« Chaque jour nous apporte quelque chose. Mais, faute de l’accueillir à bras ouverts, vous risquez de le laisser passer. »
MURIEL STERLING,
Savoir qui l’on est : Un parcours de femme
Samantha devait s’occuper d’une foule de choses avant la réunion du comité d’organisation. Elle n’avait pas le temps de remettre en mains propres à Todd Black les chocolats qu’elle lui avait promis. Aussi, en gentille sœur qu’elle était, Cecily se proposa-t-elle de se charger de cette tâche.
Le regard suspicieux, Samantha l’interrogea :
— C’est bien l’unique raison, hein ? Je veux dire… je reconnais qu’il est sacrément beau gosse, mais je parierais volontiers que cet homme-là traîne dans son sillage un chapelet de cœurs brisés long comme d’ici à Tahiti.
Prenant sous son bras la boîte rose fermée d’un ruban doré, Cecily lui répliqua :
— Ne t’inquiète pas, môman ! Je suis vaccinée.
— Je doute que le vaccin contre ce gars-là ait été inventé.
— Je vais juste déposer la boîte en vitesse et je file, assura Cecily.
— Entendu. Si tu n’es pas de retour dans vingt minutes, je lance les recherches.
Cecily secoua la tête, un sourire aux lèvres. Samantha pouvait parfois se montrer exagérément protectrice. Mais il n’y avait pas de quoi : Cecily avait surmonté deux relations minables. Pas question d’échouer une troisième fois. Elle se chargeait de cette course uniquement pour rendre service. C’était bien pour cette raison qu’elle était là, d’ailleurs : pour apporter son aide.
En outre, il serait vraisemblablement absent. On était dans la matinée, les bars ne fermaient jamais avant l’aube, et il était probablement chez lui, dans son lit.
Dans son lit… Todd Black au lit. Que portait-il donc, au lit ?
En quoi cela l’intéressait-il ? Elle allait donc livrer ces douceurs et repartir aussitôt.
Une fois arrivée au bar, elle trouva éteinte l’enseigne lumineuse de Bud Light ; le parking défoncé était désert, à l’exception d’une seule voiture : une Jeep maculée de boue. Un homme des cavernes retiré dans son antre du Men Cave. Il n’était évidemment pas difficile de deviner qui était le propriétaire.
Elle n’apercevait cependant aucune lumière allumée à l’intérieur. Peut-être Todd Black était-il trop soûl pour conduire jusque chez lui après son travail. Peut-être gisait-il inconscient, quelque part au sol.
Cecily sortit de sa voiture et traversa le parking. Au fur et à mesure qu’elle se rapprochait, la vitrine lui dévoilait le royaume de Todd Black. Les chaises étaient posées à l’envers sur les tables, dans l’attente d’un coup de balai. Dans la pénombre, elle distingua, accrochée au mur, une cible pour fléchettes, et, relégué au fond, dans un coin, un flipper. L’indispensable écran géant trônait au-dessus du comptoir, sur lequel on avait retourné des tabourets de bar qui semblaient provenir d’un décor de vieux film. Les endroits de ce genre paraissaient si miteux et si abandonnés, en pleine journée…
Elle avait entendu dire que celui-ci était très effervescent, la nuit, drainant une foule tapageuse, surtout composée d’hommes. Cela n’avait rien d’étonnant. Quelle femme sensée y entrerait-elle alors que du vin ou des martinis-myrtille l’attendaient chez Zelda’s ? Peut-être une femme amatrice de flipper, songea-t-elle en esquissant un sourire, avant d’ajouter immédiatement : Mais pas toi.
Elle frappa à la porte d’un poing timide. Personne ne vint.
Elle se fit la réflexion que c’était tout aussi bien. Elle ne voulait pas voir Todd Black.
Elle frappa de nouveau, cette fois-ci légèrement plus fort. Elle était là, après tout, et elle répugnait à abandonner les gourmandises à l’extérieur, au risque qu’elles soient abîmées par une météo capricieuse ou dévorées par un chien errant. D’autant que le chocolat était toxique pour les chiens. Elle devait à la gent canine de s’assurer que ces gourmandises reviendraient bel et bien à Todd. Elle frappa encore une fois et, en récompense, elle aperçut une ombre qui traversait la pièce en direction de la porte. L’instant d’après, celle-ci s’ouvrait sur un Todd Black habillé d’un jean et d’un chandail noir, mal rasé, négligé et… si attirant !
