félin roux s’envola : le regard distrait de son ami montrait que ses soupçons étaient justifiés. Plume Grise rentrait d’un rendez-vous avec Rivière d’Argent.
Cœur de Feu se releva et fila jusqu’à son antre. Il sombra sans peine dans un profond sommeil. Il fit un nouveau rêve.
La forêt enneigée s’étendait devant lui, nimbée d’une lueur argentée au clair de lune. Il se tenait sur un grand rocher en surplomb. À côté de lui se dressait Petit Nuage, adulte désormais, dont le vent ébouriffait l’épaisse fourrure blanche. Sous leurs pattes, le givre scintillait sur la pierre.
« Regarde ! » chuchota-t-il à son neveu.
Un rat des bois détalait près des racines gelées d’un arbre. Petit Nuage l’aperçut et sauta sans bruit sur le sol de la forêt. Cœur de Feu vit le félin à la robe immaculée ramper vers sa cible. Soudain, une odeur lui chatouilla les narines, si chaude et familière qu’il se mit à trembler. Il sentit un souffle tiède contre son oreille et se tourna d’un coup. Petite Feuille était debout près de lui.
Sa fourrure tachetée scintillait à la lumière de la lune. Elle lui effleura le museau du bout de son nez rose.
« Cœur de Feu ! murmura-t-elle. Le Clan des Étoiles m’envoie te prévenir. » Le regard brûlant, elle parlait d’une voix grave. « Une bataille se prépare. Prends garde au guerrier indigne de confiance. »
Le couinement d’un rat le fit sursauter et regarder autour de lui. Petit Nuage avait dû attraper sa proie. Quand il se retourna, Petite Feuille avait disparu.
Cœur de Feu se réveilla en sursaut et fixa la couche voisine : roulé en boule, le nez glissé sous sa queue épaisse, Plume Grise dormait profondément. Les paroles énigmatiques lui revinrent.
« Prends garde au guerrier indigne de confiance ! »
Il frissonna. Le froid mordant de la forêt semblait lui coller à la peau jusque dans sa tanière, et il sentait encore le parfum de Petite Feuille. Son camarade s’agita et se mit à marmonner. Cœur de Feu tressaillit. Incapable de se rendormir, il resta allongé, observant son ami jusqu’à ce que la lumière de l’aube s’insinue à travers les parois du repaire.