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LEUR DE SAULE SE RÉVEILLA À L’AUBE. Cœur de Feu la regarda se lever, s’étirer et se glisser dehors. Il jeta un dernier regard à Plume Grise endormi et la suivit.
« Il a cessé de neiger », dit-il, impatient de briser le silence spectral qui enveloppait le camp.
Sa voix résonna à travers la clairière ; la chatte acquiesça.
Les feuilles du buisson s’agitèrent. Griffe de Tigre et Vif-Argent sortirent à leur tour. Ils s’installèrent près de Fleur de Saule afin de faire leur toilette. Prêts pour la patrouille de l’aube, pensa Cœur de Feu. Tenté par une course dans les bois, il songea à leur proposer de les accompagner. Mieux valait cependant rester et tenir Plume Grise à l’œil. Les paroles de Petite Feuille le remplissaient d’appréhension. Et si le chasseur « indigne de confiance » n’était autre que son vieil ami ? Même s’il affirmait que sa relation avec Rivière d’Argent ne changeait rien à sa loyauté envers la tribu, elle avait forcément des conséquences. La voir constituait déjà une entorse au code du guerrier !
Soudain, Griffe de Tigre leva la tête comme s’il avait senti quelque chose. Cœur de Feu se figea. Ses oreilles remuèrent : il entendait au loin une course précipitée dans la neige. La brise leur apporta l’odeur du Clan du Vent. Les guerriers se raidirent : un félin empruntait à toute allure le tunnel d’ajoncs.
Griffe de Tigre fit le gros dos et cracha lorsque Moustache fit son entrée dans la clairière.
Le chasseur s’arrêta devant eux, affolé.
« Le Clan de la Rivière et le Clan de l’Ombre ! haleta-t-il. Ils nous attaquent ! Ils sont plus nombreux que nous – nous allons tous périr. Étoile Filante refuse d’être encore chassé du camp. Aidez-nous ou nous serons anéantis ! »
Étoile Bleue surgit de son antre. Les regards se tournèrent vers elle.
« J’ai tout entendu », jeta-t-elle.
Sans même monter sur le Promontoire, elle lança le cri qui réunissait les siens. L’odeur de la peur de Moustache emplissait la clairière.
« Il n’y a pas de temps à perdre, déclara Étoile Bleue. C’est ce que nous craignions : le Clan de la Rivière et le Clan de l’Ombre ont uni leurs forces contre le Clan du Vent. Nous devons l’aider. »
Elle s’interrompit, fixa tour à tour ses congénères effarés. Debout à côté d’elle, Moustache l’écoutait en silence, les yeux emplis d’espoir.
Cœur de Feu était épouvanté. Après la découverte de la ruse employée par les chats errants, il avait cru Étoile Noire innocent. Pourtant, le vétéran bafouait à présent le code du guerrier en s’alliant avec un Clan afin de s’en prendre à un autre.
« Mais la saison des neiges a épuisé nos forces ! protesta Pomme de Pin. Nous avons déjà pris des risques pour le Clan du Vent. Qu’il se débrouille sans nous, cette fois ! »
Quelques murmures d’approbation s’élevèrent parmi les anciens et les reines. Ce fut Griffe de Tigre qui s’avança à la hauteur d’Étoile Bleue pour répondre.
« Ta prudence est louable, Pomme de Pin. Malgré tout, si le Clan de l’Ombre et le Clan de la Rivière ont conjugué leurs forces, le moment viendra où ils se retourneront contre nous. Mieux vaut se battre maintenant avec un allié que seuls plus tard ! »
Étoile Bleue considéra le doyen, qui ferma les yeux et leva la queue en signe d’accord. Croc Jaune s’avança.
« Je pense que tu devrais rester au camp, Étoile Bleue. Même si la fièvre est tombée, tu es encore faible. »
Les deux chattes échangèrent un regard dont Cœur de Feu comprit d’un seul coup le sens. La reine grise en était à sa neuvième et dernière vie. Pour le bien de la tribu, elle ne pouvait pas se permettre de la risquer au combat. Elle hocha la tête.
« Griffe de Tigre, je veux que tu constitues deux équipes, l’une pour mener l’attaque, la seconde pour servir de renfort. Il faut nous rendre là-bas aussi vite que possible !
— Compris ! Tornade Blanche, tu prendras la tête du deuxième groupe, je me charge du premier. Éclair Noir, Poil de Souris, Longue Plume, Pelage de Poussière et Cœur de Feu, vous venez avec moi. »
Frissonnant d’émotion, le jeune chasseur releva la tête quand le vétéran appela son nom. Il allait participer à la première vague d’assaut !
« Toi ! jeta le lieutenant au nouveau venu. Comment t’appelles-tu ? »
Le félin sembla surpris par ce ton cassant. Cœur de Feu répondit à sa place :
« Moustache ! »
Griffe de Tigre acquiesça, sans même regarder le chat roux.
« Moustache, tu m’accompagnes. Les autres guerriers du Clan partent avec Tornade Blanche. Toi aussi, Nuage de Fougère. Vous êtes prêts ? »
Ils levèrent la tête pour pousser leur cri de guerre. Le grand guerrier s’élança dans le tunnel d’ajoncs et ils le suivirent.
Ils grimpèrent le versant du ravin, s’enfoncèrent parmi les arbres. Ils se dirigeaient vers les Quatre Chênes et les hauts plateaux. Le jeune combattant regarda par-dessus son épaule en louvoyant entre les troncs. L’air sombre, le regard vide, Plume Grise fermait la marche. Rivière d’Argent serait-elle sur le champ de bataille ? Même si Cœur de Feu éprouvait du chagrin pour son ami, il était décidé à se battre. Après avoir ramené le Clan du Vent au bercail, comment ne pas se sentir responsable de lui ? Il ne permettrait pas qu’une autre tribu le force à retourner dans ces affreuses galeries souterraines.