Il s’appuya d’une main sur le chambranle de la porte et s’offrit le plaisir de l’examiner de pied en cap d’un œil paresseux.
— Eh bien, si ce n’est pas de la Californienne dans toute sa splendeur !
Lorsque, passé un certain âge, un type sexy était célibataire, il y avait généralement une raison. Elle savait désormais pourquoi celui-ci était seul. Il était doté d’un véritable talent pour agacer une femme.
Elle préféra ne pas riposter sur le même terrain. Au lieu de cela, elle se contenta de sourire et lui remit la boîte de gourmandises chocolatées.
— J’apporte un cadeau de la part de ma sœur pour vous remercier d’avoir changé son pneu.
Il afficha un large sourire.
— Rose, pile ma couleur favorite.
— C’est bien ce que je pensais.
Il ouvrit grand la porte. Au loin, le vieux flipper lui faisait signe.
— Vous voulez entrer pour m’aider à les manger ?
Viens dans mon salon, suggéra l’araignée à la mouche.
— Je suis sûre que vous ferez ça très bien tout seul.
— Oui, mais ce ne sera pas aussi distrayant. Quoi qu’il en soit, je m’accorderais bien une petite pause. Et vous ?
Pour sa part, elle était ici, justement, pour faire une pause. Loin des hommes.
— Je dois vraiment partir, répondit-elle en reculant d’un pas.
— Je parie que les filles de votre genre ne fréquentent pas ce genre d’endroit.
— Et quel genre de fille est-ce que je suis ?
— Coincée ?
Tout ça parce qu’elle avait décliné l’invitation d’entrer dans son pitoyable domaine. Quelle arrogance !
Tournant les talons pour rejoindre sa voiture, elle répliqua :
— Non, juste occupée.
— Heureusement pour vous, parce que je suis un virtuose du flipper.
Et c’était un jeu auquel les femmes coincées ne jouaient pas. Un point c’est tout.
Il la héla tandis qu’elle s’éloignait :
— Vous pouvez passer quand vous voulez pour me montrer ce que vous valez…
Elle accéléra le pas. Plus tôt elle serait dans sa voiture et loin d’ici, mieux elle se porterait. Todd Black excellait manifestement à obtenir des femmes qu’elles lui montrent de quoi elles étaient capables.
* * *
Olivia annonça aux autres membres du comité, réunis autour d’un petit déjeuner au Breakfast Haus, le restaurant de Dot :
— Nous affichons quasiment complet pour le week-end du festival.
Annemarie intervint à son tour en adressant un sourire à Samantha :
— Le taux d’occupation de mes chambres dépasse les cinquante pour cent, maintenant. C’était une idée géniale.
— Et le concours pour élire Monsieur Idéal est particulièrement bienvenu, ajouta Olivia. Je vais y inscrire mes deux fils.
Sans même la regarder, Samantha pouvait percevoir le rictus teinté d’ironie et de supériorité qui se dessinait sur le visage de Cecily. Un coup de coude dans les côtes s’avérait absolument inutile.
Samantha avertit l’assemblée :
— Nous n’avons pas encore obtenu les autorisations.
— Peut-être devriez-vous vous renseigner sur les raisons de ce retard, suggéra Olivia.
Comme si elle ne déployait pas déjà tous les efforts possibles. En ce qui concernait la délivrance de ces autorisations, Samantha se faisait l’impression d’un saumon qui s’évertue à frayer dans des sables mouvants. Personne à la mairie ne semblait savoir quoi que ce soit, et on s’obstinait à l’orienter vers Pissy, ce qui confinait au ridicule, puisque, chaque fois qu’elle téléphonait, celle-ci s’arrangeait toujours pour être absente de son bureau ou en communication, ou tout simplement indisponible.
Lorsque Samantha finit par intercepter sa rivale, Pissy monta sur ses grands chevaux et lui demanda :
— T’imaginerais-tu que nous sommes incompétents ?
Samantha se souvenait des conseils de Cecily.
— Non, bien sûr que non, répondit-elle.
Mais elle songea au même moment : Juste agressifs.
Pourtant, même Pissy ne saurait être mesquine au point de saboter ce projet pour le seul plaisir de lui en remontrer. Du moins Samantha l’espérait-elle. Sauf si Pissy n’en voyait pas l’intérêt pour la ville.
Samantha insista, précisément pour s’assurer que Pissy comprenait pleinement la situation :
— En outre, tu sais très bien que cette initiative profitera à de très nombreuses entreprises.
— Surtout à la tienne.
