C’est ainsi qu’à la lumière d’une belle matinée, le roi Théoden et Gandalf le Cavalier Blanc se retrouvèrent sur l’herbe verte, près de la Rivière de la Gorge. Là, se tenaient également Aragorn fils d’Arathorn et l’Elfe Legolas, Erkenbrand de l’Ouestfolde, et les seigneurs de la Maison Dorée. Autour d’eux étaient rassemblés les Rohirrim, les Cavaliers de la Marche, chez qui l’étonnement l’emportait sur la joie de la victoire : tous leurs regards étaient tournés vers le bois.
Soudain il y eut un grand cri, et l’on vit descendre par la brèche du Fossé ceux qui avaient été refoulés dans la Gorge. Vinrent là Gamling le Vieux, et Éomer fils d’Éomund ; et à leurs côtés marchait Gimli le nain. Il ne portait plus de casque, et un bandage maculé de sang lui ceignait le front ; mais sa voix était forte et énergique.
« Quarante-deux, maître Legolas ! cria-t-il. Hélas ! Ma hache est ébréchée : le quarante-deuxième avait un collier de fer au cou. Et toi ? »
« Tu m’as battu d’un point, répondit Legolas. Mais je ne t’en tiens pas rigueur, tant je suis heureux de te voir sur tes jambes ! »
« Bienvenue, Éomer, fils de sœur, dit Théoden. Ma joie est sans bornes, maintenant que je te vois sain et sauf. »
« Je vous salue, Seigneur de la Marche ! dit Éomer. La nuit sombre est passée et le jour est revenu. Mais il apporte d’étranges nouvelles. » Éomer promena un regard étonné, d’abord vers le bois, puis vers Gandalf. « Voilà que vous revenez encore quand le besoin est impérieux, à l’improviste », dit-il.
« À l’improviste ? fit Gandalf. J’ai pourtant dit que je viendrais vous rejoindre ici. »
« Mais vous n’aviez pas annoncé l’heure, ni la manière de votre venue. Vous apportez d’étranges secours. Vous êtes fort en magie, Gandalf le Blanc ! »
« Peut-être bien. Mais si tel est le cas, je ne l’ai pas encore montré. J’ai donné de bons conseils à qui en avait besoin, et je me suis servi de la rapidité de Scadufax, voilà tout. Votre propre valeur a accompli davantage, ainsi que les solides jambes des hommes de l’Ouestfolde à travers la nuit. »
Tous regardèrent alors Gandalf avec une surprise plus grande encore. Certains jetèrent des regards noirs vers le bois et se passèrent la main sur le front, comme s’ils pensaient que leurs yeux voyaient autrement que les siens.
Gandalf eut un long rire plein de gaieté. « Les arbres ? dit-il. Non, je les vois tout aussi bien que vous. Mais ce n’est pas mon œuvre. C’est une chose qui dépasse le conseil des sages. Les choses ont pris une tournure meilleure qu’aucun de mes desseins, meilleure même que tout ce que j’avais pu espérer. »
« Mais de qui donc est cette magie, sinon de vous ? dit Théoden. Elle ne vient pas de Saruman, cela est clair. Est-il un sage plus puissant que nous ne connaissons pas encore ? »
« Il ne s’agit pas de magie, mais d’un pouvoir beaucoup plus ancien, dit Gandalf : un pouvoir qui arpentait la terre avant que l’elfe n’entonne ou que le marteau ne sonne. »
Avant que fût trouvé le fer, ou le tronc entamé,
Quand les montagnes sous la lune n’étaient pas si âgées ;
Avant que fût forgé l’anneau, ou le malheur ourdi,
Il arpentait les bois au temps jadis.
« Et quelle peut être la réponse à votre énigme ? » demanda Théoden.
« Si vous voulez la connaître, il n’y a qu’à m’accompagner à Isengard », répondit Gandalf.
« À Isengard ? » s’écria-t-on.
« Oui, dit Gandalf. Je retourne à Isengard, et ceux qui le veulent peuvent venir avec moi. Nous pourrions y voir d’étranges choses. »
« Mais il n’est pas assez d’hommes dans la Marche, fussent-ils tous rassemblés ici, et délivrés des blessures et de toute lassitude, pour assaillir la forteresse de Saruman », dit Théoden.
« Néanmoins, c’est à Isengard que je vais, dit Gandalf. Je n’y resterai pas longtemps. Ma route mène à présent vers l’est. Attendez-moi à Edoras, avant le déclin de la lune ! »
« Non ! dit Théoden. À l’heure sombre avant l’aube, j’ai douté, mais nous ne nous séparerons pas maintenant. Je viendrai avec vous si tel est votre conseil. »
« Je désire m’entretenir avec Saruman aussitôt que possible, à présent, dit Gandalf, et comme il vous a causé grand tort, votre présence serait indiquée. Mais quand pourrez-vous chevaucher, et à quelle vitesse ? »
« Mes hommes sont fatigués d’avoir combattu, dit le Roi ; et je suis las également. Car j’ai longuement chevauché et peu dormi. Hélas ! Ma vieillesse n’est pas feinte, ni entièrement due aux murmures de Langue de Serpent. C’est un mal que nul ne peut complètement guérir, pas même Gandalf. »
« Alors, que tous ceux qui doivent venir avec moi se reposent à présent, dit Gandalf. Nous voyagerons dans l’ombre du soir. Ce sera aussi bien comme cela ; car si vous suivez mon conseil, toutes nos allées et venues devront être aussi secrètes que possible, dorénavant. Mais n’amenez pas plus d’une poignée d’hommes, Théoden. Nous allons parlementer, non guerroyer. »
Le Roi choisit alors des hommes indemnes et pourvus de rapides coursiers, et il les envoya claironner la victoire du Rohan dans tous les vaux de la Marche ; et il fit mander à tous les hommes, jeunes et vieux, de se rendre en hâte à Edoras. Là, trois jours après la pleine lune, le Seigneur de la Marche procéderait au rassemblement de tous ceux à même de porter les armes. Mais pour l’escorter à Isengard, le Roi choisit Éomer et vingt hommes de sa maison. Avec Gandalf iraient Aragorn, Legolas et Gimli. Malgré sa blessure, le nain ne voulait pas rester en arrière.
