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Muriel se trouvait dans une piscine remplie de chocolat fondu, participant à une compétition de natation. Elle exécutait la brasse papillon et s’efforçait désespérément de rester au niveau de ses concurrentes des autres couloirs. Waldo, debout à l’autre bout de la piscine, dressait une énorme coupe en argent débordant de caramels mous, tandis que Cecily et Bailey, assises au premier rang des gradins, l’applaudissaient à tout rompre.

— Vas-y, maman ! Tu vas y arriver !

Mais le chocolat était si épais que, en dépit de tous ses efforts pour s’y propulser, elle n’arrivait pas à avancer.

Elle avait traversé la moitié du bassin et respirait avec peine quand la Méchante Sorcière de l’Ouest surgit sur son balai. Elle ne portait pas son costume noir habituel. A la place, elle avait passé un maillot de bain rétro, à la mode des années 1900 ; en outre, elle ressemblait étrangement à Samantha, avec ses yeux noisette et ses longues mèches rousses qui s’échappaient du chapeau noir pointu.

Soudain, la sorcière s’écria :

— Un tsunami ! Vite, que tout le monde évacue le bassin !

Elle s’envola au-dessus du chocolat, puis piqua droit sur le bassin et en sortit Muriel en la tirant par les cheveux.

— Maman, tu ne peux pas rester là. Maman. Maman !

— Mmm…

— Maman ?

Muriel ouvrit les yeux et vit Samantha penchée sur elle, une main posée sur son épaule, l’air inquiet.

— Tu te sens bien ?

Il était évident qu’elle ne se sentait pas bien. Muriel écarta quelques mèches de devant ses yeux et se redressa.

— Quelle heure est-il ?

— 11 h 45.

Presque midi. Et voilà : comme la veille, où elle avait dormi toute la journée.

Samantha s’enquit :

— Tu as mangé ?

— Je n’ai pas faim, ma chérie.

— Depuis quand n’as-tu rien avalé ?

Quelle importance cela pouvait-il bien avoir ? Muriel balaya la question d’un geste de la main. Puis elle se glissa hors du lit, partit dans la salle de bains et referma la porte au nez de sa fille.

La voix de Samantha lui parvint :

— Je vais faire du café.

Du café, pouah ! Muriel n’avait jamais refusé une bonne tasse de café, mais ses papilles, comme tout le reste de son être, semblaient avoir renoncé à la vie.

Elle demeura immobile devant le lavabo, contemplant son reflet dans le miroir : une vieille femme aux boucles brunes artificielles la fixait avec tristesse. Sous ses yeux, des cernes noirs révélaient à quel point elle dormait mal, en dépit de tout le temps qu’elle passait sous ses couvertures.

Elle coupa la lumière et sortit de la salle de bains. Elle eut envie de retourner au lit, mais l’arôme du café chaud lui rappela que Samantha l’attendait dans la cuisine. Elle passa son peignoir de bain et s’assit sur le bord du lit, s’intimant l’ordre de sortir de la pièce. Mais son corps refusait de lui obéir.

Enfin, Samantha revint dans la chambre, portant une tasse fumante. A la vue de sa mère, elle esquissa un timide sourire.

— Ça te dirait que je te fasse couler un bain à remous, puis que je nous prépare une omelette ?

Muriel prit la tasse.

— Est-ce qu’il y a un sous-entendu ?

Sa réponse était amère. Tant pis : elle se sentait amère.

La peau claire de Samantha s’empourpra comme de la braise.

— Non, je voulais juste dire…

— Va te préparer quelque chose dans la cuisine. Je te rejoins dans quelques minutes.

Muriel retourna dans la salle de bains avec toute la dignité qu’elle put rassembler. Elle était trop jeune pour que sa fille lui dise ce qu’elle devait faire.

Pourtant, Samantha avait raison. Elle avait besoin d’un bon bain.

Vingt minutes plus tard, elle pénétrait dans la cuisine, où elle trouva sa fille recroquevillée sur un tabouret devant le plan de travail, buvant elle aussi une tasse de café. Muriel la rejoignit et elles s’assirent l’une à côté de l’autre, les yeux perdus dans la cuisine vide.

Muriel murmura :

— J’ai l’impression que je n’arriverai pas à m’en remettre…

Samantha la réconforta :

— Bien sûr que tu y arriveras.

Et le plus tôt serait le mieux, semblait penser sa fille. Mais aux yeux de Muriel, toute cette agitation n’était qu’une perte de temps. Elle eut soudain mal à la tête.

Samantha redemanda gentiment :

— Alors, que dirais-tu d’une omelette ?

Waldo… Lui qui adorait les petits déjeuners copieux en tête à tête…

— Ça permet de bien entamer la journée.

C’était ce qu’il avait l’habitude de dire.

Mais rien ne permettrait à Muriel de bien entamer celle-ci.

Elle répondit :

— Non merci, je ne veux rien.

Tout ce que je veux, c’est mon mari.

— Laisse-moi au moins te préparer un toast.

Bon, si cela pouvait lui faire plaisir… Muriel acquiesça.

