« Si on ne peut pas compter sur sa famille quand on est dans le besoin, sur qui peut-on compter ? »
MURIEL STERLING,
Quand la famille compte
Samantha, assise à son bureau, se rongeait les ongles tout en contemplant la Wenatchee par la fenêtre de son bureau. La journée était ensoleillée et la rivière d’un bleu saphir étincelant, mais elle s’en rendait à peine compte. Le paysage était éclipsé par une vision cauchemardesque : Sweet Dreams appartiendrait bientôt au passé. La possibilité d’utiliser l’argent de l’assurance vie de Waldo avait constitué son dernier espoir. Qu’allait-il arriver à ses employés ? Qu’allait-il arriver à sa mère sans ce revenu supplémentaire ? Comment parviendrait-elle à échapper au désastre ?
Peut-être une autre banque lui prêterait-elle l’argent… Dans ce cas, elle pourrait s’en servir pour rembourser Cascade Mutual. Elle passa quelques coups de fil pour évaluer ses chances. Mais celles-ci étaient proches du néant. Elle dit adieu à un autre ongle…
C’est alors que son portable se mit à jouer Girls Just Want to Have Fun. C’était Bailey.
Même si elle n’en avait aucune envie, elle s’obligea à répondre. Elle avait déjà parlé à Cecily, qui avait du moins eu la décence de la laisser à sa dépression. Bailey, la boute-en-train de la famille, l’appelait certainement pour lui remonter le moral. Or, elle ne voulait pas qu’on lui remonte le moral, bon sang, elle voulait être en colère ! En colère, en colère, en colère !
— Je suis là, grommela-t-elle.
— Bien sûr que oui. Où est-ce que tu voudrais être ?
La réponse de Bailey avait du bon sens.
— Tu ne serais pas toi si tu n’étais pas au bureau en train de sauver l’entreprise.
— Je ne suis pas en train de sauver l’entreprise. Je suis en train de…
Qu’était-elle en train de faire ? Ah oui, de se lamenter sur elle-même… Et elle le faisait sacrément bien, en plus.
— Cecily m’a raconté, pour la banque. Tu te sens bien ?
— Non.
Il y eut un silence, à l’autre bout du fil, et elle put imaginer sa petite sœur qui se mordillait la lèvre en se demandant ce qu’elle allait bien pouvoir dire.
Bailey répondit enfin :
— Je suis désolée, Samantha… J’ai l’impression que nous te laissons affronter une énorme catastrophe…
Samantha massa son front douloureux.
— Au point où nous en sommes, je ne vais plus l’affronter très longtemps.
Et après, qu’est-ce qu’elle deviendrait ? Pire, que deviendrait sa mère ? Celle-ci ne gagnait pas vraiment des sommes folles en tant qu’écrivain. Cecily allait devoir leur trouver des millionnaires à toutes les deux.
— Mais tu ne peux pas laisser Sweet Dreams sortir de la famille. Ce serait injuste, Sam.
Parfois, Samantha pensait que, ce qui était injuste, c’était qu’elle soit la seule des trois à être restée à Icicle Falls pour faire tourner le paradis du chocolat de Willy Wonka. Elle était là, comme Davy Crockett à fort Alamo. Ou le dernier des Mohicans. Ou…
— Est-ce que tu as une idée de ce qui pourrait sauver l’entreprise ? demanda Bailey.
Proposer à Blake Preston de coucher avec lui en échange d’une dérogation à la politique de la banque. Oh, génial ! D’où est-ce qu’elle sortait ça ?
La réponse de Samantha tomba :
— Non.
Mais il y avait forcément quelque chose à faire. Pourquoi ne trouvait-elle aucune solution ? Elle qui n’avait jamais manqué d’idées, dans le passé, où était passée sa brillante inspiration ? De toute évidence, sa fabrique à idées avait fermé ses portes.
— Nous devons organiser une réunion de famille pour réfléchir, déclara Bailey d’un ton ferme.
Si Samantha n’arrivait pas à avoir la moindre idée, qu’est-ce qui laissait supposer à Bailey qu’elle, Cecily et leur mère allaient trouver une solution ?
— Ecoute…, dit-elle à sa sœur.
Mais Bailey lui coupa la parole :
— Je sais bien que tu penses que personne ne peut diriger l’entreprise comme toi, mais nous sommes toutes plutôt inventives.
Ça, c’était absolument indéniable. Samantha regarda les ongles rongés de sa main gauche et décida qu’on accordait beaucoup trop d’importance aux manucures.