Pissy marqua une pause, avant d’assener :
— Maintenant, si c’est tout ce dont tu as besoin, je dois y aller. J’ai un rendez-vous important.
— Avec ton psy ?
Samantha n’avait pas pu se retenir de décocher ce trait acerbe.
Mais Pissy s’était déjà volatilisée et, pour toute réponse, Samantha dut se contenter de la tonalité du téléphone.
Manifestement, ils auraient tout à gagner si, en plus de Samantha, quelqu’un d’autre allait titiller l’équipe de la mairie.
— Peut-être faudrait-il que quelqu’un d’un peu plus influent s’emploie à débloquer les choses, suggéra-t-elle. Ed, auriez-vous l’amabilité de téléphoner à Del ?
— Je suis certain qu’il est au courant, mais je vais lui en parler. Il serait bon de savoir où en est notre dossier.
Comme il se passait la main sur le front, Olivia, qui avait tout l’air d’une épouse inquiète, s’enquit :
— Est-ce que tout va bien ?
Samantha la soupçonnait d’être désireuse d’endosser ce rôle, mais Ed n’avait d’yeux que pour Pat Wilder, la sculpturale veuve propriétaire de la librairie Mountain Escape.
Ed expliqua :
— Rien qu’une légère migraine. Rien de grave. Mais je crois que je vais rentrer à la maison me reposer. Je me sens plutôt fatigué.
Pleine de sollicitude, Olivia insista :
— J’espère que vous n’allez pas tomber malade.
Samantha se faisait en son for intérieur la même réflexion. Et si c’est le cas, pas avant d’avoir contacté Del.
Quelle égoïste ! songea-t-elle aussitôt. Après s’être fustigée mentalement, elle s’adressa à Ed :
— Remettez-vous vite.
Paroles auxquelles elle se hâta d’ajouter :
— Et faites-moi savoir ce que dit Del.
C’était une subtile allusion au fait qu’il devait appeler le maire avant de s’écrouler.
Tout compte fait, elle n’était peut-être pas la fille la plus charitable d’Icicle Falls, mais elle avait le sort d’une entreprise et d’une ville entre ses mains.
Outre le départ d’Ed, le fait que les pancakes avaient été mangés jusqu’au dernier sonna la fin de la réunion du comité. Néanmoins, Samantha décida qu’il lui fallait impérativement s’entretenir en privé avec sa sœur
— Fais le chemin avec moi jusqu’au bureau, lui dit-elle tandis qu’elles quittaient le restaurant.
— S’agit-il d’une invitation ou d’un ordre ?
— Pardon ?
Cecily se renfrogna avant de s’exécuter pour lui faire plaisir.
Samantha se dit que, de toute façon, c’était une journée agréable pour marcher : le soleil resplendissait dans un ciel d’azur, la beauté âpre des montagnes était à couper le souffle et l’air des hauteurs vivifiant. Quel écrin magnifique pour une ville ! Ce festival ne manquerait pas d’attirer de nouveaux visiteurs et, une fois qu’ils auraient découvert le charme d’Icicle Falls, ils y reviendraient en famille ou avec des amis.
Cecily interrompit le cours de ses réflexions.
— Est-ce qu’il y a un problème ?
Cette remarque eut pour effet de la ramener à la réalité du moment.
Ces jours-ci, on aurait dit qu’il y avait toujours un problème. Pour autant, Samantha se garda d’en faire état.
— J’aimerais que tu reportes de quelques jours la publication de cet article sur le concours, dans le Sun du matin.
— Impossible d’attendre la dernière minute, avec ce genre de chose.
— Je sais.
— Tu te fais du souci au sujet des autorisations, n’est-ce pas ?
— Nous prenons du retard, reconnut Samantha. Ça me rend nerveuse.
— Si tu attends de recevoir les autorisations, tu n’auras pas le temps de monter tous les événements que tu as prévus.
Sa sœur avait raison, évidemment. Elles étaient engagées dans une course contre la montre, ce qui impliquait qu’elles ne pouvaient pas suivre les procédures normales. Samantha aimait maîtriser les situations ; or, en l’occurrence, les choses partaient dans tous les sens et lui échappaient. Voilà qu’elle se frottait le front, à présent. La migraine d’Ed la gagnait à son tour.
— J’ai bien conscience que je fais une fixation, admit-elle après quelques secondes de réflexion. Cela étant, sans artistes ni artisans et sans stands de dégustation, le festival ne donnera pas l’impression d’un événement digne de ce nom. Les gens se sentiront floués.
