« Il faut s’attendre à l’inattendu. Ainsi, vous serez toujours prête à recevoir de la compagnie comme à affronter les problèmes. »
MURIEL STERLING,
Savoir qui l’on est : Un parcours de femme
Samantha s’était bien gardée de raconter ses exploits lors de l’inauguration du concours de Monsieur Idéal. Cecily l’avait donc quittée, le dimanche, en attribuant sa mauvaise humeur au fait qu’elle avait trop bu la veille et se faisait du souci pour Sweet Dreams. Ce n’était d’ailleurs pas faux : elle avait effectivement fait des excès, et elle était très soucieuse. Son pathétique flirt avec Blake Preston n’était rien de plus que la cerise sur un énorme gâteau indigeste.
Le vendredi avait été une torture ; quant au samedi, il l’avait épuisée : après sa rencontre avec Cecily, ce jour-là, elle avait fait le tour des restaurants, s’activant tout en vantant le festival, et en encourageant les restaurateurs à inventer des recettes spéciales fondées sur les chocolats Sweet Dreams. Elle s’était aussi rendue dans les magasins, amadouant et flattant les indécis en distribuant gratuitement des chocolats à tout-va. Toutes ces promesses et ces petits cadeaux destinés à s’acheter la complaisance des uns et des autres lui avaient coûté une fortune. Continue d’ignorer la banqueroute qui se profile ! se réprimanda-t-elle.
Quelle banqueroute ? Comment pouvait-on être en banqueroute avec un électrocardiogramme plat ?
Le dimanche, Samantha avait vraiment besoin de repos. Elle décida donc qu’elle ne sortirait pas de chez elle.
Aussi, lorsque Cass l’appela pour lui suggérer une promenade dans l’après-midi, le long du sentier de la Disparue, elle lui répondit :
— C’est bien la dernière chose que j’aie envie de faire.
Il y avait certes des choses qu’elle aurait rêvé de faire : cambrioler une banque, par exemple (et elle savait précisément laquelle), mais il valait mieux qu’elle reste enfermée chez elle.
Cependant, Cass insista :
— Allez, Samantha, viens… Il y a du soleil et le ciel est bleu. Combien de fois est-ce que ça arrive, pendant l’hiver ? Tu n’as quand même pas envie de rester chez toi à regarder tes hanches épaissir ?
En fait, c’était exactement ce qu’elle voulait.
Cass la taquina :
— Et puis, tu verras peut-être la Disparue…
Les gens de la région étaient toujours à l’affût du fameux fantôme de la Disparue. Selon la légende, dans les années 1860, un fermier du nom de Joshua Cane s’était trouvé une épouse par correspondance. Il était rapidement devenu l’objet de la jalousie de tous les hommes à cent kilomètres à la ronde, car sa jeune femme, Rebecca, était une vraie beauté. En réalité, elle était si belle que Joshua n’avait pas réussi à la garder pour lui. Elle était tombée amoureuse de son jeune frère, Gideon, un chercheur d’or. Les habitants de la ville avaient alors été témoins de l’affrontement des deux frères au saloon, et des menaces avaient été échangées. Et puis, un jour, Rebecca avait disparu. Et Gideon aussi. Les spéculations étaient allées bon train : les deux jeunes gens s’étaient enfuis. Joshua les avait assassinés puis avait enterré leurs corps quelque part dans la nature. Ou bien il avait assassiné son frère et laissé Rebecca mourir de faim dans les montagnes. Parfois, les gens juraient qu’ils l’avaient vue aux environs d’Icicle Falls. Enfin, un jour, une vieille fille de la ville prétendit l’avoir aperçue juste avant que le nouveau pasteur méthodiste ne lui fasse sa demande. Depuis lors, c’était devenu un bon augure que d’apercevoir le fantôme de la Disparue lévitant derrière les chutes d’eau : si une femme voyait le fantôme de Rebecca Cane, cela signifiait qu’elle serait bientôt mariée. Naturellement, les chutes étaient devenues la destination favorite des couples sur le point de se fiancer.