La fourrure soudain hérissée, il sentit l’odeur de Petite Feuille revenir lui chatouiller les narines. « Prends garde au guerrier indigne de confiance ! » Le combat allait être rude pour bien des raisons différentes. Plume Grise serait contraint de choisir son camp…
Si la neige avait cessé, il était cependant difficile de progresser parmi les congères. Une couche de glace s’était formée à la surface, mais les chasseurs pesaient assez lourd pour la briser et s’enfoncer dans la poudreuse.
« Griffe de Tigre ! » hurla Fleur de Saule à l’arrière de la colonne.
Le lieutenant s’arrêta.
« On nous suit ! » reprit-elle.
Le sang de Cœur de Feu ne fit qu’un tour. Étaient-ils tombés dans un piège ? Sans bruit, la troupe rebroussa chemin, l’oreille aux aguets. Quand une branche chargée de neige craqua au-dessus de leurs têtes, Nuage de Fougère sursauta.
« Attendez ! » souffla le vétéran.
Ils se couchèrent sur le sol glacé. Le félin roux entendait des pas se rapprocher. Ils semblaient très légers, comme si de minuscules pattes piétinaient la glace sans la briser. Consterné, il comprit qui les pistait avant même que Petit Nuage et les deux chatons de Plume Blanche ne surgissent de derrière un tronc.
Griffe de Tigre se dressa sur ses pattes de derrière et les trois galopins hurlèrent de frayeur. Quand il les reconnut, le guerrier retomba sur ses quatre pattes.
« Que faites-vous ici ? cracha-t-il.
— On veut participer à la bataille ! » rétorqua Petit Nuage.
Son oncle fit la grimace.
« Cœur de Feu ! » rugit Griffe de Tigre.
Le jeune mentor se hâta de s’approcher, et son aîné grommela, impatient :
« C’est toi qui as amené cet animal au sein du Clan. Débrouille-toi. »
Cœur de Feu fixa les yeux étincelants de Griffe de Tigre. Il savait que le chasseur tentait de le forcer à choisir : il pouvait soit rester avec la troupe et se battre pour sa tribu, soit s’occuper de son neveu chat domestique. La patrouille attendit sa réponse en silence.
Il ne pouvait pas renoncer à combattre, mais comment sacrifier le fils de sa sœur ? Quelqu’un devait raccompagner les trois petits : de quel combattant la troupe pouvait-elle se passer ?
« Nuage de Fougère ! lança-t-il à l’apprenti. Ramène-les au camp, s’il te plaît. »
Il s’attendait à une objection de la part de Plume Grise, son mentor. Par bonheur, le chat cendré choisit de ne pas intervenir. Cœur de Feu se sentit coupable quand le novice s’approcha, la queue basse.
« Il y aura bien d’autres batailles à livrer, lui assura-t-il.
— Tu m’avais promis qu’un jour on se battrait côte à côte, Cœur de Feu ! » s’écria Petit Nuage.
Griffe de Tigre jeta au guerrier un regard moqueur. Plusieurs félins se mirent à rire.
« Un jour, mais pas aujourd’hui ! » répondit le félin roux qui, malgré son poil hérissé, fit de son mieux pour cacher son embarras.
Il soupira de soulagement quand le chenapan, l’oreille basse, finit par rejoindre les autres et suivre Nuage de Fougère vers le camp.
« Ton choix me surprend, Cœur de Feu, ricana le lieutenant. Je ne pensais pas que tu serais si pressé de livrer cette bataille-là. »
Le jeune combattant fixa le vétéran ; son sang ne fit qu’un tour.
« Si tu étais aussi pressé de te battre que moi, rétorqua-t-il, tu donnerais le signal du départ au lieu de bavarder alors que nos alliés luttent pour sauver leur vie ! »
Griffe de Tigre posa sur lui un regard hargneux, rejeta la tête en arrière et hurla vers le ciel avant de repartir à toute allure. La troupe traversa la clairière des Quatre Chênes et remonta la pente abrupte qui menait au plateau. Les guerriers bondirent de pierre en pierre ; un tapis de neige étouffait le bruit de leur course.
Au sommet, Cœur de Feu se retrouva cinglé par un vent furieux qui lui gelait les oreilles. La lande semblait plus stérile que jamais avec ses maigres ajoncs recouverts d’une couche de neige. Le lieutenant dut crier pour se faire entendre :
« Cœur de Feu ! Tu connais le chemin du camp du Vent ! Prends la tête ! »
Le vétéran ralentit l’allure afin de le laisser passer devant. Le chat roux se demanda si Griffe de Tigre se méfiait de Moustache au point de refuser d’en faire leur guide. Dérouté, il lança un regard désespéré à Plume Grise, mais son ami rentrait la tête dans les épaules, son épaisse fourrure ébouriffée par les bourrasques. Le matou cendré ne lui serait pas d’un grand secours. Comment s’orienter ? Cœur de Feu leva les yeux vers le ciel et réclama l’aide du Clan des Étoiles.
Il fut surpris de s’apercevoir qu’il reconnaissait les lieux malgré la neige. Là, le vieux terrier de blaireau et, plus loin, le rocher où Plume Grise était monté observer les alentours. Il suivit les mêmes sentiers que la fois précédente et finit par atteindre la cuvette où se nichait le camp du Vent.
Il s’arrêta au bord du creux.
« C’est en bas ! » clama-t-il.
L’espace d’un instant, le vent se calma. Du grand trou, on entendit alors monter des bruits de bataille – les cris et les vociférations d’une multitude de chats luttant au corps à corps.