Cecily haussa les épaules.
— Il nous faudra faire de notre mieux.
Elle avait encore raison. S’inquiéter ne servait strictement à rien. A ce rythme, elle se couvrirait de cheveux gris d’ici la Saint-Valentin. Samantha se força à garder le cap.
— J’ai entendu dire qu’on ferait éventuellement l’ouverture du concours Monsieur Idéal chez Zelda’s ?
Elle pouvait à peine se figurer la tournure douteuse que l’événement allait prendre.
— Est-ce que c’est vraiment nécessaire ? demanda-t-elle.
— Oui. Ce sera une soirée très conviviale et les participants vont adorer. De plus, ça constitue également un moyen de rappeler aux gens qu’ils doivent acheter des tickets pour la manifestation, sans parler du chocolat.
— J’imagine, concéda Samantha à contrecœur. Du reste, quels pigeons as-tu dénichés comme membres du jury ?
— Toi, pour commencer.
— Moi ?
C’était ce qu’elle désirait le plus au monde en ce moment : se retrouver jurée dans un concours de beauté masculine !
— Est-ce que je ne décèlerais pas une note de sarcasme dans ta voix, miss Icicle Falls ?
Samantha fit mine de menacer sa sœur du doigt.
— A l’époque, c’était pour gagner une bourse universitaire. Et au moins, nous avions eu un concours de talents.
— Eh bien, ce concours-ci est doté de prix intéressants. Et nous aurons une liste de questions à poser dans le cadre d’entretiens.
— Comme, par exemple : « Aspirez-vous à la paix dans le monde ? » demanda Samantha, moqueuse.
Mais Cecily lui répondit avec un sourire.
— Rien d’aussi ennuyeux.
— Je reste perplexe, marmonna Samantha.
Pourtant, cela ne faisait aucune différence. Ses sœurs s’étaient transformées en pasionarias de l’événementiel, balayant ses objections et ses inquiétudes sur leur passage. En fait, elle n’en avait eu aucune au sujet des manifestations plus chic. C’était seulement ce concours de Monsieur Idéal qui ne l’enthousiasmait pas.
— Ce sera formidable, je t’assure, lui dit Cecily. Les hommes devront nous indiquer leur friandise Sweet Dreams préférée ; du coup, ils en achèteront évidemment des tonnes pour les tester, et ça, c’est bon pour les ventes. Quoi qu’il en soit, tout le monde est embarqué et le train est déjà sur les rails.
— Eh bien, qu’il avance sans moi, lâcha alors Samantha.
— J’ai peur que ça ne nous soit impossible. Sweet Dreams parraine la manifestation, et c’est toi qui en es le visage. Au demeurant, la journaliste Nia Walters souhaite t’interroger pour l’article dans le journal. Le concours va donc non seulement te valoir des ventes, mais également de la publicité gratuite.
Difficile de contester l’intérêt de la publicité gratuite. Tout de même, Samantha aurait préféré sauter nue dans les eaux glaciales de la rivière Wenatchee que d’être jurée dans ce concours ridicule.
— Qui d’autre participera au jury ? demanda-t-elle d’un ton peu convaincu.
— Maman et moi.
— On dirait que tu as à ta disposition pléthore de visages. Tu n’as pas besoin du mien. Et que va faire Bailey ?
— Maîtresse de cérémonie, puisqu’elle adore les projecteurs. Et, oui, nous avons vraiment besoin de toi.
— Ça s’arrête là ? Je veux dire, est-ce qu’il ne nous faudrait pas une personne supplémentaire ?
— Je pensais éventuellement à Cass. Elle serait impartiale.
— Est-ce que tu l’as sollicitée ?
Samantha ne parvenait pas à s’imaginer Cass souscrivant à une telle absurdité.
Cecily avoua, tout en évitant soigneusement de croiser le regard de Samantha :
— J’espérais que tu t’en chargerais.
— Quelle petite poule mouillée tu fais !
Amusée, sa sœur laissa échapper quelques gloussements :
— Cot, cot, cot…
Puis elle reprit, plus sérieusement :
— Envisage la situation sous cet angle-là : je viens t’offrir l’opportunité d’interférer dans ce que nous préparons.
Elles étaient arrivées devant les locaux de Sweet Dreams, à présent. Et, avant que Samantha ne puisse forger une quelconque réplique, sa sœur s’était glissée à l’intérieur de la boutique afin de voir si des hommes y étaient passés retirer un formulaire d’inscription.
