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Deux heures plus tard, les amis et les membres de la famille n’avaient plus rien à ajouter sur l’existence de Waldo, et avaient ingurgité toute la salade de pommes de terre et la charcuterie. La réception était terminée. Raccompagnées jusqu’au seuil de la porte par Olivia Wallace, qui les étreignit une dernière fois en leur remettant une assiette en carton remplie d’une demi-douzaine de parts de tarte au citron, les trois sœurs et leur mère sortirent dans la nuit froide et limpide.

Muriel paraissait aussi exténuée que l’était Samantha. Mais l’épuisement de Muriel était dû exclusivement à son chagrin. Celui de sa fille était mêlé de sentiments moins purs.

— Je vais venir avec vous chez maman, les filles.

Sur ces mots, Samantha partit chercher sa voiture.

Il était maintenant 17 h 30, un vendredi après-midi, et les réverbères à l’ancienne qui longeaient la rue centrale montaient la garde sur le quartier commercial du cœur de la ville, sur le point de s’assoupir pour la nuit. Non loin de là, les restaurants comme Zelda’s et Schwangau allaient bientôt ouvrir leurs portes, mais ici, dans cette rue que les habitants d’Icicle Falls surnommaient « rue des touristes », les boutiques étaient fermées et il ne restait plus que quelques voitures.

Samantha aimait leur petit centre-ville, son parc avec son belvédère et sa multitude de parterres fleuris, ses rues pavées bordées de boutiques pittoresques, et les montagnes qui veillaient. Normalement, à cette période de l’année, celles-ci avaient revêtu un épais manteau de neige, et les skieurs de fond comme de piste, ainsi que les surfeurs, prenaient leurs quartiers en ville pour le week-end, faisaient les boutiques, dînaient dans les restaurants et profitaient de la petite patinoire en plein air tout en admirant l’architecture bavaroise. Pourtant, ces jours-ci, les visiteurs étaient peu nombreux. Ce n’était pas une année fameuse pour la neige. Ce n’était d’ailleurs pas une année fameuse du tout, ni une période fameuse, et quelques magasins autrefois prospères conservaient désormais leurs rideaux baissés.

Les affaires périclitent… Surtout, ne pense pas à ça…

Trop tard. Il n’en fallut pas plus pour que la colère qu’éveillaient en elle les problèmes de l’entreprise l’emplisse de plus belle, et elle dut faire un effort pour ne pas oublier que son univers, contrairement à celui de sa mère, ne venait pas de s’écrouler. D’une façon ou d’une autre, elle trouverait le moyen de sauver la société de la chute, mais sa mère, elle, ne retrouverait jamais son mari. C’était le second qu’elle perdait en cinq ans. Qu’est-ce que cela pouvait représenter, d’être amoureuse et heureuse, puis de perdre tout cela non pas une, mais deux fois ? Samantha se remémora ses propres déboires amoureux et comprit qu’elle n’avait pas de point de comparaison. Elle en était réduite à imaginer.

Il fallait qu’elle se montre une bonne fille, qu’elle épaule sa mère, qu’elle renferme toute pensée négative à l’intérieur de son esprit. Tu ne dis rien, tu ne dis rien, tu ne dis rien. Elle chantonna cette rengaine en parcourant les derniers mètres qui la séparaient de sa voiture. Puis elle y entra, referma la portière et se le répéta une dernière fois :

— Tu ne dis rien.

Très bien. Elle était prête.

Quand elle arriva à la maison, elle trouva Cecily en train d’allumer un feu dans la grande cheminée de pierre, les craquements du bois de cèdre retentissant déjà dans la grande salle. Bailey, elle, arrangeait les cartes de condoléances sur le manteau de la cheminée où les cendres de Waldo reposaient dans une urne de cuivre, tandis que leur mère préparait le thé dans la cuisine. L’assiette de parts de tarte au citron avait été posée sur le plan de travail en granit. Une veillée toute simple après des obsèques…

Se retournant au grincement de la porte, Bailey heurta l’urne, qui se mit à osciller, horrifiant leur mère. Par bonheur, Cecily la rattrapa avant qu’elle ne se renverse.

Bailey s’excusa :

— Pardon…

Muriel leva les yeux au ciel.

— Pose-la devant l’âtre, chérie.