« Ce n’était qu’un faible coup, et le casque l’a détourné, dit-il. Il faudra plus qu’une écorchure d’orque pour me garder ici. »
« Je vais la soigner pendant que vous vous reposez », dit Aragorn.
Le roi rentra alors à la Ferté-au-Cor et dormit d’un sommeil tranquille, un sommeil comme il n’en avait pas connu depuis maintes années ; et le reste de son escorte se reposa de même. Mais les autres, tous ceux qui n’avaient ni mal ni blessure, entreprirent un grand labeur ; car bien des hommes étaient morts au combat et gisaient sur le champ de bataille ou dans les renfoncements de la Gorge.
Aucun des Orques ne demeurait en vie ; leurs corps étaient innombrables. Mais bon nombre des hommes des collines s’étaient rendus : ils avaient peur et demandaient merci.
Les Hommes de la Marche leur ôtèrent leurs armes et les mirent au travail.
« Maintenant, aidez à réparer le mal auquel vous avez pris part, dit Erkenbrand ; ensuite, vous jurerez de ne plus jamais passer les Gués de l’Isen en armes, ni marcher avec les ennemis des Hommes ; et alors, vous irez librement retrouver vos terres. Car vous avez été floués par Saruman. Maints d’entre vous ont trouvé la mort pour lui avoir fait confiance ; mais eussiez-vous vaincu que votre rémunération n’eût guère été meilleure. »
Les hommes de Dunlande furent grandement étonnés ; car Saruman leur avait dit que les hommes du Rohan étaient cruels, et que tous leurs prisonniers étaient brûlés vifs.
Au milieu du champ de bataille, devant la Ferté-au-Cor, deux monticules furent élevés, et tous les Cavaliers de la Marche tombés dans la défense de la place furent allongés en dessous, ceux des Vaux de l’Est d’un côté, ceux de l’Ouestfolde de l’autre. Mais les hommes de Dunlande furent enterrés à part, sous un monticule en deçà du Fossé. Seul dans une sépulture à l’ombre de la Ferté-au-Cor gisait Háma, capitaine de la garde du Roi. Il était tombé devant la Porte.
Les Orques furent amoncelés en de grands charniers, à l’écart des tertres des Hommes, non loin de l’orée de la forêt. Et un trouble s’installa dans l’esprit des gens ; car les amas de charogne étaient trop grands pour être enterrés ou brûlés. On manquait de bois pour la crémation, et nul n’eût osé porter la hache aux étranges arbres, même si Gandalf n’avait averti de ne pas en blesser l’écorce ou les branches sous peine d’un grave danger.
« Laissez les Orques où ils sont, dit Gandalf. Demain pourrait changer la donne. »
Dans l’après-midi, la compagnie du Roi s’apprêta au départ. Les inhumations ne faisaient alors que commencer ; et Théoden pleura la perte de Háma, son capitaine, et il jeta la première pelletée de terre sur sa tombe. « C’est un tort irréparable que Saruman nous a causé, à moi et à ce pays tout entier, dit-il ; et je m’en souviendrai quand nous nous rencontrerons. »
Le soleil approchait déjà des collines à l’ouest de la Combe quand Théoden, Gandalf et leurs compagnons descendirent à cheval depuis le Fossé. Derrière eux se massait une grande foule, non seulement de Cavaliers mais de gens de l’Ouestfolde, jeunes et vieux, femmes et enfants, sortis des grottes. D’une voix claire, ils entonnèrent un chant de victoire ; puis ils tombèrent dans le silence, se demandant ce qu’il adviendrait, car leurs yeux étaient fixés sur les arbres et ils les craignaient.
Les Cavaliers s’avancèrent jusqu’au bois et firent halte ; cheval et cavalier, tous deux hésitaient à y entrer. Les arbres paraissaient gris et menaçants, et ils étaient entourés d’ombre ou de brume. Les extrémités de leurs longues branches onduleuses pendaient comme des doigts tâtonnants ; leurs racines sortaient de terre comme les pattes de monstres étranges, tandis que de sombres cavernes s’ouvraient sous elles. Mais Gandalf poursuivit son chemin, prenant la tête du cortège ; et à l’endroit où la route de la Ferté-au-Cor rejoignait les arbres, ils virent maintenant une ouverture, tel un portail en arc surmonté de vastes branches. Gandalf y entra, et ils le suivirent. Puis, à leur grand étonnement, ils virent que la route se poursuivait, longeant la Rivière de la Gorge ; et le ciel était visible au-dessus d’eux, baigné d’une lumière dorée. Mais de part et d’autre, les grandes allées du bois, déjà enveloppées de nuit, se perdaient au loin dans des ombres impénétrables ; et là, sous les branches grinçantes et gémissantes, ils entendaient des cris lointains, et la rumeur de voix sans paroles murmurant avec colère. Aucun Orque ne se voyait, ni aucun autre être vivant.
Legolas et Gimli allaient à présent sur le même coursier ; et ils demeuraient auprès de Gandalf, car Gimli avait peur du bois.
« Il fait chaud ici, dit Legolas à Gandalf. Je sens un grand courroux tout autour de moi. Ne le sentez-vous pas, l’air qui vibre à vos oreilles ? »
« Si », dit Gandalf.
« Que sont devenus ces misérables Orques ? » demanda Legolas.
« Je crois bien que personne ne le saura jamais », répondit Gandalf.
Ils chevauchèrent en silence pendant quelque temps ; mais Legolas regardait toujours de côté et d’autre, et il se serait souvent arrêté pour écouter les sons, si Gimli le lui avait permis.