— Nous avons déjà six inscrits, leur annonça Heidi.
Cecily ne put s’empêcher de fanfaronner :
— Je savais que ça aurait du succès !
Se refusant à tout commentaire, Samantha conclut simplement, avant de se réfugier dans son bureau :
— Je dois me mettre au travail.
— N’oublie pas de parler à Cass ! lui lança sa sœur.
— Pourquoi moi ? répliqua Samantha en maugréant.
La réponse était simple. Elle était l’aînée. C’était donc à elle qu’incombait le sale boulot.
Plus tard, elle trouva Cass et sa fille Danielle affairées à disposer, sur un support à bijoux, des colliers et bracelets composés de cœurs faits de biscuit au chocolat nappé d’un glaçage de couleur rose.
Cass s’empressa d’expliquer :
— Nous les avons confectionnés pour le festival. Qu’en penses-tu ?
— Je les trouve exquis ! s’exclama Samantha. Qui les a créés ?
La question ne s’imposait pas vraiment : Danielle était resplendissante, et Cass avait tout de la maman remplie de fierté.
— L’idée est de Dani, répondit Cass en se rengorgeant. Qu’est-ce qu’elle est douée !
— Tu es une artiste ! déclara Samantha à la jeune femme.
— Goûtes-en un, lui dit Danielle, visiblement aux anges.
Ils étaient presque trop jolis pour être mangés. Samantha en croqua un et ses papilles gustatives la propulsèrent tout droit au paradis.
— Ces biscuits vont faire un malheur à la vente, prédit-elle.
— Surtout auprès des adolescentes, ajouta Danielle. S’ils plaisent, peut-être que maman les commercialisera sur le site.
— C’est possible, acquiesça Cass.
— Est-ce que Luke pourrait me montrer comment les emballer en toute sécurité ? demanda Danielle à Samantha.
Ravie d’apporter son soutien à une entrepreneuse en herbe, Samantha promit :
— Je te l’enverrai plus tard dans la journée.
Deux collégiennes sortant de cours firent irruption dans le magasin en quête d’une collation, et Danielle alla les servir.
— Tu as une fille tellement extraordinaire…, confia Samantha à Cass.
— Oui, en effet, reconnut Cass en tournant vers Dani un regard débordant de satisfaction.
Avant d’avouer, dans un froncement de sourcils :
— Si seulement sa sœur pouvait cesser de me rendre folle…
Amber, la fille cadette de Cass, avait quatorze ans et traversait une période difficile.
— Mais tout se passe bien avec Willie, fit remarquer Samantha, cherchant à aider Cass à positiver.
Entre la lutte, le football et les scouts, son fils avait quantité d’activités qui l’empêchaient de mal tourner.
Cass grommela :
— Deux sur trois, c’est un bon score. C’est bien ce que tu es en train de dire ?
C’était bien ça, en effet. Piètre argument.
— Elle finira par revenir à de meilleures dispositions. Cecily a eu une période où elle empoisonnait la vie de nos parents, et elle en est sortie.
— J’espère qu’il en ira de même pour Amber. C’est ça ou je la tue. Et si je la confiais à l’adoption ? Tu ne voudrais pas d’une ado de quatorze ans ?
Samantha eut envie de filer la plaisanterie :
— Dans vingt ans.
— Je l’aime profondément, mais quelquefois…, dit Cass en secouant la tête avec lassitude. Si seulement elle ne ressemblait pas autant à son père ! Elle peut se montrer si revêche, et si entêtée, aussi…
Autant que Samantha pouvait en juger, cette description collait à la plupart des jeunes filles de quatorze ans.
Cass continuait de s’épancher :
— Et, bien sûr, je tiens le mauvais rôle en ce moment, à être sur son dos au sujet de ses résultats scolaires, à ruiner sa vie sociale, alors que, lui, il s’est forgé une image à mi-chemin entre le Père Noël et saint Christophe.
Elle ajouta, écœurée :
— Ah, les hommes…
Pour l’heure, Cass n’était visiblement pas d’humeur magnanime à l’égard du sexe opposé. Peut-être n’était-ce pas le moment de lui demander si elle accepterait de contribuer à l’élection du premier Monsieur Idéal d’Icicle Falls.
Mais Cass était toujours mécontente de son ex, si bien qu’il n’y aurait probablement jamais de bon moment.
— En parlant des hommes, justement… Nous avons besoin d’un juge impartial pour le concours de Monsieur Idéal. Cecily espérait que nous pourrions te recruter.