Cecily acquiesça gravement et replaça Waldo à l’abri.

Samantha ôta son manteau et le suspendit dans le placard, puis elle s’obligea à gagner la cuisine pour demander à sa mère si elle avait besoin d’aide.

Muriel secoua la tête, le regard rivé sur les tasses alignées devant elle sur le plan de travail.

— Tu veux du thé ?

Elle avait posé la question avec froideur. Cela n’avait rien de surprenant : l’une et l’autre s’étaient si mal entendues, ces derniers temps, que Samantha pouvait presque imaginer sa mère mélangeant du poivre à son thé.

— Non. Merci.

Elle eut soudain envie du confort de son petit deux pièces à la sortie de la ville, où aucune allusion ne la bouleverserait, et le nouvel homme de sa vie serait là pour l’accueillir : Nibs, son chat. Ici, les autres s’en sortiraient très bien sans elle. Leur mère avait Cecily et Bailey pour lui tenir compagnie et l’écouter évoquer ses souvenirs de Waldo. Et ces dernières pourraient prêter l’oreille sans se sentir coupables. Elle déclara donc :

— Je crois que je vais y aller.

— Reste un petit peu, répondit sa mère.

Samantha acquiesça et alla s’affaler sur le divan.

— Le thé est servi, annonça alors Muriel.

Cecily et Bailey vinrent toutes deux prendre leur tasse, puis allèrent rejoindre leur sœur. Cecily se pelotonna sur le divan au côté de Samantha et Bailey s’installa devant l’âtre, près de Waldo.

Leur mère les suivit et prit place dans le fauteuil de cuir beige où elle s’asseyait toujours pour lire. Elle but une gorgée de son thé, posa la tasse sur la table basse, puis rejeta la tête en arrière et soupira profondément.

— Les filles, je veux juste que vous sachiez combien j’ai apprécié votre soutien moral. Je n’arrive toujours pas à me faire à l’idée que Waldo n’est plus là.

— Il va nous manquer, dit Bailey.

— Oui, il va tellement nous manquer…, renchérit leur mère.

Sur quoi elle lança à Samantha un regard qui la mettait au défi d’oser dire autre chose.

Celle-ci ne voulait surtout pas s’y risquer.

— Je vais prendre une part de tarte, murmura-t-elle.

— Laisse tomber ça, objecta Cecily. On va passer aux choses sérieuses : où est le chocolat ?

Mais il n’y avait pas le moindre petit carré de chocolat dans la maison : leur mère avait tout dévoré. Bailey demeura donc près d’elle tandis que Samantha et Cecily partaient faire un saut à la boutique.

La compagnie Sweet Dreams Chocolates était installée dans un superbe immeuble à quelques rues de la rue Centrale, dans un pâté de maisons que les gens du cru avaient surnommé le « paradis des gourmets ». En face s’élevait la Gingerbread Haus, la boulangerie fantaisie de Cassandra Wilkes, spécialisée dans les viennoiseries les plus excentriques. A Noël, elle croulait sous les commandes de ses maisons de pain d’épice, qu’elle expédiait dans le monde entier. A côté se trouvait l’épicerie fine Spice Rack, qui proposait les épices les plus exotiques connues de l’homme. Chaque fois que la porte s’ouvrait, un parfum de lavande ou de sauge s’en échappait pour venir chatouiller les narines et attirer les clients, et à chacun de ses séjours en ville, Bailey y passait quasiment ses journées. De l’autre côté de la Gingerbread Haus se trouvait le salon de thé Bavarian Brews, où tout le monde se donnait rendez-vous pour papoter et déguster un délicieux café… L’idéal pour Samantha lorsqu’elle avait besoin d’un petit remontant. Plus bas dans la rue, on apercevait Schwangau, un restaurant cinq étoiles, qui était, lui aussi, un lieu de rendez-vous très populaire. Son chef et propriétaire, Franz Reinholdt, préparait une escalope viennoise à tomber.

Mais c’étaient les Sterling qui possédaient le plus grand emplacement — du moins jusqu’à présent —, et ils jouissaient d’une vue exaltante, avec leurs bureaux sur deux étages qui donnaient sur la ville d’un côté et surplombaient la rivière Wenatchee de l’autre. La fabrique et la boutique occupaient tout le pâté de maisons. L’entrepôt, qui avait fait partie des agrandissements antérieurs à l’arrivée de Waldo, en occupait un autre. Il aurait dû recéler bien plus de fournitures et de stock qu’il n’en avait actuellement. Samantha ne put réprimer un soupir.

