« Aider sa famille, c’est aider les affaires de sa famille. »
MURIEL STERLING,
Savoir mêler les affaires et la joie de vivre :
Comment équilibrer avec succès les affaires et l’amour
Cecily passa deux jours alitée, avec l’impression que la Mort en personne lui avait déployé un tapis rouge, avant de se réveiller, le samedi matin, en se rendant compte qu’elle allait finalement survivre. Elle appela Charley pour lui annoncer qu’elle serait en état de travailler dès le soir. Puis elle prit une longue douche chaude et dévora, en guise de petit déjeuner, des fruits et les petits choux fourrés au chocolat blanc et à la lavande préparés par sa mère. Tout cela, accompagné de deux bonnes tasses de thé, lui rendit la force de se remettre au travail. Il était maintenant près de 10 heures du matin. Samantha était certainement réveillée. Cecily voulut donc savoir comment s’était passée l’inauguration du concours de Monsieur Idéal.
Le téléphone laissa retentir plusieurs sonneries avant que Samantha décroche en bredouillant faiblement « Allô… ».
— Tu dormais encore ? lui demanda Cecily.
Samantha était sans doute rentrée tard. Cecily n’aurait pas dû appeler si tôt.
— Non.
Alors pourquoi avait-elle cette voix bizarre ?
— Tu es sûre que ça va ?
— J’ai une migraine abominable, je crois que j’ai dû boire un Baiser chocolaté de trop.
Cecily avait eu là une idée inspirée. Elle ne recherchait pas les compliments, mais…
— Alors, il est bon, ce cocktail ?
Bon, d’accord, elle recherchait les compliments…
— Fabuleux. Mais il est aussi mortellement dangereux. J’ai l’impression qu’on m’a piétiné la tête.
— Tu en as bu combien ?
Sa sœur n’avait jamais été une grande buveuse. Il n’en fallait pas beaucoup pour la faire rouler sous la table.
— Je ne m’en souviens plus.
— Tu sais, pour la plupart d’entre nous, cette mauvaise habitude de trop boire cesse à la fin de la fac.
— Eh bien, moi, je suis une retardataire.
— Il te reste d’autres souvenirs de la nuit dernière ?
Mais Cecily n’obtint que du silence pour toute réponse.
— Que s’est-il passé ?
— Rien…, répondit Samantha d’un ton irrité. L’inauguration a été un succès foudroyant, avec des hommes torse nu et des filles en plein délire. Nous allons probablement connaître un boum de la natalité d’ici neuf mois. Et, oui, j’ai fait en sorte de faire passer le message pour Sweet Dreams.
— Eh bien, alors, c’est parfait.
— Oui, c’est parfait. Tout est parfait.
— Tu veux toujours qu’on bosse ensemble cet après-midi ? ne put s’empêcher de demander Cecily, soucieuse.
— Ce n’est pas que j’y tienne, mais nous n’avons pas le choix. Retrouvons-nous au bureau vers 13 heures. Peut-être que, à ce moment-là, ces rhinocéros qui galopent dans ma tête seront allés faire une sieste.
Dès qu’elles eurent raccroché, Cecily s’assit à la table de la cuisine et se mit à entortiller distraitement une mèche de cheveux, se demandant ce qui avait bien pu se passer la veille… et que sa sœur se gardait bien de lui dire.
Muriel pénétra alors dans la cuisine et se servit une tasse de thé.
— Tout s’est bien déroulé, hier soir ?
— Il paraît que oui.
Mais pourquoi n’en était-elle pas convaincue ?
Muriel prit place à table et observa Cecily.
— Quelque chose ne va pas ?
— Non, je ne crois pas.
Devant l’air inquiet de sa mère, Cecily se hâta d’ajouter :
— Je suis certaine que tout va parfaitement bien.
Mais Muriel ne lui répondit pas. Elle se contenta de l’embrasser sur le front, puis retourna s’enfermer dans sa chambre.
Cecily demeura seule dans la cuisine. Quand elle avait proposé de revenir à la maison pour participer à l’organisation du festival, elle avait le vague sentiment que sa famille avait besoin d’elle, et que sa destinée l’attendait à Icicle Falls.
Mais jusqu’à présent, sa destinée semblait se borner à irriter sa sœur et à faire office de coursier. Quant à sa mère, tout ce dont elle avait vraiment besoin, c’était de temps ; or c’était là, de toute évidence, quelque chose que Cecily n’était pas en mesure de lui donner.
— Qu’est-ce que je fais là ? ne put-elle s’empêcher de murmurer.
L’horloge de la cuisine sonna 13 heures, et le coucou sortit de sa petite porte pour lui dire tout ce qu’il pensait d’elle. Cecily se leva et partit avant qu’il ait terminé.