— Tant qu’aucun d’entre eux ne me rappelle Mason, être impartiale est à ma portée, répondit Cass avec un sourire aux lèvres.
— Nous ferons le nécessaire. Tu sais, je dois admettre que je ne m’attendais pas à ce que tu sois partante…
— Ah bon ? Pour quelle raison ?
— Eh bien, tout d’abord, cette histoire est un peu grotesque…
— Mais c’est aussi plaisant, et je vais m’amuser à regarder ces hommes effectuer les contorsions inventées par Cecily. En plus, je présume que j’y gagnerai du chocolat, non ?
— Absolument.
— Appelle-moi « Votre Honneur », dans ce cas.
Tout s’était passé beaucoup plus facilement que prévu, pensa Samantha en partant. En réalité, hormis la frustration d’ignorer où s’étaient égarées ces fichues autorisations dans les dédales administratifs de la mairie, les projets relatifs au festival progressaient harmonieusement. Ce qui aurait nécessité plusieurs mois se mettait en place en un temps record, grâce à une ville entière mobilisée autour d’une foule de bénévoles regorgeant de motivation. Et des choses pareilles n’arrivaient que dans les livres ou les films.
Une question s’imposait : à quand la prochaine tuile ?
* * *
De son côté, Cecily, déclencha l’effervescence autour du festival, à l’épicerie, quand elle y fit un saut pour apposer une affiche du concours de Monsieur Idéal sur le panneau d’information dédié à la communauté.
Lauren Belgado, qui avait profité de sa pause-café pour s’y rendre furtivement, s’exclama :
— Ce que c’est drôle ! Et regardez le lot que gagne le vainqueur ! Pour le coup, je vais présenter Joe comme candidat.
Son petit ami, Joe Coyote, avait un visage agréable et était bien bâti. Mais son boitillement — vestige d’un accident sur un chantier — et la cicatrice qui marquait son visage faisaient douter Cecily qu’il fût en mesure de rivaliser avec certains des plus beaux hommes de la ville. N’empêche, si un homme pouvait remporter la victoire sur le seul critère du cœur, Joe serait promu lauréat.
Une autre femme venait d’arriver.
— Waouh ! J’ai lu quelque chose là-dessus dans le journal… Je vais prendre un formulaire d’inscription. Si mon petit ami gagne, à nous cette visite des vignobles.
Très intéressée, Lauren se renseigna :
— Qu’est-ce que tous ces gars vont devoir faire ? Est-ce qu’il y a quelque chose du style concours de talents ? Joe est un peu timide.
— Non, pas de concours de talents.
L’autre femme insista pour en apprendre davantage :
— Alors, qu’auront-ils à faire, concrètement ?
— Nous leur poserons une série de questions auxquelles il leur faudra répondre, comme, par exemple, leur gourmandise Sweet Dreams favorite.
Lauren commenta joyeusement :
— Autrement dit, des tests en perspective.
Cette remarque fit regretter à Cecily que sa sœur n’entende pas cette conversation.
— Quoi d’autre ?
— Rien qui soit très compliqué, assura Cecily. Probablement défiler torse nu sur une scène.
Les femmes gloussèrent à cette information.
C’est alors qu’une voix de basse, qui fusa de derrière Cecily, proféra :
— C’est nul.
Elle se retourna et put constater que Todd Black s’était extirpé de sa grotte pour acheter de la nourriture. Si tant est qu’on puisse qualifier de nourriture un amoncellement de sodas et de bretzels dans un chariot d’épicerie. La première pensée qui lui traversa l’esprit fut : Et voilà notre premier Monsieur Idéal.
Elle s’empressa de la balayer. Elle ignorait le niveau d’instruction de Todd Black, mais, quels que soient les établissements qu’il avait fréquentés, il avait certainement dû se spécialiser en goujaterie.
— Pas plus nul que le concours de miss Amérique, répliqua-t-elle.
Suite à cette repartie, il concéda, d’un ton qui en disait long sur son avis quant à ce concours :
— C’est vrai.
Décidée à révéler qu’il n’était qu’un homme superficiel, à l’instar de ses congénères, elle rétorqua :
— Ou encore que le Victoria’s Secret Special.
Il se montra effectivement à la hauteur de ses attentes, en faisant remarquer, avec un large sourire :
— Ça, ça vaut la peine de regarder.
A présent, deux femmes tendaient l’oreille et Cecily estima nécessaire de le remettre à sa place. Avec diplomatie, bien entendu.