« Ces arbres sont les plus étranges que j’aie jamais vus, dit-il ; et j’ai vu bien des chênes pousser depuis le gland jusqu’à un âge délabré. Si seulement j’avais le loisir de marcher parmi eux : ils ont des voix, et, avec le temps, je parviendrais peut-être à comprendre leurs pensées. »
« Non, non ! objecta Gimli. Laissons-les ! Leurs pensées, je les devine déjà : c’est la haine de tous ceux qui vont sur deux jambes ; et ils parlent de broyer et d’étrangler. »
« Pas tous ceux qui vont sur deux jambes, dit Legolas. Là, je crois que tu fais erreur. Ce sont les Orques qu’ils détestent. Car ils ne viennent pas d’ici, et ils ne savent pas grand-chose des Elfes et des Hommes. De lointaines vallées les ont vus germer. Les profonds replis de Fangorn, Gimli : c’est de là qu’ils viennent, je pense. »
« Eh bien, c’est le bois le plus dangereux de toute la Terre du Milieu, dit Gimli. Je devrais leur savoir gré du rôle qu’ils ont joué, mais je ne les aime pas. Tu les trouves peut-être merveilleux, mais j’ai vu en ce pays une merveille plus grande, plus belle qu’aucun bosquet ou bocage ayant jamais poussé : mon cœur en déborde encore.
« Les Hommes ont d’étranges façons, Legolas ! Ils ont ici l’un des joyaux du Monde Septentrional, et qu’en disent-ils ? Des grottes, qu’ils disent ! Des grottes ! Des trous pour servir d’abris en temps de guerre, de greniers à fourrage ! Mon bon Legolas, sais-tu que les cavernes de la Gorge de Helm sont vastes et somptueuses ? Il y aurait un pèlerinage ininterrompu de Nains simplement pour venir les contempler, s’il était connu que de telles choses existent. Oui, certes : ils paieraient de l’or pur pour un simple coup d’œil ! »
« Et moi, je donnerais de l’or pour être exempté ; et le double pour qu’on me laisse sortir, si par erreur j’y mettais les pieds ! »
« Tu n’as pas vu, alors je te pardonne cette boutade, reprit Gimli. Mais tu dis des bêtises. Trouves-tu qu’elles sont belles, ces salles sous la colline à Grand’Peur où votre roi a sa résidence, et que les Nains ont aidé à bâtir il y a longtemps ? Ce ne sont que des taudis, comparées aux cavernes que j’ai vues ici : des salles incommensurables, où sonne l’éternelle musique de l’eau tintant dans des lacs, aussi beaux que le Kheled-zâram à la lueur des étoiles.
« Et Legolas, quand les torches s’allument et que les hommes arpentent les sols sablonneux sous les dômes remplis d’échos, ah ! alors, Legolas, les gemmes, cristaux et veines de précieux minerais scintillent sur les luisantes parois ; et la lumière flamboie au travers de marbres plissés en coquillages, diaphanes, telles les vivantes mains de la reine Galadriel. Il y a des colonnes blanches, safran et rose aurore, Legolas, cannelées et torsadées en des formes de rêve : elles jaillissent de sols multicolores à la rencontre des riches pendentifs de la voûte : ailes et franges, voiles aussi fins que le frimas ; lances, bannières et pinacles de palais suspendus ! Des lacs immobiles les reflètent : un monde étincelant nous regarde du fond d’étangs sombres nappés de cristal : des cités, que Durin lui-même n’aurait guère pu imaginer dans son sommeil, s’étalent à travers mille et une arcades et avenues, jusque dans les sombres recoins où aucune lumière ne parvient. Et ploc ! il tombe une goutte argentine, et les rides sur le cristal font chanceler toutes les tours, qui ondoient comme des algues et des coraux dans une crypte au fond des mers. Puis le soir vient : elles jettent un dernier miroitement et s’estompent ; les torches passent dans une autre salle et un autre rêve. Il y a salle après salle, Legolas : l’une s’ouvre sur l’autre, dôme après dôme, escalier sur escalier ; et toujours les chemins continuent de sinuer vers le cœur des montagnes. Des grottes ! Les Cavernes de la Gorge de Helm ! Heureux fut le hasard qui m’y conduisit ! Je pleure de devoir les quitter. »
« Eh bien, Gimli, dit l’Elfe, pour ton réconfort, je vais te souhaiter cette bonne fortune : que tu puisses réchapper de la guerre et revenir les voir. Mais ne le dis pas à tous tes semblables ! Ils semblent assez désœuvrés, si j’en crois tes dires. Peut-être les hommes de ce pays font-ils preuve de sagesse en restant discrets : une famille de nains affairés, armés de marteaux et de ciseaux, pourrait causer plus de mal que de bien. »
« Non, tu ne comprends pas, dit Gimli. Aucun nain ne pourrait rester insensible à une telle beauté. Aucun du peuple de Durin ne songerait à exploiter ces grottes pour la pierre ou le minerai, quand bien même il y aurait de l’or et des diamants. Vous viendrait-il à l’idée de couper des bouquets d’arbres en pleine floraison printanière pour en faire du bois de chauffage ? Au lieu de les exploiter, nous entretiendrions ces clairières de pierre florissante. Avec un prudent savoir-faire, un petit coup à la fois – au plus un mince éclat de roche, peut-être, dans toute une impatiente journée – pour que nous puissions travailler ; et au fil des ans, nous ouvririons de nouvelles voies, et de lointaines salles encore sombres, jusque-là de simples vides entraperçus entre les fissures du roc, seraient mises au jour. Et des lampes, Legolas ! Nous ferions des lampes, brillantes comme il s’en trouvait jadis à Khazad-dûm ; et quand l’envie nous en prendrait, nous chasserions la nuit qui gît là-bas depuis le façonnement des collines ; mais si nous voulions le repos, nous la laisserions revenir. »
« Tu m’émeus, Gimli, dit Legolas. C’est la première fois que je t’entends parler de la sorte. Tu me fais presque regretter de n’avoir pas vu ces grottes. Allons ! Faisons donc ce marché : si nous réchappons tous deux des périls qui nous attendent, nous voyagerons un moment ensemble. Tu visiteras Fangorn avec moi, puis j’irai voir avec toi la Gorge de Helm. »
« Ce n’est certes pas le chemin que je choisirais pour rentrer, dit Gimli. Mais je vais souffrir Fangorn si tu me promets de revenir visiter les grottes, pour découvrir avec moi leurs merveilles. »
« Tu as ma promesse, dit Legolas. Mais hélas ! Il faut maintenant quitter et la grotte et le bois pour quelque temps. Regarde ! Voici venir la fin des arbres. À quelle distance se trouve Isengard, Gandalf ? »
« À quinze lieues environ, si l’on vole comme les corbeaux de Saruman, dit Gandalf : cinq de l’entrée de cette Combe jusqu’aux Gués ; et dix autres de là jusqu’aux portes d’Isengard. Mais nous ne ferons pas tout le trajet en une nuit. »
« Et quand nous y serons, que verrons-nous ? demanda Gimli. Vous le savez peut-être, mais moi, je ne saurais deviner. »
« Je ne le sais pas très bien moi-même, répondit le magicien. J’y étais hier, à la tombée de la nuit, mais il a pu se passer bien des choses depuis lors. Toutefois, je ne pense pas vous entendre dire que le voyage était vain – même s’il vous arrache aux Brillantes Cavernes d’Aglarond. »
Sortant enfin des arbres, la compagnie constata qu’elle était parvenue au bas de la Combe, où la route de la Gorge de Helm bifurquait, à l’est vers Edoras, et au nord vers les Gués de l’Isen. Comme ils passaient l’orée du bois, Legolas fit halte et regarda en arrière avec regret. Puis il poussa un cri soudain.