Samantha n’était sur le point de rien faire du tout, sauf, peut-être, une dépression nerveuse.
— Aucune chance…, répondit-elle.
— On ne sait jamais, répliqua Cass.
Samantha lui retourna sa taquinerie :
— Toi aussi, tu pourrais la voir.
— Ça, ça m’étonnerait ! Mais je crois que Danielle a bon espoir. Alors viens nous tenir compagnie. Tu dois te changer les idées et arrêter de penser au festival.
Samantha accepta à contrecœur et alla chercher ses chaussures de montagne. Et alors ? Si elle restait à se morfondre toute la journée, elle allait certainement devenir folle d’inquiétude au sujet du festival, sans même parler du sort qui attendait Sweet Dreams.
Une heure plus tard, elles remontaient toutes les trois le sentier qui serpentait le long du torrent jusqu’aux chutes. L’air était frais comme seul peut l’être l’air de la montagne, et elles entendaient le vacarme des chutes au lointain. En dépit du ciel bleu et du soleil, de petites nuées vaporeuses s’échappaient de leur bouche quand elles respiraient, et le sentier était tout boueux, après les récentes chutes de neige fondue. La terre collait à leurs chaussures à chaque pas.
— Le sol est complètement détrempé…, fit remarquer Samantha, évitant une plaque de verglas.
— J’espère que nous n’aurons pas un glissement de terrain, murmura Danielle.
— Ne dis pas ça, protesta sa mère. Il ne manquerait plus que ça ! De toute façon, le soleil va tout sécher.
Samantha n’avait rien contre. Puisqu’on ne pouvait pas avoir trente centimètres de neige, autant bénéficier d’un petit rayon de soleil.
Malgré le terrain glissant, elles arrivèrent devant les chutes sans incident, et le spectacle de l’eau blanche qui jaillissait par-dessus le précipice escarpé de la montagne les récompensa largement de leurs efforts.
— Regardez ! s’écria soudain Danielle. Un arc-en-ciel dans l’eau !
Si seulement il y avait eu une marmite pleine d’or au bout de celui-ci…
— C’est tout ce que tu vois ? demanda Cass à sa fille.
Danielle répondit, rougissante :
— Oui, c’est tout.
— Rien de très extraordinaire, à part cet arc-en-ciel, ajouta Samantha en contemplant les chutes.
C’est alors qu’elle crut apercevoir quelque chose d’autre. Quelqu’un ? Elle fit quelques pas pour se rapprocher et regarda plus attentivement. Est-ce qu’il y avait quelqu’un ? Mais oui !
— Il y a quelqu’un derrière les chutes…, dit-elle en désignant les chutes. De ce côté-là. Vous la voyez ?
Cass regarda l’endroit qu’elle montrait.
— Non, je ne vois rien…
— C’est dangereux. Elle pourrait glisser.
Et se cogner aux pierres saillantes en faisant une chute dans le torrent.
— Bonjour ! lança Samantha.
— Mais qui est-ce que tu appelles ? demanda Cass. Il n’y a personne, là-bas.
Samantha la regarda sans comprendre.
— Mais bien sûr qu’il y a quelqu’un ! insista-t-elle.
Elle reprit au bout de quelques instants :
— Tu ne la vois pas ? Elle est juste…
Mais à présent, il n’y avait plus personne.
— Tiens, c’est bizarre. J’aurais juré avoir vu une silhouette.
— La Disparue ! s’exclama Danielle. Tu as vu la Disparue !
— Mais ce n’est qu’une légende…, objecta Samantha.
— Et pourtant, tu l’as vue, insista Danielle.
— Et tu sais ce que ça signifie, n’est-ce pas ? renchérit Cass.
Samantha s’exclama alors en ricanant :
— Je préférerais que ça signifie que le festival sera un immense succès.