Samantha fit griller une tranche de pain de seigle et la beurra, puis elle la plaça sur une assiette qu’elle déposa sur le plan de travail. Ce ne fut qu’à ce moment-là que, tirée de ses pensées confuses, Muriel se fit une réflexion.

— Tu n’es pas au bureau…

Samantha poussa légèrement l’assiette vers elle.

— Mange ton toast.

Muriel en mordit une bouchée et se mit à mâcher. Elle aurait pu tout aussi bien mâcher de la sciure de bois. Elle repoussa l’assiette.

— Je pensais que tu serais au bureau.

De nouveau, Samantha avança l’assiette.

— Prends-en encore un petit peu.

De nouveau, Muriel repoussa l’assiette. Elle observa intensément sa fille.

— Samantha Rose… Qu’est-ce que tu fabriques ici ?

Samantha baissa les yeux vers le plan de travail et se mordit la lèvre. Derrière cette jolie frimousse se tapissait une volonté de fer qui se trahissait dans un menton toujours pointé avec détermination. Mais aujourd’hui, sa fille semblait s’être effondrée sur elle-même.

L’instinct maternel l’emporta sur le chagrin ; Muriel se pencha par-dessus le plan de travail, posa sa main sur le bras de sa fille et lança avec autorité :

— Dis-moi…

Elle n’avait pourtant aucune envie d’entendre quoi que ce soit. Entre sa fille et les médecins, elle avait entendu, ces derniers mois, assez de tristes nouvelles pour toute son existence. Elle frémit intérieurement et se prépara à écouter.

Samantha leva alors ses yeux vers elle : ils étaient emplis de désespoir.

— Je ne sais même pas comment te dire ça.

De ses trois filles, celle-ci n’avait jamais eu peur de dire à sa mère ce qu’elle pensait.

— Allons, dis-moi. Ça ne peut pas être pire qu’aucune des catastrophes que je vis depuis un mois.

— La banque réclame son argent. Si je ne rassemble pas toute la somme avant la fin du mois prochain, elle va saisir nos biens et nous allons perdre Sweet Dreams.

Muriel savait déjà que l’entreprise avait des problèmes mais, à cette nouvelle, elle eut la sensation qu’elle venait d’être emportée par une avalanche. Tout d’abord cet horrible diagnostic, puis la mort subite de Waldo, et maintenant la société. Qu’est-ce qui allait encore arriver ?

Si elle avait conservé la modeste maison déjà payée où Stephen et elle avaient élevé les filles, elle aurait pu accompagner Samantha à la banque, souscrire un prêt hypothécaire et résoudre ce problème. Au lieu de quoi, elle l’avait revendue pour acheter cette nouvelle maison immense, qui avait paru le lieu idéal pour vivre sa nouvelle existence auprès de son nouvel époux. Le prix de l’immobilier dans la région ayant chuté, sa maison n’avait plus la même valeur qu’autrefois. Et cela signifiait que la valeur résiduelle dont elle disposerait pour négocier serait insignifiante.

Une mère ne pouvait quand même pas demander à sa fille :

— Mais qu’est-ce qu’on va faire ?

Elle aurait dû avoir une solution… Elle n’en avait pas. Alors elle resta là, assise, les yeux fixés sur Samantha, se sentant la pire mère au monde et se conjurant de tâcher de comprendre les règles de calcul.

Samantha poursuivit :

— Je suis passée à la banque : ils ne nous aideront pas. Pour le moment, je ne vois qu’une seule chose à faire.

Elle avait une idée en tête. Bien. Quelle qu’elle soit, Muriel la soutiendrait.

Samantha se mordit la lèvre, hésitante. De toute évidence, elle était mécontente de la solution qu’elle avait trouvée.

— Je t’écoute.

Muriel l’encourageait, mais elle se sentait submergée par l’envie de partir en courant.

— Pardon de te demander ça, mais Waldo avait-il une assurance vie ?

Une assurance vie… Le seul fait d’entendre ces mots souleva le cœur de Muriel. Non seulement Waldo était mort, mais sa vie se trouvait réduite à un chèque. Un chèque, cependant, dont elles avaient besoin. Elle allait pouvoir s’en servir pour aider sa fille à sauver l’entreprise et peut-être rembourser cet emprunt ridicule.

Oh, tout cela était d’une telle mesquinerie ! Waldo, je te demande pardon.

— Maman, je ne te le demanderais pas si je pouvais trouver une autre issue, mais je n’ai pas d’autre solution.

Samantha lui parlait toujours.

— Si tu pouvais juste me prêter assez d’argent pour régler notre situation auprès de la banque, je ferais en sorte de te rembourser dès que possible.

Muriel tapota le bras de sa fille.

— Il s’agit de notre entreprise, ma chérie. Je vais te donner l’argent.

Samantha sentit sa lèvre inférieure trembler. Elle prit une profonde inspiration et répondit, les yeux emplis de larmes :

— Merci.

Muriel la serra dans ses bras.

— Nous formons une famille. Dans une famille, on s’entraide.

Samantha enroula ses bras autour de Muriel comme une personne en train de se noyer aurait agrippé une bouée de sauvetage.