« Il y a des yeux ! dit-il. Des yeux qui regardent par ici dans l’ombre des branches ! Je n’ai jamais vu des yeux semblables. »
Les autres, surpris par son cri, s’arrêtèrent et firent volte-face ; mais Legolas se mit à rebrousser chemin.
« Non, non ! s’écria Gimli. Fais comme tu l’entends dans ta folie, mais laisse-moi d’abord descendre de ce cheval ! Je ne veux pas voir d’yeux ! »
« Halte, Legolas Vertefeuille ! dit Gandalf. Ne retournez pas sous les arbres, pas tout de suite ! Votre heure n’est pas venue. »
Et tandis même qu’il parlait, trois étranges formes sortirent du bois. Hautes de douze pieds ou plus, elles étaient aussi grandes que des trolls ; leurs corps robustes, solides comme de jeunes arbres, semblaient revêtus d’habits ou d’un cuir gris et brun très ajusté. Elles possédaient de longs membres, et des mains aux longs doigts ; leurs cheveux étaient raides, et leurs barbes d’un ton gris-vert semblable à de la mousse. Leurs yeux étaient graves, mais ceux-ci n’étaient pas tournés vers les cavaliers : ils fixaient le nord. Tout à coup, ils portèrent leurs longues mains à leur bouche et lancèrent de retentissants appels, clairs comme la sonnerie d’un cor, mais plus musicaux et plus variés. Les appels reçurent bientôt une réponse ; et se retournant à nouveau, les cavaliers virent s’approcher d’autres créatures de la même espèce, marchant dans l’herbe à grandes enjambées. Elles arrivaient du Nord en hâte, avec la démarche de hérons échassiers, la démarche mais non l’allure ; car leurs jambes aux longues foulées battaient plus vite que les ailes du héron. Les cavaliers crièrent tout haut leur étonnement, et certains posèrent la main sur leur poignée d’épée.
« Inutile de prendre vos armes, dit Gandalf. Ce ne sont que des bergers. Ils n’ont rien d’ennemis ; en fait, ils ne se soucient aucunement de nous. »
Il semblait bien que ce fût le cas ; car aussitôt, sans un regard en direction des cavaliers, les grandes créatures s’engouffrèrent dans le bois et disparurent.
« Des bergers ! fit Théoden. Où sont leurs troupeaux ? Que sont ces êtres, Gandalf ? Car il est clair que, pour vous en tout cas, ils n’ont rien d’étrange. »
« Ce sont les bergers des arbres, répondit Gandalf. Y a-t-il si longtemps que vous avez écouté les récits du coin du feu ? Il y a dans votre pays des enfants qui, des fils entrecroisés du conte, pourraient démêler la réponse à votre question. Ce sont des Ents que vous avez vus, ô Roi, des Ents de la Forêt de Fangorn, qu’en votre langue vous appelez le Bois d’Ent. Croyiez-vous que le nom avait été donné par pure fantaisie ? Non, Théoden, il en va tout autrement : pour eux, c’est vous qui n’êtes qu’un récit passager ; toutes les années depuis Eorl le Jeune jusqu’à Théoden le Vieux comptent pour peu de chose à leurs yeux ; et tous les exploits de votre maison ne sont que broutilles. »
Le roi resta muet. « Des Ents ! dit-il enfin. Des ombres des légendes anciennes, je crois commencer à comprendre le prodige des arbres. J’aurai vécu d’étranges jours. Longtemps nous avons élevé nos bêtes et cultivé nos champs, bâti nos maisons, façonné nos outils, ou chevauché au loin pour prendre part aux guerres de Minas Tirith. Cela, c’était pour nous la vie des Hommes, le train du monde. Nous n’avions cure de ce qui se trouvait au-delà des frontières de notre pays. Nos chansons nous parlent de ces choses, mais nous les oublions, et nous ne les apprenons plus qu’aux enfants, négligemment, par tradition. Et aujourd’hui, les chansons resurgissent parmi nous des endroits les plus étranges, et on les voit marcher sous nos yeux à la lumière du Soleil. »
« Vous devriez vous en réjouir, Théoden Roi, dit Gandalf. Car ce n’est plus simplement la vie des Hommes qui est de nos jours menacée, mais aussi celle des choses que vous preniez pour une affaire de légende. Vous n’êtes pas dépourvu d’alliés, bien que vous puissiez ne point les connaître. »
« Mais je devrais aussi m’en attrister, dit Théoden. Car quelle que soit la fortune de la guerre, ne doit-elle finir de telle sorte que bien des choses qui étaient belles et merveilleuses s’en iront à jamais de la Terre du Milieu ? »
« Cela se peut, dit Gandalf. Le mal de Sauron n’est pas entièrement remédiable, et on ne peut l’effacer comme s’il n’avait jamais été. Mais telle est la destinée de notre temps, et nous y sommes condamnés. Maintenant, allons-nous-en, et poursuivons le voyage entrepris ! »
La compagnie se détourna alors de la Combe et du bois, prenant la route des Gués. Legolas suivit à contrecœur. Le soleil s’était couché : déjà, il avait sombré derrière la lisière du monde ; mais lorsqu’ils quittèrent l’ombre des collines et eurent vue sur l’ouest et la Brèche du Rohan, le ciel rougeoyait encore, et une lumière ardente couvait sous les nuages flottants. Là, sombres sur l’arrière-fond, volaient et tournoyaient de nombreux oiseaux aux ailes noires. Certains passaient au-dessus de leurs têtes avec des cris mélancoliques, regagnant leurs demeures parmi les rochers.