Elle ouvrit la porte, alluma et coupa l’alarme pendant que Cecily faisait quelques pas dans la boutique.

— Parfois, cet endroit me manque.

Cecily avait prononcé ces mots en embrassant du regard les rayonnages variés et les tables de présentation de friandises de la boutique. Il y avait tant de sujets d’extase : des sachets de fruits confits, des pommes enrobées de chocolat, des pépites chocolatées et des petits gâteaux, des coffrets d’assortiments de chocolats, des boîtes de caramels salés, des truffes au cognac préparées selon la recette secrète de leur arrière-grand-mère Rose, du sirop caramélisé et du sirop caramélisé aromatisé (une contribution de leur mère à la gamme) dont la gamme de saveurs s’étendait de « mexicain corsé » à « menthe-chocolat ». Au fond, dans l’angle, sous le téléviseur qui diffusait une vidéo présentant l’équipe de la fabrique à l’œuvre, les clients pouvaient trouver toutes sortes d’objets charmants : bonbonnières, bougies parfumées au chocolat, petits panonceaux pour la cuisine portant des inscriptions typiquement féminines telles que « Le chocolat est le plus doux des baisers » et « J’abandonnerais le chocolat si je n’étais pas si fidèle »…

Samantha attrapa une boîte de truffes et plaisanta tout en se dirigeant vers la caisse enregistreuse :

— On peut faire sortir une femme d’une fabrique de chocolat, mais on ne peut pas faire sortir le chocolat de sa tête. Tu as de l’argent ? Je n’ai qu’un billet de cinq sur moi.

Et encore, elle avait de la chance de l’avoir.

Sa sœur lui jeta un regard stupéfait.

— Depuis quand devons-nous payer ?

— Depuis que nous avons fait faillite.

Samantha lui tendait la main, paume ouverte.

Cecily fronça les sourcils en sortant son porte-monnaie.

— Je dois payer le chocolat de ma propre société ? C’est le comble.

— Bienvenue dans mon monde.

— Garde la monnaie.

Cecily lui tendit un billet de vingt dollars.

— Merci. J’accepte volontiers.

— Ça va vraiment mal, n’est-ce pas ?

— Non.

Samantha avait répondu avec fermeté : peut-être que, en se le répétant suffisamment, elle finirait par y croire.

Petite fille, elle adorait entendre raconter comment l’arrière-grand-mère Rose avait créé la société dans sa cuisine : les recettes qui lui venaient littéralement lorsqu’elle rêvait, les économies de toute une vie qu’elle et son mari, Dusty, avaient utilisées pour acheter ce bout de terrain et y construire une échoppe modeste, à l’époque où Icicle Falls n’était rien de plus qu’un ensemble incohérent de bâtiments sans harmonie. Sweet Dreams n’était pas simplement une entreprise. C’était une légende familiale. C’était aussi la source des revenus d’une trentaine de familles, et elle allait les tirer de ce mauvais pas, quel qu’en soit le prix.

S’accoudant au comptoir, Cecily l’observa attentivement.

— Est-ce que tu me mens, Samantha ?

— Oui, mais les choses pourraient être pires. Nous avons toujours le stock.

Samantha rangea le billet dans la caisse, puis elle ouvrit la boîte et en sortit une truffe qu’elle glissa dans sa bouche. Celle-ci atteignit ses papilles comme une drogue, et elle laissa la douce saveur envahir son palais. Elle pouvait presque sentir une troupe d’endorphines exécuter une danse joyeuse dans tout son corps. Une femme pouvait venir à bout du plus grand des défis si celui-ci était enrobé de chocolat.

— Alors, demanda Cecily, qu’est-ce que nous allons faire, à part manger le stock ?

Autrefois, lorsqu’il avait été décidé d’emprunter de l’argent pour faire croître la société, Cecily avait été la seule à exprimer son désaccord, ignorant à la fois les tableaux et les graphiques de Samantha et les certitudes confiantes de leur père. A l’époque, Samantha l’avait accusée de manquer de clairvoyance.