— Pas de notre point de vue, répliqua-t-elle. Et voilà pourquoi nous allons organiser un concours de Monsieur Idéal. Vu que ce sont les femmes qui raffolent du chocolat.
Il saisit la balle au bond.
— Les hommes aiment le chocolat, eux aussi. Vous vous rappelez ?
— Mais justement pas les festivals consacrés au chocolat.
— Vous n’avez qu’à organiser un concours miss Baiser chocolaté, et je viendrai.
Avant de sortir en poussant son chariot, il ajouta avec un clin d’œil :
— Je voterai même pour vous.
L’une des femmes murmura dans un souffle :
— Mon Dieu, il est superbe…
Une autre lui fit écho :
— Meilleur que le chocolat.
Même si ses perfides hormones chuchotaient en sourdine qu’elle liquiderait volontiers l’intégralité des stocks de Sweet Dreams pour une nuit avec lui, Cecily se hâta de les détromper.
— Rien n’est meilleur que le chocolat, déclara-t-elle.
Heureusement, son cerveau avait repris les commandes, à présent. Ses hormones avaient démontré à quel point elles n’étaient pas fiables.
Elle était cependant disposée à parier qu’il embrassait divinement.
Son cerveau lui envoya alors ce message : Beaucoup d’expérience. Laisse-le à sa place, dans sa grotte.
Ce qui était sans doute une idée judicieuse.
* * *
Muriel avait eu l’intention de s’habiller, réellement. Mais la journée lui avait en quelque sorte échappé. A présent, alors que la sonnette retentissait, elle se trouvait dans le salon, en pyjama.
Elle ne répondrait pas. Les rideaux étaient tirés. Elle n’avait qu’à s’y dissimuler en attendant que l’importun rebrousse chemin.
Mais elle entendit des voix, ainsi que la clé dans la serrure de la porte d’entrée, et dut trouver une autre cachette. Elle dévala le couloir jusque dans sa chambre, dont elle ferma la porte.
Quelques instants plus tard, la voix de Cecily lui parvenait du couloir.
— Bien sûr qu’elle est là. Et je suis certaine qu’elle sera heureuse de vous voir.
C’était faux, et ce quelle que soit l’identité du visiteur. Elle se faufila dans la salle de bains et en ferma également la porte, érigeant ainsi une barrière supplémentaire entre elle et le monde.
Elle entendit frapper à la porte de sa chambre, puis un « Maman ? », suivi de coups hésitants contre la porte de la salle de bains.
— Maman, Pat est ici.
Muriel finit par répondre :
— Dis-lui que je lui téléphonerai plus tard. Je ne me sens pas bien.
— Entendu.
Cecily paraissait déçue, comme si Muriel avait échoué à une épreuve. Ce n’était nullement surprenant. Ces derniers temps, elle semblait échouer à toutes sortes d’épreuves.
Pat était une amie chère. Il serait incorrect de ne pas la recevoir. Muriel ouvrit donc la porte avec réticence :
— Non, attends…
Cecily lui jeta un regard étonné.
— Je croyais que tu ne te sentais pas bien.
Muriel doutait de se sentir bien de nouveau. Elle doutait de jamais ressentir quoi que ce soit. Mais elle était encore là, et elle devait occuper sa place au milieu des autres. C’était ainsi que la vie fonctionnait, ou du moins, ainsi qu’elle était censée fonctionner.
Tant pour rassurer sa fille que pour se rassurer elle-même, elle lui répondit :
— Ça va aller.
Elle se rendit ensuite dans le salon pour saluer son amie.
Veuve elle aussi, Pat Wilder était une femme grande et attirante qui, à l’instar de Muriel, conservait à ses cheveux leur couleur de jeunesse moyennant la fréquentation régulière du salon Sleeping Lady. En revanche, à la différence de Muriel, ses racines n’étaient pas encore visibles. Pat avait un style vestimentaire élégant, et, aujourd’hui, elle portait jean, bottes, veste en cuir noir sur un pull en cachemire blanc crème et, pour finir, force bijoux en argent. Une écharpe en maille couleur vert chasseur — certainement un cadeau d’Olivia, qui était amatrice de tricot — venait compléter sa tenue. La note de son parfum floral préféré caressa les narines de Muriel au moment où Pat tendit les bras pour l’étreindre.
A l’idée de l’odeur qui émanait d’elle-même, Muriel fut profondément consternée. Une bouffée de gêne l’envahit soudain.