« Les charognards se sont affairés partout sur le champ de bataille », dit Éomer.
Ils allaient à présent à un train modéré, et l’obscurité descendait sur les plaines environnantes. La lune alanguie montait, voguant vers sa plénitude ; et dans sa lumière froide et argentée, les ondoyantes prairies s’élevaient et retombaient comme une mer vaste et grise. Au bout de quatre heures de chevauchée, depuis la bifurcation de la route, ils approchèrent enfin des Gués. De longues pentes dévalaient rapidement vers un étroit bassin où la rivière s’épanchait dans des bas-fonds pierreux, entre de hautes terrasses herbues. Ils entendirent, portés par le vent, les hurlements de loups. Et leur cœur se serra, car ils savaient que de nombreux hommes étaient tombés au combat en ce lieu.
La route plongea entre deux talus gazonnés qui s’élevaient de part et d’autre, fendant la berge pour mieux se frayer un chemin jusqu’au bord de l’eau, et remontant ensuite de l’autre côté. Trois rangs de pierres plates étaient disposés en travers du cours d’eau, et des gués à chevaux ménagés entre eux, partant de chaque rive jusqu’à un îlot dénudé au milieu. Les cavaliers contemplèrent les passages du haut des pentes, et ce spectacle leur parut étrange ; car les Gués avaient toujours été remplis de la rumeur torrentielle des eaux sur les pierres, mais ils étaient à présent silencieux. Les bras du cours d’eau étaient presque à sec, un désert de galets et de sable gris.
« Cet endroit est devenu bien triste, dit Éomer. Quel mal afflige donc la rivière ? On ne compte plus les belles choses que Saruman a détruites : aurait-il même englouti les sources de l’Isen ? »
« Il semblerait que oui », dit Gandalf.
« Hélas ! dit Théoden. Doit-on passer par ici, où tant de nos valeureux Cavaliers sont dévorés par les charognards ? »
« C’est ici notre route, dit Gandalf. La perte de vos hommes est cruelle ; mais vous verrez qu’au moins, les loups des montagnes ne les dévorent pas. C’est de leurs amis les Orques qu’ils font ripaille : oui, ainsi va l’amitié chez ceux de cette espèce. Allons ! »
Ils descendirent jusqu’à la rivière et, comme ils approchaient, les loups cessèrent de hurler et se retirèrent furtivement. La peur les saisit à la vue de Gandalf sous la lune, et de Scadufax sa monture à la robe d’argent. Les cavaliers traversèrent sur l’îlot, sous le regard d’yeux blafards clignotant dans l’ombre des berges.
« Regardez ! dit Gandalf. Des amis ont œuvré ici. »
Et ils virent qu’au centre de l’îlot était érigé un monticule, entouré d’un anneau de pierres et planté de nombreuses lances.
« Ici gisent tous les Hommes de la Marche tombés dans les environs », dit Gandalf.
« Qu’ils trouvent ici le repos ! dit Éomer. Et puisse leur tertre se dresser encore longtemps, quand leurs lances seront pourries et mangées de rouille, pour veiller sur les Gués de l’Isen ! »
« Est-ce là votre œuvre également, Gandalf, mon ami ? demanda Théoden. Vous avez beaucoup accompli en un soir et une nuit ! »
« Avec l’aide de Scadufax – et de quelques autres, dit Gandalf. J’ai chevauché vite, et loin. Mais ici, auprès du tertre, je vous dirai ceci en guise de réconfort : les batailles des Gués ont fait beaucoup de morts, mais moins que la rumeur ne le suggérait. Il y eut plus de fuyards que de tués : je rassemblai tous ceux que je pus trouver. J’en envoyai certains rejoindre Erkenbrand, sous la conduite de Grimbold de l’Ouestfolde. Je demandai à d’autres de procéder à cet enterrement. Ils ont maintenant suivi votre maréchal, Elfhelm. Lui, je l’ai envoyé à Edoras avec de nombreux Cavaliers. Saruman, je le savais, avait déployé toutes ses forces contre vous, et ses serviteurs avaient abandonné toute autre mission pour converger vers la Gorge de Helm : les terres semblaient vides d’ennemis ; toutefois, je craignais que des chevaucheurs de loups et des pillards ne se rendent tout de même à Meduseld, pendant qu’elle n’était pas défendue. Mais maintenant, vous n’avez plus rien à craindre, je pense : votre maison sera là pour vous accueillir à votre retour. »
« Et je serai heureux de la revoir, dit Théoden, bien qu’à n’en pas douter, mon séjour là-bas doive maintenant être bref. »
Sur ce, ils firent leurs adieux à l’île et au tertre, franchirent la rivière et gravirent la berge opposée. Puis ils poursuivirent leur chevauchée, contents d’avoir quitté les sinistres Gués. Tandis qu’ils repartaient, le hurlement des loups éclata de nouveau.
Il y avait là une ancienne grand-route qui descendait d’Isengard jusqu’aux passages à gué. Elle suivait le cours de la rivière sur une certaine distance, sinuant vers l’est puis vers le nord ; mais elle finissait par s’en détourner pour aller droit vers les portes d’Isengard, lesquelles se trouvaient au pied des montagnes du côté ouest de la vallée, à seize mille ou plus de son embouchure. Ils suivirent cette route sans toutefois y chevaucher ; car sur les côtés, le sol était ferme et plat, couvert de gazon court et moelleux sur de nombreux milles à la ronde. Ils allaient à présent plus rapidement, et dès minuit, ils se trouvaient à près de cinq lieues des Gués. Puis ils s’arrêtèrent pour la nuit, car le Roi était las. Ils étaient parvenus au pied des Montagnes de Brume, et le val de Nan Curunír étendait ses longs bras pour les accueillir. Il était plongé dans l’obscurité, car la lune était descendue dans l’Ouest, et sa lumière était masquée par les collines. Mais de l’ombre profonde de la vallée montait un immense panache de fumée et de vapeur qui, en s’élevant, accrochait les derniers rayons de lune et se répandait en de miroitants tourbillons, noir et argent, sur le ciel étoilé.