Bailey poursuivit d’un ton décidé :
— Je vais rappeler Cecily. Je passerai chez elle ce soir et on vous contactera sur Skype chez maman à 19 heures.
A cette heure-là, tout ce que Samantha avait envisagé, c’était d’être chez elle, en train de s’évader sur un jeu d’ordinateur ou devant un film à la télévision, avec Nibs lové sur ses genoux.
Elle tenta d’objecter :
— Je ne crois pas…
— Arrête, maintenant, ne refuse pas. Laisse-nous au moins essayer.
Sa petite sœur allait rester au téléphone et la persécuter jusqu’à ce qu’elle cède. Mieux valait donc céder tout de suite et en finir avec ça.
— D’accord. 19 heures ce soir.
— Bien.
Bailey avait prononcé ce dernier mot triomphalement, comme si elles avaient déjà un peu progressé.
* * *
Cecily fixait avec surprise la blonde plantureuse en petit haut très décolleté et bijoux clinquants assise de l’autre côté de son bureau. Elle n’arrivait presque pas à croire ce qu’elle entendait. Liza et Brad auraient dû former le couple idéal. Lui recherchait une femme avec des seins semblables à des canots de sauvetage, tandis qu’elle-même cherchait un homme au compte en banque bien garni, qui pourrait lui permettre de continuer d’assouvir ses habitudes dépensières dans Beverly Hills. Non seulement Brad avait l’argent, mais, en plus, il était mignon, une autre des exigences de Liza… Et cette dernière était en train de lui expliquer qu’elle ne voulait plus le revoir ? Sérieusement ?
Cecily demanda alors :
— Donc, vous ne vous êtes pas entendus ?
— Nous aurions dû. Il m’a emmenée chez Melisse, et la cuisine était à tomber. Nous aimons tous les deux la grande cuisine.
Cecily intervint :
— C’est important, les centres d’intérêt communs.
Ils auraient très bien pu profiter joyeusement de la vie tandis que Liza aurait profité du portefeuille de Brad.
— Ensuite, il a dit qu’il aimait mes cheveux.
— Félicitations, c’est un bon point.
Liza grimaça :
— Ah oui ? Pas quand il a dit qu’ils étaient de la même couleur que ceux de sa mère et qu’il s’est mis à parler d’elle.
— Peut-être pensait-il que vous apprécieriez sa mère ?
— Plus quand il s’est arrêté. Je vous promets que j’ai eu l’impression que nous étions trois à ce rendez-vous. Et elle vit avec lui. Il a quarante ans et il vit avec sa mère ? Beurk ! Je n’arrive pas à croire que vous ne filtriez pas mieux vos mecs.
— Eh bien…
Cecily s’interrompit. Elle ne savait même pas quoi répondre. Sur ses questionnaires, elle n’avait pas prévu de case à cocher pour « fils à maman ».
— Je suis confuse, Liza. Je pensais qu’il serait parfait.
— Eh bien, ce n’était pas le cas. Il va falloir que vous fassiez mieux.
Cela ne serait peut-être pas si facile, étant donné que Liza avait essayé de rouler les deux derniers messieurs avec qui elle était sortie en les traînant dans des boutiques de luxe dès le deuxième rendez-vous.
— Je vais essayer.
Cecily poursuivit :
— Mais il faut que vous vous souveniez de ne pas demander à ces hommes de vous acheter des vêtements alors que vous avez à peine commencé à sortir avec eux. Ils pensent que c’est tout ce que vous attendez de la relation.
Liza lui lança un regard presque haineux.
— Bien sûr que ce n’est pas tout ce que j’attends ! De quoi j’ai l’air, d’une pute ?
En fait, la réponse était oui. Et pas de très haute volée, en plus.
— Non, non…
Cecily continua hâtivement :
— Ne vous inquiétez pas. Nous allons vous trouver l’homme idéal.
— J’espère bien. Je veux dire, je peux très bien partir chez quelqu’un d’autre, vous savez.
The Millionaire Matchmaker ? L’émission télévisée qui présentait des célibataires millionnaires aux jeunes femmes qui n’avaient pas froid aux yeux ? Cecily arbora le sourire diplomatique qui lui avait toujours sauvé la mise.
— Bien sûr, je tiens beaucoup à ce que vous soyez satisfaite.