Et que la publicité qu’elles avaient fait paraître dans le Mountain Sun allait y contribuer.
* * *
En rentrant chez elle, Samantha s’arrêta au supermarché Safeway pour acheter le journal. Elle se mit à l’écart des nombreux clients et ouvrit le journal à la place que l’annonce occupait entièrement.
En haut, la manchette proclamait :
« Venez célébrer le Premier Festival annuel du Chocolat d’Icicle Falls ! »
Puis on pouvait lire le programme complet des festivités.
Samantha espérait tellement que ce festival serait le premier d’une longue série ! Là-dessus, elle croisa Lila Ward qui passait par là, et la salua à contrecœur.
— Ça va être un vrai cirque, lança cette dernière.
— Ça, je l’espère bien, répondit Samantha.
Lila passa son chemin en poussant un soupir dégoûté.
Rentrée chez elle, Samantha fêta la parution de l’annonce en goûtant un verre du vin blanc des vignobles Sleeping Lady qu’Ed lui avait offert quelque temps auparavant. Après deux ou trois gorgées, elle se ravisa et préféra un chocolat chaud. Puis elle leva sa tasse en direction de Nibs, qui la regardait, tranquillement lové sur une des chaises de la cuisine.
— A notre succès…
Peut-être le fait d’avoir vu la Disparue lui porterait-il chance, après tout.
Cette nuit-là, elle dormit comme un loir, échappant à tous ses soucis, et se réveilla fraîche et dispose le lendemain matin. Elle avait rendez-vous dans la journée avec Lizzy, sa comptable, et s’attendait à ce que leur rencontre n’ait rien de drôle. Elle avait d’ores et déjà rogné ses dépenses jusqu’à l’os, mais elles allaient devoir rogner encore.
Pourtant, elle gardait espoir : le festival allait être un succès. Elles allaient gagner beaucoup d’argent et, avec ça, elle trouverait un moyen de négocier des délais. Ou bien elle ferait… n’importe quoi. Quoi qu’il en soit, quelque chose de positif allait sortir de toute l’effervescence actuelle, et elle y veillerait.
Elle souriait encore quand elle entra au bureau.
Mais Elena ne lui rendit pas son sourire.
— Vous n’avez pas vu le journal de ce matin ?
L’étreinte glacée de la peur enserra son cœur.
— Qu’est-ce qu’il y a dans le journal ?
Qu’avait-il bien pu se passer entre la veille au soir et ce matin ?
Elena ne dit rien et se contenta de le lui tendre.
Voilà ce qui venait d’arriver.
— Un glissement de terrain…, murmura Samantha d’une voix faible.
— En plein milieu de la nationale 2.
Celle qu’empruntaient les touristes, et la seule grande route qui menait en ville. On était le 30 janvier. Et il restait moins de deux semaines avant le festival.
Cela laissait tout de même du temps.
— Le département des Transports aura déblayé tout ça d’ici quelques jours.
Samantha tentait de se rassurer.
Elena semblait en douter, mais elle ne dit rien.
Cependant, d’autres personnes avaient beaucoup à dire : la messagerie de Samantha débordait de courriels paniqués et le téléphone n’arrêta pas de sonner durant la matinée. Finalement, Ed convoqua une réunion d’urgence du comité à sa boutique de vins. Là, ils pourraient noyer leur chagrin dans le cabernet sauvignon et essayer de réfléchir à un moyen d’échapper au désastre. Evidemment, en tant qu’instigatrice de l’événement, Samantha allait voir tous les regards se tourner vers elle en quête d’une solution. Comme si elle en avait une…
Il lui fallait… non, pas de chocolat, se reprit-elle fermement. Sauf qu’elle n’avait plus d’ongles à ronger. Elle quitta son bureau et s’arrêta à la boutique pour prendre un caramel salé.