« Que pensez-vous de cela, Gandalf ? demanda Aragorn. On dirait que tout le Val du Magicien est en flammes. »
« Il y a toujours une exhalaison au-dessus de cette vallée de nos jours, dit Éomer ; mais je n’avais encore rien vu de pareil. Ce sont des vapeurs et non de la fumée. Saruman doit mijoter quelque diablerie pour nous accueillir. Peut-être fait-il bouillir toutes les eaux de l’Isen ; cela expliquerait pourquoi la rivière est asséchée. »
« Peut-être bien, dit Gandalf. Nous saurons demain ce qu’il fait. Mais d’abord, reposons-nous un moment, autant que possible. »
Ils campèrent au bord de la rivière Isen ; son lit demeurait vide et silencieux. Certains d’entre eux dormirent quelques heures. Mais, tard dans la nuit, une clameur s’éleva chez les veilleurs, et tous furent tirés du sommeil. La lune avait disparu. Les étoiles brillaient au firmament ; mais une obscurité rampait au sol, plus noire que la nuit. Elle roulait vers eux, des deux côtés de la rivière, montant vers le nord.
« Restez où vous êtes ! ordonna Gandalf. Ne tirez aucune arme ! Attendez ! et le nuage passera à côté de vous ! »
Une brume se forma autour d’eux. Quelques étoiles scintillaient encore faiblement au-dessus de leurs têtes ; mais de chaque côté, s’élevèrent des murs de ténèbres impénétrables : ils étaient coincés dans un étroit passage entre deux tours d’ombre mouvante. Ils entendaient des voix, des chuchotements et des grognements, ainsi qu’un long et bruissant soupir ; la terre tremblait sous eux. Il leur sembla rester longtemps assis à attendre, saisis d’épouvante ; mais enfin, les ténèbres et la rumeur passèrent, et elles disparurent entre les bras des montagnes.
Loin au sud, sur la Ferté-au-Cor, les hommes entendirent un grand bruit en pleine nuit, comme un vent dans la vallée, et la terre trembla ; tous furent saisis de frayeur, et nul n’osa s’aventurer au-dehors. Mais au matin, ils sortirent et s’étonnèrent ; car les cadavres des Orques avaient disparu, de même que les arbres. Au bas de la vallée de la Gorge, l’herbe écrasée et piétinée avait un aspect terreux, comme si de géants bergers y avaient fait paître de grands troupeaux de bétail ; mais à un mille sous le Fossé, un immense trou avait été creusé dans le sol, et des pierres entassées sur le dessus. Les hommes conclurent que les Orques qu’ils avaient tués y avaient été inhumés ; mais nul ne put dire si les autres, qui s’étaient réfugiés dans le bois, se trouvaient avec eux, car personne ne mit jamais le pied sur cette butte. Le Mont de la Mort, l’a-t-on nommé par la suite ; et pas la moindre touffe d’herbe ne vint jamais à y pousser. Mais les étranges arbres ne furent jamais revus dans la Combe de la Gorge : à la faveur de la nuit, ils avaient regagné les lointaines vallées obscures de Fangorn. Ainsi, ils furent vengés des Orques.
Le roi et son escorte ne dormirent plus cette nuit-là ; mais ils ne virent et n’entendirent rien d’autre d’aussi singulier, hormis ceci : la voix de la rivière s’éveilla soudainement à côté d’eux. Un flot torrentiel déferla avec bruit sur les pierres ; et sitôt après qu’il fut passé, l’Isen coulait et bouillonnait de nouveau dans son lit comme elle l’avait toujours fait.
À l’aube, ils s’apprêtèrent à repartir. Le jour vint, gris et pâle, sans laisser voir le lever du soleil. Un épais brouillard planait au-dessus d’eux, et une vapeur enveloppait les terres environnantes. Ils chevauchèrent alors d’un pas lent, sur la grand-route même. Elle était large et dure, et bien entretenue. Sur leur gauche, le long bras des montagnes se dessinait vaguement à travers les brumes. Ils avaient pénétré dans Nan Curunír, le Val du Magicien. C’était une grande vallée abritée, dont la seule issue débouchait sur le sud. Elle avait autrefois été verdoyante et belle, et l’Isen la traversait, déjà profonde et forte avant même d’atteindre les plaines ; car elle était alimentée par bien des sources et des ruisseaux issus des collines pluvieuses, et tout alentour s’étendait jadis une terre féconde et souriante.
Elle était à présent bien différente. Quelques arpents sous les murailles d’Isengard étaient encore labourés par les esclaves de Saruman ; mais la plus grande partie de la vallée était devenue une jungle d’épines et de mauvaises herbes. Des ronces traînaient au sol ou escaladaient les buissons et les talus, formant des gîtes broussailleux où nichaient de petits animaux. Aucun arbre ne poussait là ; mais parmi les herbes touffues se voyaient encore les souches calcinées et tailladées d’anciens bosquets. C’était un triste pays, désormais silencieux, n’était la rumeur pierreuse de vifs cours d’eau. Fumées et vapeurs s’amoncelaient en de menaçants nuages et flottaient dans les creux. Les cavaliers ne disaient mot. Nombre d’entre eux doutaient dans leur cœur, se demandant vers quelle fin lugubre leur voyage les conduirait.
Au bout de quelques milles, la grand-route devint une large rue, pavée de grandes pierres plates, équarries et disposées avec art : aucun brin d’herbe ne paraissait dans les interstices. Un filet d’eau s’écoulait dans de profonds caniveaux longeant chaque côté de la voie. Soudain, une haute colonne se profila devant eux. Elle était noire, et surmontée d’une grosse pierre sculptée et peinte à la ressemblance d’une longue Main Blanche. Son doigt pointait vers le nord. Devinant que les portes d’Isengard ne devaient plus être loin, leur cœur se serra ; mais leur regard ne pouvait pénétrer les brumes qui planaient devant eux.
Sous le bras de la montagne, au cœur du Val du Magicien se dressait de temps immémoriaux cette antique place forte que les Hommes appelaient Isengard. Créée en partie lors du façonnement des montagnes, elle avait bénéficié des œuvres colossales que les Hommes de l’Occidentale y avaient entreprises au temps jadis ; mais Saruman y avait longtemps vécu, et il n’était pas resté oisif.