La suite de cette phrase aurait dû être quelque chose comme : « Et je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour vous trouver l’homme qu’il vous faut. »
Mais ces mots ne franchirent jamais ses lèvres. Au lieu de quoi, elle se découvrit une jumelle démoniaque, et ce fut celle-ci qui déclara :
— Alors, si c’est le sentiment que vous avez, vous devriez emmener trotter vos belles chaussures Jimmy Choo ailleurs, et voir si quelqu’un peut vous trouver un homme qui apprécie les croqueuses de diamants.
Seigneur Dieu, venait-elle vraiment de dire ça ?
Liza, de toute évidence, n’arrivait pas à le croire. Sa mâchoire en était tombée.
— Excusez-moi ?
Cecily répondit simplement :
— Je ne pense pas pouvoir vous aider…
Mais alors, sa jumelle démoniaque ajouta :
— Et je ne pense pas non plus le vouloir.
Les yeux de Liza lancèrent des éclairs.
— Vous allez me rendre mon fric !
« Tu peux toujours courir », pensa Cecily. Cet argent avait disparu depuis longtemps, tout comme sa patience.
— Vous en avez eu pour votre argent. Je vous ai fait rencontrer six célibataires. Ce n’est pas ma faute si vous avez tout fait rater.
Liza la toisa.
— Parfait. Je vais dire à toutes mes amies de ne jamais venir chez vous. Jamais !
Là-dessus, elle attrapa son sac Kate Spade et sortit du bureau en trébuchant sur ses talons de dix centimètres.
Cecily se passa une main dans les cheveux. C’était épouvantable. Non pas de perdre Liza en tant que cliente : elle avait eu dès le début le sentiment qu’elle ne serait pas capable d’aider cette femme. Non, c’était la manière dont elle avait réagi à la menace de Liza : si impolie, si peu professionnelle. Qu’est-ce qui ne tournait pas rond, chez elle ? Elle était épuisée, purement et simplement.
Elle demanda à Willow, sa secrétaire, de ne plus lui passer d’appels, et s’enferma dans son bureau avec une tasse de camomille, mais l’infusion ne lui fit aucun bien. Elle jeta le fond de sa tasse et retourna à ses e-mails. Mais chaque fois qu’elle en ouvrait un nouveau, elle se reposait la même question : Qu’est-ce que tu fais ici ?
C’était une bonne question.
* * *
Samantha était sur le point de quitter le bureau quand sa mère l’appela pour lui demander comment elle allait.
Samantha la rassura :
— Je ne me suis pas encore ouvert les poignets.
— Je t’interdis de plaisanter sur ce genre de choses. Je viens de parler à Cecily. Il paraît que nous allons discuter ensemble ce soir pour trouver une solution, et je me demandais si je devais préparer le dîner.
Samantha avait toujours préféré laisser aux autres le soin de cuisiner, surtout à sa mère, mais l’idée de prendre place à table en face de sa mère après tout ce qui venait de se passer, et ce dernier épisode pour couronner le tout… elle ne pouvait l’affronter.
— J’ai un million de choses à faire avant notre rendez-vous sur Skype.
Je t’en prie, ne me demande pas quoi.
— On peut remettre à une autre fois ?
— Bien sûr.
Sa mère poursuivit tout de même :
— Mais laisse-moi te préparer quelque chose à emporter chez toi après. Je suis déjà au milieu des casseroles.
Un repas gratuit. Ce serait parfait. Et puis, cela lui permettrait d’échapper aux délicieux triples cheeseburgers de Mme Nilsen, si dangereux pour la ligne, ce qui aurait été l’étape suivante dans le traitement de sa souffrance, après les chocolats Sweet Dreams et le peu d’ongles qu’il lui restait à ronger.
Elle s’arrêta dans l’avenue à 18 h 55, coupa le moteur et soupira. Ce n’était pas bien de ne pas vouloir passer un moment en tête à tête avec sa mère. Elle aimait sa mère. Mais en ce moment, elle avait l’impression d’un grand mur de gravats qui se dressait entre elles, un tas informe et impraticable de ressentiment, de culpabilité et elle ne savait quoi encore, qu’elle n’était pas sûre de vouloir escalader. Pourtant, sa mère essayait, elle. Evidemment, à cette pensée, Samantha se sentit encore plus coupable.
La nouvelle que Waldo n’avait pas d’assurance vie n’avait pas arrangé les choses. Sa mère avait une voix terriblement abattue quand elle l’avait appelée pour le lui annoncer, et Samantha n’avait manifesté aucune réaction. Mais elle s’était néanmoins exclamée :
— Comment a-t-il pu se montrer si irresponsable ? Mon Dieu ! D’abord la société, et maintenant ça…
Sa mère avait tenté l’apaisement :
— Ne paniquons pas.