Heidi ne lui dit rien lorsqu’elle fit une rafle parmi les douceurs présentées dans la vitrine. Elle se contenta de la regarder avec tristesse. Samantha prit un dernier caramel pour le chemin.
Elle était sur le point de franchir la porte lorsqu’elle se retrouva nez à nez avec Darla Stone, la sœur de Del, une femme d’âge mûr, et Hildy Johnson.
Il était bien connu que les deux femmes étaient de grandes consommatrices de sucreries. Normalement, elles auraient dû faire partie des habituées de Sweet Dreams, mais Samantha savait pertinemment qu’elles privilégiaient l’une et l’autre la quantité, et faisaient des provisions chaque fois que les barres chocolatées étaient en promotion à l’épicerie. Que venaient-elles donc faire ici ?
S’efforçant de paraître heureuse de les voir, elle leur lança :
— Bonjour, mesdames.
Elle aurait dû être heureuse : même si elles ne faisaient pas partie des gens qu’elle appréciait particulièrement, c’étaient néanmoins des clientes.
Darla lui adressa un sourire compatissant, puis se tourna vers Hildy.
— Regarde-moi donc ce courageux visage qu’elle affiche…
Samantha les fixa d’un regard stupéfait.
— Pardon ?
Darla lui tapota le bras.
— Oh ! Nous sommes au courant, ma chère. Je trouve merveilleux que vous souteniez ainsi votre mère, mais il faut parfois savoir jeter l’éponge, surtout maintenant, avec ce glissement de terrain qui bloque la nationale.
— J’imagine que vous avez commencé à brader vos chocolats ? ajouta Hildy.
— Brader mes chocolats ? répéta Samantha, interloquée.
Elle reprit, après une pause :
— Je ne comprends pas…
— Pas la peine de faire semblant avec nous. Del a parlé à votre pauvre mère.
Le cœur de Samantha s’arrêta.
— Et qu’a dit ma mère ?
— Eh bien, répondit Darla, seulement que vous étiez sur le point de cesser vos activités. Elle espérait que Del pourrait l’aider, mais il ne peut pas du tout disposer de son argent. Je lui ai dit que la meilleure chose que nous pouvions faire était de vous acheter votre chocolat, que vous bradez, j’en suis certaine. C’est bien ce qu’on fait quand on cesse son activité, n’est-ce pas ?
A ces mots, après tout le mal qu’elle s’était donné pour empêcher ses employés de céder à la panique, son sang se transforma en lave bouillante en moins d’une seconde.
— Je ne sais pas exactement ce que ma mère a dit à votre frère mais, quoi que ce soit, elle s’est trompée. Nous ne fermons pas nos portes. Et nous ne bradons en aucun cas.
Le visage replet de Darla vira au cramoisi.
— Ah bon…, balbutia-t-elle. Mais je pensais que…
Cependant, elle ne put finir sa phrase et s’empourpra encore davantage.
— Je sais ce que vous pensiez, déclara Samantha.
C’est bon, ne va pas plus loin.
— Il est vrai que nous avons traversé plusieurs épreuves avec la perte de mon beau-père, reprit-elle sur un ton plus calme, mais je vous le répète : Sweet Dreams n’est pas près de fermer ses portes. Nous sommes un élément important de l’économie de cette ville. Et je suis certaine que vous ne voudriez pas nous voir couler, mesdames.
— Oh non ! s’écria Darla. Bien sûr que non…
Sur quoi, Samantha lui adressa un sourire avant de poursuivre :
— C’est bien ce que je pensais, et j’apprécie que vous soyez venues nous montrer votre soutien en achetant nos produits.
Elle leur ouvrit alors grand la porte, et les deux femmes n’eurent d’autre choix que de pénétrer dans la boutique.
— Nous nous soutenons tous les uns les autres, dans notre ville, n’est-ce pas ?
Samantha s’adressait maintenant plus particulièrement à Hildy.