Sa fille avait beau être indépendante, elle avait toujours besoin de sa mère, et quel que fût le désir de Muriel de mettre sa vie de côté pour un long moment, pour toujours peut-être, elle n’allait certainement pas abandonner son enfant et la laisser mener ce combat toute seule.

— Je ne nous laisserai pas perdre cette entreprise, promit-elle. Grand-mère Rose se retournerait dans sa tombe.

— Papa aussi.

Samantha desserra son étreinte, et Muriel lut à la fois du soulagement et de la culpabilité sur son visage.

— Merci, maman. Je suis désolée que nous soyons obligées d’en passer par là.

Muriel repoussa une mèche de cheveux roux derrière l’oreille de sa fille.

— Il n’y a pas de quoi. Et Waldo serait heureux de savoir qu’il nous a aidées.

A cette remarque, sa fille esquissa une moue. Samantha ne dit pas un mot, mais Muriel pouvait lire dans ses pensées… Ce serait bien le moins qu’il puisse faire, étant donné les circonstances.

Pourtant, Samantha demeura silencieuse, et Muriel lui en fut reconnaissante. A son tour, elle préféra garder pour elle une de ses réflexions. Oui, Waldo a commis des erreurs mais, au départ, ce n’est pas lui qui a souscrit ce prêt pour agrandir la société. Parfois, sa fille oubliait ce détail.

Elle promit de nouveau :

— Je vais sortir le contrat et appeler la compagnie d’assurances dès cet après-midi.

Samantha acquiesça, toujours embarrassée.

— Merci.

Puis, soudain, elle redevint la femme d’affaires, prête à repartir combattre le monde entier.

— Je ferais mieux de retourner au bureau. Appelle-moi quand tu les auras eus au téléphone.

Muriel acquiesça.

— Entendu.

Elle congédia Samantha d’un baiser, puis alla se poster à la fenêtre, d’où elle regarda sa fille courir dans l’allée pour rejoindre sa voiture. Pendant quelques instants, elle revit Samantha à l’âge de dix-huit ans, se juchant sur le siège passager, à côté de son père qui l’accompagnait à son petit boulot d’été dans les bureaux de Sweet Dreams.

— Un jour, c’est moi qui dirigerai cette entreprise.

Elle avait fait cette déclaration alors qu’elle n’avait que seize ans.

— Et nous nous développerons.

Elle avait déjà tellement de rêves et d’ambition !

Stephen disait toujours :

— Elle a ça dans le sang.

Muriel soupira. Elle aurait dû s’en souvenir et confier la direction à sa fille, au lieu de compliquer les choses en en chargeant Waldo. Elle ne s’était pas fiée à son propre jugement ni au sens des affaires de sa fille, et elle mesurait à présent son erreur. Il fallait dire qu’à l’époque, Samantha était si jeune…

Comme si l’âge avait quoi que ce soit à voir avec le sens du commerce ! Muriel elle-même était la preuve vivante que ce n’était pas le cas.

Enfin, le passé n’était plus. C’était Samantha qui dirigeait, maintenant, et il semblait tout naturel que l’argent de l’assurance vie de Waldo permette à sa fille de ressusciter Sweet Dreams et d’emmener la société vers de nouveaux horizons.

Muriel monta dans le grenier qu’ils avaient transformé en bureau et ouvrit le meuble de classement. Les dossiers étaient tous éparpillés : les chemises en carton gisaient au petit bonheur, dans un ordre mystérieux qui n’avait rien d’alphabétique. Elle trouva enfin celle sur laquelle était écrit « Assurance vie » et la sortit, mais elle se rendit rapidement compte que celle-ci contenait des documents concernant la maison.

Un sentiment de panique commença à s’insinuer en elle. Elle replaça le dossier dans le meuble et s’empara du dossier de la maison, se disant que Waldo les avait peut-être intervertis. La police d’assurance vie n’était pas là. Elle se dirigea vers le bureau et fouilla parmi les feuilles éparses qui y étaient empilées. Un avis de retard de paiement d’une facture que Waldo devait à Beemer lui noua la gorge, mais elle ne se laissa pas distraire de sa recherche. Ces fichus papiers devaient bien se trouver quelque part…

Trois heures et deux autres tasses de café plus tard, elle trouva enfin une lettre de la compagnie d’assurances. Elle s’en empara et se mit à lire.

Les mots bondirent comme pour la gifler.

« En raison de votre défaut de paiement… la police… annulée. »

Il devait y avoir une erreur. Elle appellerait la compagnie d’assurances le lendemain matin à la première heure et résoudrait ce problème.

Oh, Seigneur, faites que ce soit une erreur !

*  *  *

Mais ce n’en était pas une : le lendemain matin, Muriel eut beau s’adresser à tous les directeurs, elle eut beau implorer, la réponse demeura la même :

— Nous sommes désolés, mais nous ne pouvons rien pour vous.

Et elle allait maintenant devoir appeler le bureau et répéter ces mêmes mots à sa fille. Elle restait là, le regard fixé sur le téléphone, regrettant de ne pas pouvoir tout simplement retourner au lit.