Mais Samantha avait rétorqué avec sévérité :
— Maman… Nous sommes dans un immeuble en feu et les pompiers sont en grève. Qu’est-ce que tu voudrais que je fasse ?
Là encore, sa mère s’était voulue rassurante :
— Nous allons trouver une solution.
C’était facile à dire pour elle, qui ne comprenait rien aux affaires ni à la finance.
— Oui, tu as raison.
Samantha avait menti, s’efforçant de rattraper sa gaffe.
— Je ferais mieux d’y aller.
Avant d’exploser.
Quand elle avait raccroché, elle s’était sentie horrible. S’il existait un prix pour la fille la plus insensible, elle pouvait le remporter haut la main.
A présent, elle remontait l’allée menant à la maison, le plus lentement qu’elle pouvait. Puis elle entra, espérant entendre la voix de sa mère discutant avec Cecily et Bailey sur l’ordinateur, tout là-haut, dans le grenier. Au lieu de quoi, elle trouva Muriel enfoncée dans son fauteuil de cuir favori, tenant à la main une tasse de thé menthe-chocolat dont l’arôme, accueillant, flottait dans la pièce.
— J’ai fait du thé. La théière est sur le bar.
Tandis que Samantha se penchait pour lui embrasser la joue, elle ajouta :
— Et Pat est passée m’apporter des brownies à la framboise et au chocolat blanc. De la vitamine C…
Elle faisait allusion à la plaisanterie familiale selon laquelle le chocolat équivalait à des vitamines.
Au point où en était Samantha, elle allait finir par faire une overdose de chocolat. Elle se dirigea vers le bar, se servit du thé et prit un brownie. Rien qu’un… Ce serait la dernière gourmandise qu’elle avalerait de toute sa vie. D’accord… de tout le mois. De la semaine. De la soirée, au moins.
— Comment te sens-tu ? lui demanda sa mère.
Comme le roi de France au pied de la guillotine. Samantha haussa les épaules, puis laissa échapper :
— Je me suis sentie mieux.
Le visage de sa mère exprimait compassion et regret.
— Je suis tellement désolée, chérie…
Alors, elles étaient deux.
— Maman, à propos de ce matin… Je suis désolée d’avoir été si sèche avec toi.
Les filles étaient censées apporter du réconfort à leur mère. Elle, elle était presque aussi réconfortante qu’un coup de pied dans les tibias.
D’un geste, Muriel écarta ses excuses.
— Ne pense plus à ça. Je sais que tu subis beaucoup de pression.
La pression, cet alibi typiquement américain de l’impolitesse ! Samantha pouvait-elle retourner à la banque pour la tester sur Blake Preston ?
Dans un geste maternel, Muriel tapota le bras de sa fille.
— D’une manière ou d’une autre, tout va s’arranger, ma chérie.
Il ne restait plus à Samantha qu’à trouver celle qui permettrait à cette prédiction de se réaliser. La responsabilité qui reposait sur ses épaules avait le poids de deux éléphants jumeaux. Comment allait-elle faire pour les sortir de ce désastre ? Panique à bord !
Non, non… Pas de panique. Reste calme et réfléchis.
— Alors ? Elles n’ont pas encore appelé ?
C’était stupide, la réponse était évidente. Mais soudain, Samantha avait hâte de parler à ses sœurs. Même si celles-ci ne pouvaient rien pour lui venir en aide, leur soutien moral lui ferait du bien.
— Non, pas encore. Je m’apprêtais à monter au grenier. Nous pourrions commencer par discuter avec Cecily. Toi, tu sais faire fonctionner Skype, n’est-ce pas ? Waldo avait toujours…
Mais Muriel n’acheva pas sa phrase.
Samantha se contenta d’acquiescer et monta les escaliers la première. Elle crut tout d’abord que sa mère avait rangé à fond le bureau, mais à y regarder de plus près, elle comprit qu’elle n’avait fait qu’empiler toute la paperasse de Waldo en liasses bien nettes.
Tout en s’asseyant et en mettant l’ordinateur en marche, Muriel expliqua :
— Je range les papiers de ton beau-père.
Samantha rapprocha une chaise de celle de sa mère et cliqua sur l’icône de Skype.
— Je peux t’aider pour ces rangements, suggéra-t-elle.
— Ce n’est pas pressé. Et puis, tu as déjà assez de soucis.