— Ma famille achète ses médicaments dans votre pharmacie depuis que vous avez ouvert vos portes, fit-elle remarquer à Hildy.
Cette dernière comprit l’allusion. Elle serra fermement les lèvres et suivit Darla à l’intérieur.
En savourant ce petit moment de victoire, Samantha passa sa tête dans l’embrasure de la porte et appela Heidi.
— Faites à ces dames une remise de dix pour cent. Pour les remercier d’être des clientes si fidèles.
Son sarcasme ne leur avait certainement pas échappé, mais, même si c’était le cas, elle espéra que cela les mettrait mal à l’aise et les inciterait à dépenser en conséquence.
Fulminante, elle se hâta vers la boutique d’Ed par le parc qui longeait la rivière, désireuse d’éviter les rues les plus fréquentées. Le trajet était magnifique : la rivière se cachait puis réapparaissait entre les sapins, les mélèzes et toutes sortes d’arbustes et de buissons. Il y avait un peu de boue, et une bruine glacée contribuait à ce que le paysage demeure désert, mais elle marcha sans s’arrêter.
Le temps reflétait parfaitement son humeur : tout d’abord la fermeture de la nationale, et maintenant sa mère… Mais pourquoi, au nom du ciel, sa mère avait-elle eu l’idée de s’ouvrir justement à Del Stone ? Del, dont la sœur était l’une des pires commères de tout Icicle Falls ? Sa mère y avait-elle seulement réfléchi ? Certainement pas.
— Bon sang de bon sang…, marmonnait-elle à chaque pas.
Sa famille allait finir par la tuer… si Mère Nature ne s’en chargeait pas en premier. Elle marchait, regardant avec amertume le sol détrempé d’où la neige avait presque entièrement disparu. Quelle année pourrie cela avait été ! Et la nouvelle année partait pour être tout aussi pourrie ! Mais pourquoi tout allait-il donc aussi mal ?
Elle sentit les larmes lui piquer les yeux et les repoussa violemment. Il était hors de question qu’elle laisse ce maudit glissement de terrain l’abattre. Non, c’était absolument hors de question.
Samantha se souvint alors de Trevor Brown, qui attendait dans les coulisses pour absorber Sweet Dreams, et de Blake Preston et sa bande de voleurs qui faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour la ficeler comme une dinde de Thanksgiving et la livrer sur un plateau.
Elle rêvait de s’enfuir.
Avec Blake.
Mais d’où sortait-elle cette idée saugrenue ? Elle ne se serait pas enfuie avec lui même si la fin du monde était arrivée et qu’il avait conduit la dernière voiture en état de fonctionner. Et si lui et ses petits copains pensaient qu’elle allait renoncer à cause d’un petit désagrément tel que des pierres au milieu de la route, ils pouvaient toujours espérer. Elle serra les dents et accéléra le pas.
Elle était presque arrivée à la passerelle quand elle aperçut des silhouettes : c’étaient des ados, des gamins qui auraient dû être en classe. Au lieu de quoi ils traînaient ici dans le parc, fumant des cigarettes. Samantha fronça les sourcils. Elle n’avait jamais essayé de fumer, elle n’en avait jamais ressenti le désir. C’était une habitude qui coûtait cher, donnait une odeur nauséabonde aux vêtements et abrégeait l’existence. Elle avait donc du mal à comprendre pourquoi les gens acceptaient de se laisser prendre par ce genre de sales manies. Mais après tout, c’étaient leurs problèmes.
C’est alors qu’en s’approchant de quelques pas, elle reconnut l’une des adolescentes. La jeune fille dont les cheveux courts étaient teints d’un noir de jais avec des pointes rouges portait un jean et une veste élimée. Ce n’était autre qu’Amber, la cadette de quatorze ans de Cassandra. Sa mère se faisait du souci pour elle. Et à juste titre, selon toute apparence.
