Chapitre 3
É
TOILE BLEUE PRIT LA TÊTE et les ramena à vive allure. Le bruit de leur retour réveilla leurs compagnons restés au camp. Quand le groupe se faufila à travers le tunnel d’ajoncs, des silhouettes endormies émergèrent de leurs tanières.
« Quelles nouvelles ? lança Demi-Queue.
— Le Clan de l’Ombre était là ? s’inquiéta Fleur de Saule.
— Oui », répondit leur chef avec gravité.
Elle fendit la foule et sauta sur le Promontoire. Elle n’eut pas besoin de pousser son appel au rassemblement : tous étaient déjà présents. Griffe de Tigre grimpa à côté d’elle.
« Une grande tension régnait entre les tribus, ce soir, annonça-t-elle. Et je crains désormais une coalition entre Étoile Balafrée et Lune Noire. »
Plume Grise se glissa à côté de Cœur de Feu.
« De quoi parle-t-elle ? s’étonna-t-il. Je croyais que le Clan de l’Ombre était d’accord avec nous.
— Lune Noire ? fit la voie chevrotante d’Un-Œil, au dernier rang.
— C’est leur nouveau chef, expliqua Étoile Bleue.
— Mais son nom… Il n’a pas encore été accepté par le Clan des Étoiles ? insista l’ancienne.
— Il compte se rendre à la Pierre de Lune demain soir, répondit Griffe de Tigre.
— Aucun chef ne peut représenter sa tribu à une Assemblée sans l’approbation de nos ancêtres, marmonna Un-Œil, assez fort pour que tous puissent l’entendre.
— Il a le soutien de son Clan, répliqua Étoile Bleue. Nous ne pouvons pas ignorer ses paroles. »
La vieille chatte renifla d’un air renfrogné et sa cadette s’adressa à l’assistance.
« À la réunion de ce soir, j’ai suggéré de retrouver le Clan du Vent et de lui rendre son territoire. Malheureusement, Étoile Balafrée et Lune Noire ne souhaitent pas le voir revenir.
— Ils ne vont pas s’allier, quand même ? jeta Plume Grise. Ils ont failli se déchirer pour cette histoire de droits de chasse. »
Cœur de Feu se tourna vers son ami.
« Tu n’as pas vu les regards qu’ils ont échangés à la fin de l’Assemblée ? Ils meurent d’envie de s’emparer des hauts plateaux.
— Mais pourquoi ? » s’interrogea Nuage de Sable, assise à côté de Tornade Blanche.
C’est son mentor qui lui répondit.
« Je soupçonne le Clan de l’Ombre d’être moins affaibli – et Lune Noire plus ambitieux – que nous ne le pensions.
— Pourquoi le Clan de la Rivière convoiterait-il les terres du Clan du Vent ? Leur précieux poisson leur a toujours largement suffi ! s’exclama Fleur de Saule. Pourquoi aller si loin chercher quelques lapins maigrichons ?
— À l’Assemblée, les anciens de leur tribu m’ont appris que des Bipèdes leur prenaient maintenant une partie de leur territoire, expliqua d’une voix chevrotante Plume Cendrée, une chatte autrefois très belle.
— C’est vrai, renchérit Pelage de Givre. Ils disaient que les poissons étaient dérangés par des hommes installés près du torrent. Ils doivent se contenter de les regarder, cachés dans les buissons, l’estomac vide ! »
Étoile Bleue paraissait pensive.
« Pour l’instant, veillons à ne rien faire qui puisse rapprocher le Clan de l’Ombre et le Clan de la Rivière. Allez vous reposer, à présent. Vif-Argent et Nuage de Poussière, vous prendrez la première patrouille, à l’aube. »
Un vent froid secouait les feuilles sèches. Les félins, discutant avec animation, regagnèrent leurs antres respectifs.