Pas autant que sa mère, toutefois. Samantha se sentait la responsabilité de maintenir l’entreprise à flot, certes, mais sa mère devait affronter la perte d’un mari et probablement de sa maison, en plus de tous les problèmes de Sweet Dreams. Toute étincelle de vie avait disparu de sa personne, et elle ressemblait à un fantôme, avec ses yeux rougis à force de pleurer. Quant à Samantha, avec ses crises de colère intempestives, elle ne l’aidait en rien.
Cecily venait de prendre leur appel et était apparue à l’écran. Elle était dans son salon, lovée dans son petit canapé brun en microfibre, confortablement vêtue d’un pantalon de jogging et d’un vieux pull, ses cheveux blonds rassemblés en queue-de-cheval. Sur le mur qui se trouvait derrière elle, Samantha put voir la lithographie de Moskowitz datant de 1979 achetée par leur mère, que Cecily avait emportée lorsqu’elle avait emménagé à Los Angeles. C’était une représentation au pastel de trois autruches : l’une avait sa tête enfouie dans le sable, tandis que les deux autres contemplaient le monde d’un air perplexe. Plutôt symbolique de la majorité des femmes de sa famille, si quelqu’un avait demandé son avis à Samantha. Mais jusqu’à présent, personne ne l’avait fait.
— Bailey n’est pas encore arrivée.
Cecily ajouta :
— Elle a appelé pour dire qu’elle serait en retard.
Samantha murmura :
— Quelle surprise…
— C’est le bébé de la famille, répliqua Cecily. Que veux-tu que je te dise ?
Sur quoi, elle ouvrit de grands yeux et s’enquit :
— C’est un brownie que tu manges ?
Samantha fourra le reste de son brownie dans sa bouche.
— Un délice.
— Ce n’est pas juste, rétorqua Cecily en faisant la moue.
Tout comme il n’était pas juste que Samantha se retrouve ici, toute seule, à s’inquiéter de leur mère et de l’entreprise. Mais elle se souvint que c’était elle-même qui, en bonne martyre inconsciente, avait insisté pour que ses sœurs reprennent le cours de leur vie à Los Angeles.
Cecily reprit sur un ton railleur :
— Mais je préfère que ce soit pour ta ligne que la mienne.
— Quand tous les habitants d’Icicle Falls auront cessé de nous apporter de la nourriture, déclara leur mère, nous n’aurons plus de taille. Nous ressemblerons à des troncs d’arbre.
— Mais c’est quand même très gentil de leur part.
Et c’est gratuit, pensa Samantha. A l’heure actuelle, tout ce qui était gratuit était bon à prendre : son compte épargne était tout proche de la mort clinique.
Cecily posa la question fatidique :
— Alors ? Vous avez trouvé des idées sur la manière dont nous allons dégoter l’argent nécessaire ?
Les éléphants assis sur les épaules de Samantha s’installèrent confortablement pour un très long séjour.
— A part cambrioler une banque, non.
— Je continue de penser que je devrais faire un emprunt, fit remarquer Cecily, avant d’ajouter : Peut-être que je pourrais obtenir une hypothèque de mon appartement.
— C’est bien tenté, mais je te l’ai dit : pas d’emprunts.
Samantha crut bon d’insister :
— Notre famille ne va pas s’enfoncer davantage dans les dettes.
Il était déjà suffisamment problématique que leur mère soit en difficulté avec la maison. La dernière chose dont elles avaient besoin était de mettre sa sœur dans la même situation.
Cecily haussa les épaules avec fatalisme.
— Tu sais, j’ai toujours pensé que je n’étais pas mauvaise pour trouver des solutions originales, mais je dois admettre que pour l’instant, je suis perdue… A part te présenter un homme riche, ajouta-t-elle d’un ton taquin.
Leur mère s’en mêla, très heureuse de prendre sa fille au mot :
— Rencontrer un homme gentil, ce n’est pas si bête. Peut-être quelqu’un qui serait disposé à te faire un prêt personnel.
L’irritation gagnait Samantha :
— Pas de problème. On n’a qu’à descendre à la halle aux riches et choisir un pigeon.
— Nous n’aurions pas la moindre chance, de toute façon, répondit Cecily. Tes seins ne sont pas assez gros.
Ignorant la chamaillerie entre ses filles, Muriel semblait songeuse.
— A quoi ressemble le nouveau directeur de la banque ? demanda-t-elle soudain.
— Rien à voir avec Arnie, répondit Samantha avec amertume.
Une image de Blake Preston avec ses épaules larges et son menton de super-héros, vêtu de sa tenue de football des pieds à la tête, lui avait envahi l’esprit. Samantha la bannit aussitôt.