Samantha hésita. Que devait-elle faire ? Faire semblant de ne pas l’avoir vue ? Ou au contraire aller lui parler ? Comment pouvait-elle seulement se poser la question ? Elle s’avança résolument vers l’endroit où Amber et une autre jeune fille se tenaient en face de deux garçons dégingandés couverts d’acné.
L’un des garçons venait juste de donner une cigarette à Amber, et celle-ci était en train de la porter à sa bouche lorsqu’elle aperçut Samantha. Ses yeux s’écarquillèrent alors comme des soucoupes, et la cigarette disparut instantanément derrière son dos.
— Ce n’est pas la peine que tu la caches, lança Samantha. Je l’ai vue.
Le plus grand des deux garçons la toisa avec une hostilité marquée.
— Qui êtes-vous ?
— Quelqu’un qui n’a plus l’âge d’aller au lycée.
Sur cette réplique, Samantha sortit son téléphone portable de sa poche.
— Et vous avez une minute pour vous mettre en marche et y retourner, avant que j’appelle votre principal pour lui dire que vous séchez les cours.
Le garçon leva le menton.
— Vous ne nous connaissez pas.
— Non, mais, elle, je la connais, et je parie que vos professeurs n’auront aucun mal à fournir le nom des absents.
Le garçon se recroquevilla dans son manteau et s’éloigna, tout en adressant un doigt d’honneur à Samantha en partant. L’autre garçon et l’autre fille suivirent, gardant leurs doigts dans leurs poches, se contentant de lui adresser des regards mauvais en s’éloignant. Samantha faillit éclater de rire. Comme si cet échantillon de mauvaise humeur pouvait la perturber ! Elle qui se battait contre un glissement de terrain et des financiers prédateurs. Leur petite bouderie adolescente n’était rien de plus qu’un intermède comique.
Amber n’était pas partie.
— Est-ce que tu vas le dire à ma mère ? lui demanda-t-elle d’une petite voix.
— Je devrais ?
Amber secoua la tête vigoureusement, faisant cliqueter la rangée de petits anneaux qu’elle portait aux oreilles.
— Tu fumes…
— Je voulais juste essayer.
— Et te remplir les poumons de goudron et de nicotine, et te retrouver accro en train de t’esquinter la santé. Et puis ton visage… Amber, tu n’as jamais remarqué à quel point les femmes qui fument sont ridées ? Elles ont des rides tout autour de la bouche. Ce n’est vraiment pas joli.
Amber haussa les épaules comme si elle s’en moquait.
Samantha tenta une autre approche :
— Tu sais combien ta mère t’aime ? Tu imagines à quel point tu la rendrais malheureuse si tu prenais cette habitude qui peut nuire à ta santé ? Et puis, où est-ce que tu comptes trouver l’argent pour payer ces cigarettes ? Ça coûte cher, tu le sais ? Oh ! Mais bien sûr…
Elle fit claquer ses doigts et reprit :
— Tes copains fantastiques t’aideraient sûrement à trouver l’argent, par exemple en faisant du vol à l’étalage. Mais ce n’est pas facile de voler, à Icicle Falls. Tout le monde connaît tout le monde. Tu te ferais prendre à tous les coups. Et on t’enverrait en prison pour ça.
Amber se mordit la lèvre. Elle semblait sur le point de se mettre à pleurer.
— Je t’en prie, Samantha, ne dis rien à maman…
Peut-être avait-elle suffisamment effrayé la jeune fille, du moins pour l’instant. Mais pour faire bonne mesure, elle décida d’ajouter une incitation positive.
— Si tu cherches une addiction, essaie plutôt le chocolat. Ça ne fera pas puer tes vêtements et ça contient des endorphines qui te donneront la pêche. Passe à la boutique après l’école. J’en aurai préparé une boîte pour toi.
Le visage d’Amber s’illumina.
— C’est vrai ?
— Bien sûr. Et si tu as de bonnes notes sur ton prochain bulletin, je t’en offrirai une boîte d’un kilo.