Pour la deuxième nuit de suite, Cœur de Feu fit un rêve étrange. Il était debout dans le noir. Le grondement et la puanteur d’un Chemin du Tonnerre semblaient tout proches. Les yeux scintillants des créatures qui passaient en rugissant l’aveuglaient, le vent de leur course le faisait reculer. Soudain, malgré le vacarme, il entendit le cri pitoyable d’un jeune chat. La plainte désespérée s’élevait au-dessus du fracas de la route.
Il se réveilla en sursaut. Un instant, il crut que le gémissement l’avait tiré du sommeil. Mais seuls retentissaient les ronflements des chasseurs couchés autour de lui. Du milieu de la tanière montait un grognement. On aurait dit Griffe de Tigre. Incapable de se rendormir, Cœur de Feu se glissa en silence hors du repaire.
Dehors, l’obscurité régnait, et les étoiles, dans le ciel sombre, indiquaient que l’aube était encore loin. Dans sa tête résonnait encore le geignement du chaton : il se dirigea vers la pouponnière, l’oreille aux aguets. Il percevait des bruits de pattes de l’autre côté des fortifications. Il huma l’air. Ce n’étaient qu’Éclair Noir et Longue Plume, en sentinelles.
Le calme du camp endormi l’apaisa. Tout le monde doit faire des cauchemars à cause du Chemin du Tonnerre, se dit-il. Il regagna son gîte, décrivit quelques cercles au-dessus de sa couche et se pelotonna. Plume Grise ronronna un instant dans son sommeil quand son camarade s’installa près de lui et ferma les yeux.


C’est le museau de Plume Grise fourré contre son flanc qui le réveilla.
« Laisse-moi tranquille, grogna-t-il.
— Debout !
— Pourquoi ? On n’est pas de corvée de patrouille ! protesta Cœur de Feu.
— Étoile Bleue veut nous voir dans sa tanière séance tenante. »
La cervelle embrumée, Cœur de Feu se leva et suivit son ami dehors. Le soleil commençait à colorer le ciel de rose et la gelée nacrait les arbres autour du camp.
Les deux guerriers traversèrent la clairière en quelques bonds et miaulèrent à voix basse pour s’annoncer à leur chef. De l’autre côté de la draperie de lichen, Griffe de Tigre leur répondit d’entrer.
L’estomac de Cœur de Feu se noua : Étoile Bleue avait-elle rapporté au lieutenant ses accusations de la veille ? Plume Grise pénétra à l’intérieur. Son compagnon le suivit, mal à l’aise.
La chatte trônait sur sa couche, la tête dressée, les yeux brillants. Le vétéran était campé au milieu de la caverne, sur le sol de grès. Le jeune chasseur s’efforça de déchiffrer son expression. En vain : le matou semblait aussi impassible que de coutume.
« Cœur de Feu, Plume Grise, j’ai une importante mission à vous confier, lança Étoile Bleue.
— Une mission ? répéta le chat roux.
— Je veux que vous retrouviez le Clan du Vent pour le ramener sur son territoire.
— Gardez la tête froide : n’oubliez pas que le danger est grand, maugréa Griffe de Tigre. Comme nous ignorons où est parti le Clan, vous allez devoir suivre ses traces… sans doute jusqu’en territoire hostile.
— Mais vous avez déjà traversé ses terres, en vous rendant avec moi à la Grotte de la Vie, fit remarquer Étoile Bleue. Vous connaissez donc son odeur, comme les champs et les bois habités par les Bipèdes, au-delà du plateau.
— Ne serons-nous que deux ?
— Nous avons besoin des autres guerriers au camp, rétorqua Griffe de Tigre. La saison des neiges arrive : il nous faut amasser autant de gibier que possible. Les proies vont disparaître pendant de nombreuses lunes.
— Griffe de Tigre vous aidera à vous préparer pour le voyage », ajouta la reine.
L’inquiétude rongeait Cœur de Feu : la confiance d’Étoile Bleue en son lieutenant semblait intacte. Pourquoi était-il le seul membre de la tribu à se méfier du vétéran ?
« Partez le plus tôt possible, conclut-elle. Bonne chance.