— Quand même, insista Muriel, je suis sûre qu’il pourrait nous aider.
Samantha secoua la tête.
— Je l’ai rencontré. Il est nul.
— Peut-être que vous n’êtes pas partis du bon pied.
Si le fait de lui reprendre les chocolats qu’elle venait de lui offrir comptait, c’était absolument indéniable. Samantha lança à Cecily un regard qui la menaçait de s’en prendre physiquement à elle si elle racontait à leur mère ce qui s’était passé.
— Crois-moi, déclara-t-elle, il ne nous aidera pas. Les hommes ne peuvent pas toujours tout arranger.
Muriel poussa un soupir.
— Si seulement votre père était en vie… Lui, il saurait quoi faire.
— Si papa était en vie, pour commencer, nous ne serions pas dans ce pétrin, répliqua Samantha.
A peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle aurait voulu s’arracher la langue. Mon Dieu, achevez-moi tout de suite ! pensa-t-elle en voyant les épaules de sa mère se raidir.
— Désolée…, marmonna-t-elle. Ce n’est pas ce que je voulais dire.
Sauf que c’était faux, et qu’elles le savaient toutes deux.
— Ce n’est rien, murmura sa mère.
Mais une fois de plus, elles savaient toutes deux que ce n’était pas vrai.
A ce moment, Samantha entendit la voix de Bailey qui venait d’arriver. Un instant plus tard, sa sœur cadette faisait son apparition sur l’écran. Elle s’affala sur le canapé à côté de Cecily et ôta son blouson de cuir rouge, qu’elle avait probablement trouvé dans un dépôt-vente. Depuis que les revenus de la société s’étaient évaporés, elles n’achetaient plus que des vêtements d’occasion, ou, en ce qui concernait Samantha, plus de vêtements du tout.
Bailey se lança dans la conversation :
— Alors, les filles, vous avez pensé à quelque chose ?
— Non, à rien, répondit Samantha.
Cette réunion de famille allait se solder par une énorme perte de temps.
Mais Bailey déclara :
— Eh bien, moi, j’ai eu une idée en venant ici.
Elle marqua une pause, avant de poursuivre :
— Que diriez-vous d’une sorte de collecte de fonds ? Vous savez, avec un gros thermomètre, pour que les gens puissent voir combien d’argent nous avons rassemblé.
— Non.
La réponse de Samantha fut catégorique.
— En affaires, l’image, c’est important, et la dernière chose que nous voulons, c’est annoncer au monde entier que nous sommes en train de sombrer.
— C’est pourtant le cas, fit remarquer Bailey.
— Pas de thermomètre, répliqua sévèrement Samantha.
Bailey fronça les sourcils et se renfonça dans les coussins du canapé, vaincue.
— En parlant d’image…, intervint Cecily. L’une de vous saurait-elle comment entrer en contact avec Mimi LeGrande ? Si elle consacrait une émission à Sweet Dreams, nos problèmes seraient terminés.
Pourquoi Samantha n’y avait-elle pas pensé elle-même ? Mimi LeGrande animait All Things Chocolate, la toute nouvelle émission consacrée au chocolat qui battait des records d’audience sur Food Network, la chaîne gastronomique. Il n’y avait pas une pâtisserie ni une chocolaterie du pays qui ne rêvât de participer à l’une de ses émissions. Si elle acceptait de parler de Sweet Dreams, les commandes des gourmets et autres amateurs de chocolat allaient pleuvoir, et leur avenir serait assuré.
— On m’a dit qu’elle vivait dans le coin, dit Bailey. Je peux me renseigner. Il doit bien y avoir quelqu’un qui la connaît.
— Ce serait formidable, dut reconnaître Samantha.
Ce serait même plus que formidable, en fait. Ce serait un véritable miracle.
— Mais il y a peu de chances, poursuivit-elle. Je crois qu’il nous faut un plan plus rapide.
Il y en avait forcément un. Pourquoi ne le voyait-elle pas ?
Le silence régna pendant cinq bonnes minutes, puis Cecily fit remarquer :
— Vous savez quoi, notre petite sœur a peut-être trouvé une piste.
Samantha gémit :
— Oh ! Tu ne vas pas t’y mettre…
— Et si nous organisions effectivement une sorte de manifestation qui rapporterait de l’argent à l’entreprise ?
— Un dîner consacré au chocolat ?
C’était une suggestion de Bailey, qui avait retrouvé son entrain.
— Tous les plats pourraient contenir du chocolat. Et on pourrait l’organiser chez Zelda’s.