Voici comment elle se présentait du temps où Saruman était à son zénith, tenu par la plupart pour le plus grand des Magiciens. Une grande muraille de pierre en forme d’anneau, comme un cercle de hautes falaises, se détachait du flanc de la montagne sous lequel elle s’abritait. Une seule entrée y était pratiquée sous la forme d’une grande arche qui s’ouvrait dans la partie sud de la muraille. Là, à travers la pierre noire, un long tunnel avait été creusé, fermé à chaque extrémité par d’imposantes portes de fer. Elles étaient ainsi faites, et ainsi posées sur leurs grandes charnières, des jambages d’acier rivés à même la pierre, qu’elles pouvaient, lorsque débarrées, s’ouvrir d’une légère poussée des bras, sans le moindre bruit. Ceux qui y entraient, et traversaient le long tunnel rempli d’échos, se trouvaient alors devant une plaine, un grand cercle légèrement évidé comme un grand bol peu profond, mesurant un mille d’un bord à l’autre. Elle avait été verte autrefois, sillonnée d’avenues, et parsemée d’arbres plantureux, arrosés par des ruisseaux de montagne affluant vers un lac. Mais aucune verdure n’y poussait durant les derniers jours de Saruman. Les chemins étaient couverts de dalles de pierre, dures et sombres ; et ils n’étaient plus bordés d’arbres, mais de longues rangées de colonnes, de marbre parfois, mais aussi de cuivre et de fer, reliées par de lourdes chaînes.
Il y avait de nombreuses maisons, salles, galeries et passages, creusés et sculptés dans la paroi intérieure de la muraille, si bien que toute la plaine était dominée par d’innombrables fenêtres et portes sombres. Des milliers de serviteurs pouvaient y habiter : ouvriers, esclaves et guerriers pourvus d’amples provisions d’armes ; des loups étaient nourris et logés dans des antres loin au-dessous. La plaine aussi avait été excavée et forée. Des puits s’enfonçaient profondément dans le sol ; leurs orifices étaient surmontés de petits monticules et de dômes de pierre, de sorte que l’Anneau d’Isengard, dans le clair de lune, ressemblait à un cimetière sans repos ni quiétude. Car la terre tremblait. Les puits descendaient en un réseau de tunnels et d’escaliers en colimaçon vers de profondes cavernes ; Saruman avait là des trésoreries, des entrepôts, des armureries, des forges et d’immenses fourneaux. Là, des rouages de fer tournaient en permanence, et des marteaux résonnaient. La nuit, des jets de vapeur s’échappaient des conduits, éclairés par en dessous de lueurs rouges, bleues, ou encore d’un vert vénéneux.
Entre les chaînes, tous les chemins confluaient vers le centre. Là, s’élevait une tour de forme fabuleuse. Façonnée par les bâtisseurs d’autrefois, ceux-là mêmes qui avaient aplani l’Anneau d’Isengard, elle ne semblait pourtant pas issue du savoir-faire des Hommes, mais taillée à même l’ossature de la terre dans l’antique tourment des collines. C’était à la fois un pic et un îlot de roche, noir et d’une éclatante dureté : quatre imposants piliers de pierre aux multiples facettes étaient soudés en un seul ; mais non loin du sommet, ils s’écartaient pour former des cornes fourchues, aux pointes acérées comme des fers de lance, aux bords tranchants comme des couteaux. Entre elles se trouvait un espace étroit, et là, sur un plancher de pierre polie marqué d’étranges symboles, on pouvait se tenir à cinq cents pieds au-dessus de la plaine. C’était là Orthanc, la citadelle de Saruman, dont le nom avait (par hasard ou à dessein) un double sens ; car dans le parler elfique, orthanc veut dire Mont Croc, mais dans la langue de la Marche d’autrefois, il signifiait Esprit Rusé.
Isengard était une étonnante place forte, et elle avait longtemps été belle ; et de grands seigneurs y avaient habité, gardiens du Gondor sur ses remparts de l’Ouest, et des hommes sages observant les étoiles. Mais Saruman l’avait lentement pliée à ses desseins changeants – et améliorée, comme il le pensait dans son égarement ; car tous ces artifices et ces procédés subtils pour lesquels il avait délaissé sa sagesse première, et dont il croyait naïvement être l’inventeur, venaient en fait du Mordor ; si bien que toute son œuvre n’était rien, sinon une pâle copie, une réplique d’enfant ou une servile flatterie, de cette vaste forteresse – armurerie, prison, foyer d’une grande puissance : Barad-dûr, la Tour Sombre, laquelle ne souffrait aucune rivale et se gaussait des flatteries, attendant son heure, sûre de sa grandeur et de son incommensurable force.
Telle était la forteresse de Saruman, ou ce que la rumeur en faisait ; car de mémoire d’homme, personne au Rohan n’en avait passé les portes, sauf peut-être quelques âmes perfides comme Langue de Serpent, qui venaient secrètement et ne disaient à personne ce qu’ils y avaient vu.
Or Gandalf s’avança vers la grande colonne à la Main, et il la passa ; et comme il la passait, les Cavaliers s’étonnèrent de voir qu’elle ne semblait plus blanche. Elle était souillée comme de sang séché ; et en y regardant de plus près, ils constatèrent que ses ongles étaient rouges. Gandalf, sans y prêter attention, poursuivit sa route à travers la brume, et ils le suivirent à contrecœur. Tout autour d’eux à présent, comme par une soudaine crue des eaux, de grandes mares s’étendaient en bordure du chemin, remplissant les creux ; et de petits ruisseaux dégoulinaient parmi les pierres.
Gandalf s’arrêta enfin et leur fit signe d’approcher ; et le rejoignant, ils virent que devant lui, les brumes s’étaient écartées, laissant voir un pâle ensoleillement. L’heure de midi était passée. Ils étaient aux portes d’Isengard.