A présent, Amber bondissait presque sur place.
— Waouh, merci ! Et tu ne le diras pas à ma mère ?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit.
— Je te promets de ne plus toucher une cigarette.
— Si tu le fais, ta mère le saura. Elle le sentira sur toi.
— Je t’en prie, ne le lui dis pas…, supplia Amber.
Samantha resta évasive :
— Je vais y réfléchir.
Puis elle reprit, après quelques secondes :
— Tout comme j’espère que tu vas réfléchir au genre de copains avec qui tu veux traîner. Tu es assez grande pour savoir la différence entre une battante et une ratée. Laquelle préfères-tu voir, quand tu te regardes dans ton miroir ?
Amber baissa les yeux et murmura :
— Une battante.
— Nous sommes nombreux à penser que tu es une jeune fille très sympathique.
Elle marqua une pause avant de conclure :
— J’espère que nous ne nous trompons pas.
Amber acquiesça. Puis, estimant que la leçon de morale était terminée, elle tourna les talons et partit en courant vers la ville et, avec un peu de chance, son lycée.
S’il existait une publicité vivante pour la contraception, c’étaient bien les adolescents. Samantha avait une entreprise à sauver, c’est vrai, mais elle préférait mille fois cela à l’obligation d’élever un adolescent.
Cela dit, elle avait sa mère, et c’était presque aussi redoutable. Sa prochaine priorité serait de s’expliquer avec elle dès que la réunion du comité du festival serait terminée.
Elle trouva les membres du comité assis autour de la table en chêne du salon privé du D’Vine Wines. La joyeuse fresque italienne qui ornait le mur derrière eux, le fromage et les crackers, la bouteille de vin ouverte et les verres… ç’aurait pu être une fête si les mines des convives n’avaient pas été si allongées.
Olivia gémissait :
— Comment est-ce qu’on va faire ?
— Nous allons poursuivre nos projets, déclara fermement Samantha. Le département des Transports aura nettoyé tout cela bien avant le début du festival.
— Mais vous avez vu les photos, Samantha ? lui demanda alors Ed.
— Euh, non…
— C’est un glissement de terrain énorme.
Tout comme la migraine qu’elle combattait.
— Tout ira bien, insista Samantha.
Annemarie secoua la tête en lui montrant le gros titre désastreux du journal.
« Glissement de terrain dangereux sur la nationale 2 : le gouverneur demande aux conducteurs de rester chez eux. »
Le journaliste aurait tout aussi bien pu ajouter : le gouverneur assassine le Festival du chocolat.
— J’ai eu six annulations en moins d’une heure, dit alors Annemarie.
Cecily déclara en repoussant son verre, auquel elle n’avait pas touché :
— Notre festival est fichu.
Sur quoi, elle demanda à sa sœur :
— Que doit-on faire, maintenant ?
Tout le monde la regardait avec espoir.
— D’accord, voilà ce qu’on va faire…
On panique ! Cette option n’était certainement pas la plus productive.
— On continue d’avancer, déclara-t-elle encore une fois.
Puis elle poursuivit :
— Cecily, appelle le département des Transports, et tâche de savoir à quel moment ils pensent que tout cela sera dégagé. Ensuite, on repassera une publicité dans le journal de Seattle, en pleine page.
Elle regarda Ed d’un air confus :
— Je trouverai un moyen de vous la rembourser, Ed.
Parfait. Et comment ? En chocolat ?
— Bonne idée, approuva Annemarie.
— Et aussi, Cecily, essaie encore une fois de joindre la productrice de cette émission, Northwest Now. Nous tenons un sujet magnifique : la ville contre le glissement de terrain. Ou quelque chose comme ça
Cecily acquiesça en prenant des notes sur sa tablette.
— Autre chose ? demanda alors Olivia. Il y a certainement autre chose que nous pouvons faire.
Samantha eut le dernier mot :
— Oui : prier comme des fous.