* * *
Blake avait plusieurs courses à faire ce matin-là, mais la première de la liste était une visite à sa grand-mère. Janice Lind était l’une des plus anciennes habitantes de la ville. A l’époque où Icicle Falls avait réussi à échapper à la menace d’extinction, en transformant une longue suite de vitrines barrées par des planches et de rues désertes en un village montagnard, elle était une toute jeune femme. Le grand-père maternel de Blake, Tom, que tout le monde appelait Swede, avait été pendant des années le seul mécanicien de la ville. Il possédait la station-service où le père de Blake avait travaillé dans sa jeunesse, avant d’épouser sa mère et de se lancer dans la vente de voitures. Même Blake y avait travaillé, pendant un été ou deux. Vu qu’il était le seul garçon de la famille, son père et son grand-père avaient eu des projets pour lui : son grand-père avait rêvé de le voir diriger le garage après son diplôme. Quant à son père, il avait souhaité que Blake vienne travailler avec lui à Seattle, dans son magasin de voitures. Si Blake avait fait l’un ou bien l’autre, il aurait pu rencontrer Samantha dans des circonstances différentes. Peut-être formeraient-ils un couple, aujourd’hui. Il se renfrogna en remontant l’allée qui menait à la jolie maison en rondins de ses grands-parents.
Sa grand-mère dut le voir arriver, car il avait à peine parcouru la moitié de l’allée qu’elle ouvrit la porte : c’était une femme âgée, fluette et moderne, qui portait un tablier maculé de farine par-dessus son pantalon, et des lunettes à motif tigré qui se balançaient à une chaîne autour de son cou.
Elle l’accueillit joyeusement :
— En voilà une bonne surprise !
Une surprise ? Lui aussi en avait eu une lorsqu’il avait appris qu’il s’était inscrit au concours de Monsieur Idéal…
— Je suis en train de préparer des biscuits aux flocons d’avoine, poursuivit-elle.
— Mes préférés. Tu devais savoir que j’allais venir.
— En fait, pas tout à fait tes préférés : j’essaie une nouvelle recette, lui dit-elle en l’entraînant vers la cuisine.
Elle poursuivit après une courte pause :
— Elle contient des chocolats Sweet Dreams. J’imagine que ça ne fera pas de mal d’essayer d’influencer le jury.
Des biscuits faits maison… Si seulement cela avait pu suffire à amadouer Samantha Sterling ! se dit Blake en prenant place à la vieille table rouge en Formica. La cuisine de sa grand-mère sentait toujours bon. Ce matin, son arôme était celui des épices mêlées au café. Non seulement la pièce était délicieusement odorante, mais elle ressemblait à un studio pour une émission de cuisine. Tout l’équipement était ultramoderne : que ce soit le réfrigérateur inoxydable ou les plaques de cuisson vitrocéramiques. Les casseroles en cuivre astiquées au point d’étinceler étaient suspendues à une étagère au-dessus du plan de travail, et sur deux grilles s’alignaient de gigantesques biscuits.
Sa grand-mère lui servit une tasse de café et posa un plat rempli de biscuits sur la table, puis s’assit en face de lui.
— S’ils contiennent du chocolat, je passe.
Mais sa grand-mère lui adressa un sourire affectueux en lui tapant sur l’épaule.
— Idiot… J’en ai fait une fournée spéciale rien que pour toi. Ils ne contiennent pas de chocolat, seulement des raisins et des noisettes.
Il en prit un, et en croqua une bonne moitié d’un coup en disant :
— Dans ce cas…
— Alors ? Ils sont comment ?
— Très bons, grand-mère.
C’était effectivement un délice digne du paradis.
— Où est grand-père ?
— Au garage, il fait des papiers. Et il vérifie que le nouveau mécanicien connaît son métier.
Elle secoua la tête.
— Ton grand-père ne peut pas s’empêcher d’y aller. Tant pis pour la semi-retraite.
Blake avait toujours su que son grand-père ne raccrocherait pas, quel que soit le nombre de mécaniciens qu’il pourrait engager : il aimait trop passionnément son garage et sa station-service. Et il avait bien de la chance : il avait trouvé une activité qu’il adorait, et qu’il pourrait poursuivre durant sa vie entière.
Autrefois, Blake avait cru que la banque était ce qu’il voulait faire, mais la réalité du monde avait eu raison de son rêve, surtout ces derniers temps.
Sa grand-mère interrompit ses pensées :
— Est-ce que les personnes de Sweet Dreams t’ont contacté ?
C’était précisément l’objet de sa visite. Sa grand-mère le regardait, radieuse, comme si elle avait accompli une prouesse merveilleuse.
— C’est pour ça que je suis venu.
Le bon sourire aimant s’estompa instantanément.
— Oh… Je vois que ça ne te fait pas plaisir.
— Je n’ai pas envie de figurer dans un cortège d’apollons.
— Ah…
Cette fois, la voix de sa grand-mère avait l’accent de la déception.
— J’avais vu tous ces magnifiques prix et… eh bien, tu es vraiment le plus beau jeune homme d’Icicle Falls.
Blake fut bien obligé de sourire.
— Je crois que tu es peut-être partiale.
— Je suis absolument certaine que non, répliqua fermement sa grand-mère.
— Je te remercie de ton attention, grand-mère.
Ce n’était pas tout à fait vrai, mais elle avait cru bien faire et il ne voulait pas lui causer de peine.