Pat parla la première :
— Je ne vais pas te demander comment tu vas, parce que je le sais. Cela m’attriste tellement que tu doives, de nouveau, en passer par là…
Muriel sentait bien les larmes s’accumuler, mais, rassemblant son courage, elle bredouilla quelques remerciements.
Manifestement perplexe, ne sachant si elle devait partir ou rester, Cecily demeura un moment dans l’angle de la pièce.
Après réflexion, elle proposa à Pat :
— Est-ce que vous voulez un thé ?
Reconnaissante, Pat accepta, avant de s’installer sur le canapé :
— Avec plaisir.
Elle tapota le coussin posé à côté d’elle et Muriel s’assit à son tour, pleinement consciente du contraste de leurs apparences.
— Il te faudra encore du temps avant de pouvoir retrouver le fil de ta vie, lui dit Pat d’un ton réconfortant.
Muriel ne put s’empêcher de souhaiter que ses filles le comprennent.
— Et tu baignes dans un vent de folie, avec les préparatifs de ce festival.
Folie à laquelle elles auraient pu échapper si, en femme d’affaires plus avisée, elle n’avait pas mené l’entreprise au bord du gouffre.
— Mais j’ai bon espoir de te convaincre de dîner à l’extérieur.
Muriel fixa son amie du regard. De toutes les personnes au monde, Pat aurait dû comprendre le peu de désir qu’elle avait de sortir, ces derniers temps. Et après le fiasco de l’autre soir avec Del, c’était encore pire.
— Oh… Franchement, je ne crois pas.
Pat l’interrompit :
— Il ne s’agit pas exactement d’un dîner en société.
A présent, Cecily avait refait son apparition, une tasse de thé fumante dans chaque main, espionnant de manière éhontée leur conversation.
Ne voyant aucune échappatoire, Muriel affirma sur un ton catégorique :
— Je n’ai aucune envie de faire de la vente multicouches.
— Tu veux dire multiniveaux, et ce n’est pas ça ! répondit Pat en s’esclaffant. Olivia et moi avons créé un petit groupe il y a environ un an et demi, quand elle a perdu George.
— Oh, je vois ! Un club de lecture…
C’était évident. Pat possédait une librairie. Mais Muriel n’avait pas le temps de participer à un club de lecture. Les filles avaient besoin d’aide ; et, elle, elle était occupée… à rester là, assise des heures durant en pyjama, à feuilleter les albums photos.
— Non, pas du tout, répliqua Pat. Rien à voir. C’est un groupe de soutien.
Muriel ne voulait pas de soutien. Mais à peine eut-elle entrouvert la bouche pour émettre un refus que Pat réagit, en précisant sans ménagement :
— Un club de veuves. Dot en fait également partie.
Dot, cette fumeuse invétérée, avec son franc-parler, était bien la dernière personne avec qui Muriel souhaitait tisser des relations amicales.
— Merci, mais ça ne m’intéresse pas.
— Je désire juste que tu testes notre groupe. Joins-toi à nous pour dîner demain.
— Pat, je ne suis pas prête, répliqua Muriel avec fermeté.
Cette dernière poursuivit, d’un ton calme qui adoucissait la teneur de ses paroles :
— Tu n’étais pas prête non plus à ce que Waldo nous quitte. Nous ne sommes pas prêts une bonne partie de la vie. De toute manière, ça finit par arriver. Allez, quelle est ta réponse ? Je t’invite.
Cecily insista à son tour :
— Pourquoi n’y vas-tu pas, maman ?
Muriel se retint à grand-peine de répondre : Pourquoi ne te mêles-tu pas de tes propres affaires ?
Finalement, Pat réussit à l’amadouer.
— Viens au moins cette fois. Ce sera l’occasion de partager tes souvenirs de Waldo.
Après tout, pourquoi pas ? Ses filles s’impliquaient beaucoup trop dans le festival pour emprunter en sa compagnie le chemin des souvenirs. Echanger avec d’autres femmes, qui avaient traversé la même épreuve qu’elle actuellement, l’aiderait peut-être à se sentir mieux armée pour trouver une nouvelle place au pays des vivants.
— D’accord.
Si ses filles l’aimaient tendrement, elles n’étaient pas en mesure de l’emmener là où ses besoins affectifs lui dictaient d’aller. En tant qu’enfant unique, elle regrettait de ne pas avoir de sœurs. De bonnes amies seraient-elles à même de combler ce vide ? Peut-être devait-elle faire le nécessaire pour le découvrir ?