Samantha réfléchit durant quelques secondes.
— Les filles, l’idée me plaît bien…, finit-elle par répondre. Mais un dîner ne nous rapporterait pas la somme qu’il nous faut.
Pourtant, elles étaient peut-être sur la bonne voie.
— Nous devons voir les choses en plus grand, fit remarquer Bailey. Un jour, j’ai visité les fabriques de chocolat de Seattle…
— Une visite de Sweet Dreams, un week-end chocolat…, enchaîna Samantha, qui s’était mise à penser tout haut.
Peut-être pourraient-elles y arriver. Elles pourraient organiser un dîner ou bien un déjeuner chocolat dans le Bed & Breakfast d’Olivia.
Elle murmura enfin :
— Un festival du chocolat…
Dommage qu’elles n’aient pas plus de temps devant elles. Les festivals attiraient en général beaucoup de gens et drainaient beaucoup d’argent.
— Ça, c’est une idée brillante ! s’exclama Cecily.
— Brillante, mais pas pratique, objecta Samantha. Nous avons besoin de cet argent dans six semaines et demie. Il faudrait six mois pour organiser une manifestation à une si grande échelle.
— Alors, envisageons le projet à plus court terme ! insista Bailey. Nous pourrions la planifier pour le week-end précédant la Saint-Valentin, quand les gens sont d’humeur romantique et fondent devant les douceurs.
Samantha secoua la tête à regret.
— On n’a pas le temps. Cela demande beaucoup de travail d’organisation, et il faut aussi communiquer sur l’événement.
Mais Bailey ne se résignait pas à lâcher prise :
— Si tu avais des gens pour t’aider, tu pourrais le faire. Et puis, de nos jours, avec internet et les réseaux sociaux, c’est facile de promouvoir une manifestation.
— C’est une excellente idée, renchérit Cecily.
Sa famille tout entière était-elle donc complètement démente ?
Soudain, elle eut la vision d’Icicle Falls grouillant de visiteurs tous fous de chocolat. Une manifestation de cette ampleur n’aiderait pas seulement l’entreprise, mais la ville tout entière.
Etait-elle folle, elle aussi ?
— On va le faire, déclara Bailey, tout excitée.
Qu’est-ce que signifiait exactement ce « On va le faire » ? Ses sœurs n’étaient-elles pas là-bas et elle, ici ? Toute seule.
— Nous pourrions parrainer plusieurs événements, peut-être organiser une sorte de concours…, reprit Bailey. Je n’y ai pas pensé tout de suite, mais je pourrais participer en passant les appels téléphoniques et en gérant les e-mails entre mes services traiteur.
— Moi, en fait, je peux venir immédiatement, déclara Cecily.
— Tu as une société à faire tourner, protesta Samantha.
— Les affaires sont calmes, en ce moment. J’ai du temps.
« Calmes » ? Qu’est-ce que cela voulait dire ? Son agence de rencontres était-elle en difficulté ?
Cecily avait tendance à être réservée sur ce qui la concernait. Quand elle traversait une crise, elles n’en entendaient jamais parler avant que ce soit fini depuis longtemps.
— Ce n’est pas que je ne veuille pas de toi, objecta Samantha, soudain prise d’inquiétude. Mais tu ne peux pas, juste comme ça, lâcher ton affaire pour plusieurs semaines.
Le regard que Cecily lança à Samantha était impénétrable ; son expression ne laissait rien paraître.
— Je ferme l’agence. C’est une longue histoire.
Avant que Samantha puisse lui demander plus de détails, elle poursuivit :
— De toute façon, j’en ai ma claque, du soleil. J’ai besoin de changement. Je peux mettre mon appartement en location, et je parie que Charley me laissera prendre un boulot de serveuse chez Zelda’s deux ou trois soirs par semaine. Cela me laisserait du temps libre pendant la journée pour préparer ce festival avec vous, les filles. Maman, je peux habiter chez toi ?
— Evidemment.
Leur mère poursuivit :
— Mais je pense, les filles, que vous devriez d’abord résoudre certains points : l’endroit où nous organiserons ce festival, par exemple.
— Dans toute la ville.
Sur ces mots, Bailey ouvrit grands les bras, manquant frapper Cecily en plein visage.
— Je parie que nous pourrions convaincre tous les Bed & Breakfast de participer et de proposer des tarifs préférentiels, fit remarquer Samantha. Personne n’est plein, ces temps-ci… Certains d’entre eux accepteront peut-être de réduire leurs prix pour ce week-end.