C’était à la fois méchant et stupide, elle devait bien l’admettre aujourd’hui, car Cecily possédait un mystérieux sixième sens. Au lycée, elle arrivait toujours à prévoir les interrogations surprises qui allaient leur tomber dessus, et elle savait quand ses sœurs allaient rompre avec leurs petits copains bien avant que celles-ci ne commencent à s’en douter. Après la mort de leur père, elle avait prédit que leur mère se remarierait dans l’année, et elle ne s’était trompée que de quelques mois.

Mais, là, il était question d’affaires, et Samantha, fière de son expérience, pleine de rêves de grandeur et prête à parier gros, avait balayé toutes les objections, et leur père l’avait soutenue. Aujourd’hui, entre ses ambitions et le désastre qu’avait engendré Waldo, elle se retrouvait menacée de grosses pertes. La confiance de son père s’était avérée mal placée. Soudain, la boîte de truffes lui parut toute gondolée, comme si elle s’était trouvée sous l’eau. Samantha battit des paupières et une larme tomba sur le comptoir.

Alors, elle sentit une main sur son épaule.

— Hé, Samantha, ça va aller…

Cecily poursuivit :

— Tu vas trouver la solution. J’en suis sûre.

Samantha leva les yeux au ciel.

— Tu le crois vraiment ou tu essaies de me remonter le moral ?

— Un peu des deux. Mais quand même, peut-être que tu pourrais passer voir Arnie à la banque pour lui en parler, voir ce qu’il peut faire.

— Arnie a quitté la banque.

Cecily battit des cils.

— Quoi ?

— J’ai appris que Cascade Mutual va engager un nouveau directeur. Et je ne sais pas du tout quel genre d’homme ce sera.

Peut-être serait-il aussi charmant qu’Arnie. Elle pouvait toujours l’espérer. Mais, en demeurant réaliste, elle soupçonnait que le bon vieux temps où ils avaient une banque capable de s’impliquer personnellement auprès de ses clients était révolu. Arnie s’était un peu trop impliqué, et c’était en grande partie pour cette raison que la banque allait avoir un nouveau directeur.

Cecily tordit une boucle de ses cheveux blonds.

— Je pourrais peut-être faire un emprunt.

— Non !

Samantha s’expliqua :

— Nous sommes peut-être à bord du Titanic, et si c’est le cas, je ne veux pas que tu sombres avec nous.

— Nous sommes une famille, et Sweet Dreams est une entreprise familiale. Nous nous serrons les coudes. Tu te souviens de ça ?

— Merci.

Les paroles de sa sœur étaient réconfortantes mais, sur ce sujet précis, Samantha était à la fois le capitaine et l’équipage de ce vaisseau, et c’était à elle qu’il reviendrait d’éviter le naufrage.

Cecily insista :

— Je suis certaine que je peux trouver une solution.

Cela coûtait cher de vivre et de travailler à Los Angeles, et Samantha n’avait pas la moindre intention de faire supporter à sa sœur des dettes énormes. Et puis, de toute façon, Cecily n’aurait jamais les moyens de rassembler la somme dont ils avaient besoin.

— Je m’en sortirai.

— Tu t’en sors toujours, mais je veux juste que tu saches que tu n’es pas obligée de le faire seule. Après tout, j’ai toujours une dette envers toi pour t’avoir volé ton journal.

Cecily avait dit ces derniers mots en souriant.

Samantha ne put s’empêcher de sourire à son tour, au souvenir du jour lointain où elle avait trouvé sa sœur en train de lire à ses amies ses réflexions très profondes de gamine de douze ans. C’était plutôt amusant aujourd’hui. Pas autant à l’époque.

— Tu as eu de la chance d’arriver vivante au collège.

Cecily redevint sérieuse :

— Je tiens à faire quelque chose pour mériter ma part des profits quand ils recommenceront à rentrer.

— S’il me vient une idée, répondit Samantha, je te tiendrai informée.

Pourtant, elles savaient toutes deux qu’elle ne le pensait pas vraiment. Une personne — Waldo — avait déjà voulu l’« aider » et, désormais, Samantha était vaccinée à vie.

Cecily rouvrit la boîte et mordit dans une truffe, puis elle en offrit une autre à sa sœur.

— Je sais que la roue va tourner.

Samantha déclara, en guise de conclusion :

— J’espère que tu en sais aussi long que tu le dis.