— Nous trouverons le Clan », lui promit Plume Grise.
Cœur de Feu se força à se concentrer sur le périple qui les attendait et s’inclina. Griffe de Tigre les suivit dehors.
« Vous vous rappelez comment vous rendre au territoire du Vent ?
— Oh oui ! On y était il y a à peine…
— À peine quelques lunes », le coupa le chat roux en hâte.
Il décocha à Plume Grise un regard sévère : il avait failli révéler leur aller-retour là-bas quelques jours plus tôt avec Nuage de Jais.
Griffe de Tigre hésita. Cœur de Feu retint son souffle. L’erreur était-elle passée inaperçue ?
« Vous vous souvenez de l’odeur de la tribu ? » finit par s’enquérir le vétéran.
Ils acquiescèrent. Cœur de Feu remercia en silence le Clan des Étoiles. Puis, il s’imagina en vadrouille au milieu des ajoncs, à la recherche du Clan disparu.
« Il vous faudra des herbes pour vous donner de la force et apaiser votre faim. Réclamez-les à Croc Jaune avant votre départ. Et n’oubliez pas que Lune Noire prépare un voyage à la Pierre de Lune ce soir. Arrangez-vous pour ne pas croiser son chemin.
— Compris !
— Il ne décèlera pas notre présence, ajouta Plume Grise.
— J’espère bien, rétorqua Griffe de Tigre. Allez, filez ! »
Il s’éloigna sur ces mots.
« Il aurait pu au moins nous souhaiter bonne chance !
— Il pense sans doute qu’on n’en a pas besoin ! » plaisanta Cœur de Feu en se dirigeant vers la tanière de Croc Jaune.
Cela dit, songea-t-il, le lieutenant semblait les traiter avec le même respect qu’il manifestait aux autres chasseurs. Se peut-il qu’il soit innocent des accusations de Nuage de Jais ? Le froid restait mordant malgré le soleil levant, mais les deux amis ne frissonnaient pas : à mesure que les jours raccourcissaient, leur fourrure, elle, s’épaississait.
L’antre de la guérisseuse se trouvait à l’extrémité d’un tunnel de fougères. Un gros rocher fendu se dressait dans la clairière ombragée. Petite Feuille y avait vécu, autrefois. Au souvenir de la jolie chatte écaille, le cœur du jeune guerrier se serra. Depuis qu’elle avait été tuée par le Clan de l’Ombre, elle lui manquait terriblement.
« Croc Jaune ! s’écria Plume Grise. Nous sommes venus te demander des herbes, nous partons en mission ! »
Un miaulement rauque s’éleva de la pénombre et la vieille chatte s’extirpa de la fissure.
« Quelle mission ? s’enquit-elle.
— Retrouver le Clan du Vent pour le ramener sur son territoire, lui expliqua Cœur de Feu, très fier.
— Votre première tâche de chasseurs ! s’exclama-t-elle. Félicitations ! Je vais vous apporter ce qu’il vous faut. » Elle revint quelques instants plus tard, une botte de feuilles séchées dans la gueule. « Régalez-vous ! » dit-elle en les posant sur le sol.
Obéissants, ils mâchèrent les pousses au goût amer.
« Beurk ! s’étrangla Plume Grise. Aussi affreux que la dernière fois. »
Cœur de Feu acquiesça et fit une horrible grimace. Petite Feuille leur avait fait absorber des herbes semblables lors de leur périple jusqu’à la Grotte de la Vie avec Étoile Bleue.
La dernière bouchée avalée, Plume Grise donna un petit coup de museau à Cœur de Feu.
« Allez, espèce de limace ! En route ! Au revoir ! lança-t-il à Croc Jaune avant de quitter la clairière à fond de train.
— Attends-moi ! s’écria Cœur de Feu.
— Au revoir ! Bonne chance, mes petits ! » leur cria la guérisseuse.
Le chat roux entendait bruire dans la brise les fougères du tunnel. Il aurait juré qu’elles murmuraient :
« Bon voyage ! À bientôt ! »