Bailey enchaîna :
— Et les restaurants pourraient mettre au menu des desserts au chocolat spécialement créés pour l’occasion.
— Nous pourrions décerner un prix à celui qui inventerait le dessert le plus créatif, fabriqué avec notre chocolat, bien sûr, suggéra Cecily. Cela leur ferait de la publicité, et nous rapporterait de l’argent.
— Ça me plaît bien, dut reconnaître Samantha.
Ce projet prenait corps d’une seconde à l’autre.
Bailey approuva et reprit, enthousiaste :
— Les artistes d’Icicle Falls pourraient avoir des stands dans le parc, le long de la rue Centrale. C’est ça ! Nous pourrions tous avoir des stands de nos produits sur l’avenue Alpine, comme on le fait pour le 4-Juillet.
— Les filles, tout ça a l’air merveilleux, intervint leur mère, mais il va vous falloir du temps pour convaincre les gens de participer.
— La chambre de commerce d’Icicle Falls s’est toujours beaucoup impliquée dans tout ce qui développe l’activité touristique, répliqua Samantha. Je peux m’occuper de ça.
— Moi aussi, dit Bailey. Je peux téléphoner aux gens. Oh ! Ça pourrait être vraiment super ! Nous pourrions proposer une dégustation gratuite, faire visiter la fabrique, faire des tas de choses géniales…
— Mais il y a la question des autorisations.
Samantha venait de redescendre lourdement sur terre.
— Nous ne pouvons pas décider de but en blanc d’organiser un festival, poursuivit-elle, si nous n’avons pas d’autorisations pour la vente de nourriture et d’alcool. Et nous aurons besoin d’une autorisation pour un événement exceptionnel, signée par tous les services. Il va falloir du temps pour que ça fasse le tour de la mairie.
— Mais si c’est bon pour Icicle Falls, fit remarquer Cecily, je suis sûre que tu trouveras quelqu’un qui t’aidera à accélérer le processus.
Sa sœur n’avait pas tort.
— Il faut essayer, de toute façon, dit Bailey. Pense à tous les amoureux du chocolat que nous pourrions faire venir. Oh ! Et nous pourrions organiser un grand bal du chocolat !
Elle poursuivit, rêveuse :
— Je vois ça d’ici, un bal masqué comme dans le temps… Tout le monde en costume…
— Et le dîner au chocolat aurait lieu juste avant, ajouta Cecily.
A présent, Bailey resplendissait, et ses idées fusaient comme un feu d’artifice.
— Nous pourrons parrainer le dîner et le bal, et vendre du chocolat chaud et des truffes sur un stand.
Si elles parvenaient au moins à en concrétiser quelques-unes… Samantha sentit l’enthousiasme s’emparer d’elle à son tour.
— Il va falloir qu’on fasse de la publicité dans les journaux de Seattle, qu’on crée un site internet.
Elle attrapa une feuille de papier sur le bureau de Waldo et se mit à griffonner des notes pour elle-même.
— Ça va coûter de l’argent, les filles, fit remarquer Muriel. Je ne sais pas si nous pourrons rassembler les fonds dont nous avons besoin en parrainant un événement comme celui-ci. Le parrainage, par principe, a un coût.
Maintenant qu’elle était au bord de la catastrophe, se décidait-elle enfin à se mettre aux affaires ?
— Tout a un coût, maman, répliqua Samantha.
Pourtant, leur mère avait raison. Tout ce projet constituait un énorme pari, et pouvait se solder par un échec retentissant.
Mais cela comptait-il, puisque, de toute façon, la banque allait saisir l’entreprise ? Il y avait peu de chances qu’elles réussissent à rassembler ne fût-ce qu’une partie de la somme dont elles avaient besoin, mais si elles ne faisaient rien, celles-ci seraient réduites à néant. Et puis, peut-être parviendraient-elles au moins à collecter assez d’argent pour qu’elle puisse renégocier avec le banquier. Si elle retournait le voir avec un chèque…
— Je le sens bien, ce projet, conclut Cecily.
Et Samantha décida de tout miser sur les intuitions de sa sœur.
— Alors, on va le réaliser ! s’écria-t-elle. Qu’est-ce qu’on a à perdre ?
Leur société, bien sûr. Et peut-être la raison.
Et puis zut, tenter d’organiser une manifestation de cette taille en si peu de temps… elles avaient déjà perdu la raison, de toute façon ! Alors, autant tenter le tout pour le tout : Sweet Dreams Chocolates allait parrainer un festival du chocolat.