— Mais ça ne serait pas bien perçu. Pas alors que je suis directeur de la banque.
— Tu as sans doute raison, Blake. Ta mère et moi avions juste pensé que ça t’amuserait.
Ainsi, sa mère était dans le coup, elle aussi ? Pourquoi n’était-il pas surpris ? Il se dit qu’il avait de la chance qu’une seule des femmes de sa vie habite en ville. Puis il frémit en imaginant tout ce que sa mère et sa grand-mère auraient pu inventer si elles avaient vécu toutes deux à Icicle Falls. Si on avait ajouté sa sœur, la menace aurait été triple.
— Nous espérions que cela te détendrait un peu, poursuivit la vieille dame.
— Me détendrait ?
Elle fit le tour de la table et posa une main sur le bras de son petit-fils.
— Avant, tu étais un jeune homme tellement heureux ! Et ces derniers temps, te voilà devenu si sérieux…
— Mais je suis heureux, se défendit Blake.
Cependant, en prononçant ces mots, il prit conscience qu’il n’avait pas ri une seule fois depuis son retour. Il tenait les rênes d’une banque en difficulté, et avait l’impression d’être un méchant de dessin animé chaque fois qu’il rencontrait Samantha Sterling. Et tout cela était venu à bout de sa bonne volonté.
Sa grand-mère l’observa par-dessus le bord de sa tasse de café.
— Tu en es sûr ? demanda-t-elle.
— Sur beaucoup de points. Mais j’ai beaucoup de responsabilités à la banque.
— Ton grand-père a beaucoup de responsabilités à la station-service et ton père a beaucoup de responsabilités dans sa concession. Pourtant, leur joie de vivre est évidente.
— C’est différent. Ils n’ont pas des vies humaines qui dépendent d’eux.
Elle leva un sourcil.
— Ah bon ? Ils n’ont pas de famille à faire vivre ? Pas d’employés qui travaillent pour eux ?
Elle n’avait pas tort, sur ce point.
— Tout le monde a des responsabilités, mon chéri.
— Tu dois avoir raison, grand-mère, admit-il. Mais je ne veux toujours pas être le premier Monsieur Idéal d’Icicle Falls.
De toute façon, il n’aurait certainement pas gagné. Ces derniers jours, il représentait tout ce qu’on voulait, aux yeux de Samantha Sterling, excepté l’homme idéal. Et il fallait absolument qu’il trouve une solution pour que les choses changent.
* * *
Le chagrin était un lourd fardeau à porter, mais la culpabilité était encore pire, et Muriel ne pensait pas qu’elle réussirait à la supporter davantage. Ses pauvres filles travaillaient si dur pour réparer la catastrophe qu’elle avait provoquée… Il fallait qu’elle accomplisse sa part d’efforts, elle aussi.
Mais comment ? Elle ne comprenait rien aux affaires. Evidemment, il lui était arrivé de travailler pour Sweet Dreams au cours des années, mais elle n’avait jamais participé en rien à la direction de la compagnie. Son affaire, à elle, c’était la famille. Et ça l’était encore aujourd’hui : elle devait donc maintenant les aider à remettre Sweet Dreams dans la bonne voie. Elle ne comprenait peut-être pas grand-chose au commerce, mais elle connaissait bien les gens. Elle avait des amis dans cette ville, des personnes qui seraient enchantées de venir à son aide si seulement elle le leur demandait.
Cecily était partie retrouver Samantha… Muriel ne savait pas pourquoi, mais cela avait très certainement quelque chose à voir avec le festival. La maison était donc tout à elle.
Quelques semaines plus tôt, elle profitait de sa solitude pour parcourir ses albums photos, dormir ou encore pleurer, tout simplement. Elle avait versé assez de larmes, ces derniers temps, pour faire déborder la rivière Wenatchee. Le pire, c’était la nuit. Elle ressentait encore plus violemment la perte quand elle s’allongeait dans son lit et qu’il n’y avait plus de bras forts pour la serrer. Elle s’efforçait de remplir ce grand lit toute seule, mais cela lui rappelait à quel point elle était à la dérive.
Cependant, durant la journée, des soucis plus pressants la harcelaient. Si elle et ses filles ne parvenaient pas à sauver l’entreprise, Muriel n’aurait plus à s’inquiéter d’être seule dans son grand lit et sa grande maison : la maison serait perdue, tout comme la société que sa grand-mère avait fondée.
L’heure n’était donc pas aux lamentations. Muriel attrapa donc son téléphone. Elle ne savait peut-être pas comment gérer une entreprise, mais elle savait comment obtenir des dons. Elle avait déjà passé ce genre de coups de fil pour lever des fonds, par le passé, lorsqu’elle-même et un couple d’amis de l’église communautaire d’Icicle Falls avaient lancé une banque alimentaire. Le moment était revenu de passer quelques coups de téléphone, mais afin d’emprunter de l’argent à titre personnel, cette fois.
Muriel commença par Del Stone. Si elle lui plaisait autant quand il était à jeun que lorsqu’il était ivre, il serait peut-être enchanté de placer son argent là où était son intérêt, et de l’aider à s’en sortir.