Mais les portes, tordues et jetées bas, gisaient à terre. Et alentour, la pierre fendue, dispersée en milliers de fragments déchiquetés, jonchait partout le sol ou formait des amas de décombres. La grande arche se dressait encore, mais elle s’ouvrait désormais sur un trou à ciel ouvert : le tunnel était mis à nu, et dans les murs qui s’élevaient comme des falaises de part et d’autre, une force destructrice avait ouvert de grandes brèches et de larges crevasses ; leurs tours étaient réduites en poussière. La Grande Mer, eût-elle lâché tout son courroux sur les collines dans un vent de tempête, n’aurait pu causer plus grande dévastation.
L’anneau, au-delà des portes, était rempli d’une eau fumante : un chaudron bouillonnant où flottaient et tanguaient les débris de poutres et de mâts, de coffres et de tonneaux, de mobilier brisé. Des piliers tordus ou penchés dressaient leurs fûts éclatés au-dessus de l’inondation, mais tous les chemins étaient submergés. Loin à l’horizon, eût-on dit, se dressait l’îlot rocheux, à demi voilé de nuages enveloppants. Restée intacte au milieu de la tempête, sombre et haute, la tour d’Orthanc était encore debout. Des eaux pâles clapotaient à ses pieds.
Le roi et toute son escorte restaient silencieux sur leurs montures, étonnés de voir que la puissance de Saruman était déchue ; mais ils n’auraient su dire comment cela s’était produit. À présent, leurs regards se tournèrent vers l’arche et les portes en ruine. Ils virent là, non loin d’eux, un grand amas de décombres ; et soudain ils s’aperçurent que deux petites formes y étaient étendues à leur aise, vêtues de gris, quasi invisibles parmi les pierres. Des plats, des bols et des bouteilles étaient posés à côté d’elles, comme si elles venaient de prendre un bon repas et faisaient alors trêve à leur labeur. L’une semblait assoupie ; l’autre, jambes croisées et bras derrière la tête, était adossée à une pierre brisée, et elle projetait de sa bouche de longs rubans et de petits ronds d’une mince fumée bleue.
Pendant un moment, Théoden, Éomer et ses hommes les dévisagèrent avec grand étonnement. Parmi toutes les ruines d’Isengard, ce spectacle était pour eux le plus étrange. Mais avant que le roi eût pu ouvrir la bouche, la petite forme avaleuse de fumée s’avisa soudain de leur présence, tandis qu’ils se tenaient là, silencieux, devant la nappe de brume. Elle sauta sur pied ; et ils virent que c’était un jeune homme, ou qui semblait tel, car ce n’était guère qu’une moitié d’homme à en juger par sa stature ; sa tête brune et frisée était découverte, mais il était vêtu d’une cape qui, bien que salie par le voyage, était de même couleur et de même forme que celles que portaient les compagnons de Gandalf à leur arrivée à Edoras. Il s’inclina bien bas, la main sur la poitrine. Puis, sans paraître remarquer le magicien et ses amis, il se tourna vers Éomer et le roi.
« Bienvenue, messires, à Isengard ! dit-il. Nous sommes les gardiens des portes. Meriadoc, fils de Saradoc, est mon nom ; et mon compagnon qui, hélas ! est accablé de fatigue – ce disant, il secoua discrètement son voisin d’un coup de pied – est Peregrin, fils de Paladin, de la Maison de Touc. Nous venons d’un pays loin dans le Nord. Le seigneur Saruman est chez lui ; mais pour l’heure, il est enfermé avec un dénommé Langue de Serpent ; sans quoi il n’aurait sans doute pas manqué d’accueillir de si honorables hôtes. »
« Sans doute pas ! dit Gandalf avec un rire. Et est-ce Saruman qui vous a ordonné de garder ce qui reste de ses portes, et de guetter l’arrivée de visiteurs éventuels, quand vous pourriez distraire votre attention du manger et du boire ? »
« Non, cher monsieur, la chose lui a échappé, répondit Merry avec gravité. Il a été très pris ces derniers jours. Nos ordres nous viennent de Barbebois, qui se charge d’administrer Isengard à sa place. Il m’a demandé d’accueillir le Seigneur du Rohan avec des mots appropriés. J’ai fait de mon mieux. »
« Et vos compagnons, eux ? Et moi, et Legolas ? s’écria Gimli, incapable de se contenir plus longtemps. Misérables déserteurs, coquins aux pieds laineux et à la tête crépue ! Vous nous avez menés dans une belle chasse ! Deux cents lieues par les marais et les forêts, les batailles et la mort, tout ça pour vous délivrer ! Et voilà qu’on vous trouve ici à ripailler et à paresser… et à fumer ! Fumer ! Où avez-vous pris cette herbe, espèces de scélérats ? Pic et pioche ! La rage et la joie me tiraillent à tel point que, si je n’éclate pas, ce sera un prodige ! »
« Tu parles pour moi, Gimli, dit Legolas en riant. Quoique j’aimerais plutôt savoir où ils ont pris le vin. »
« Il n’y a qu’une chose que vous n’ayez pas trouvé dans votre chasse, et c’est un surplus d’intelligence, dit Pippin en ouvrant un œil. Ainsi vous nous trouvez assis, victorieux, sur un champ de bataille, parmi tout un butin d’armées, et vous vous demandez où nous avons déniché quelques commodités bien méritées ! »
« Bien méritées ? fit Gimli. Vous ne me ferez pas croire une telle chose ! »
Les Cavaliers se mirent à rire. « Il est évident que nous assistons à des retrouvailles d’amis très chers, dit Théoden. Voici donc vos compagnons perdus, Gandalf ? Ces jours sont voués à l’émerveillement. J’ai déjà vu plusieurs prodiges depuis que j’ai quitté ma maison ; et voici que j’ai maintenant sous les yeux un autre peuple de légende. Ces gens ne sont-ils pas des Demi-Hommes, que certains d’entre nous appellent Holbytlan ? »
« Hobbits, s’il vous plaît, monseigneur », dit Pippin.
« Hobbits ? dit Théoden. Votre langue a pris une étrange tournure ; mais le nom ne paraît pas inapproprié. Des Hobbits ! Aucun récit de ma connaissance ne rend vraiment compte de la réalité. »
Merry s’inclina ; et Pippin se leva et salua profondément. « Vous parlez courtoisement, sire ; du moins, j’espère pouvoir le prendre de cette manière, dit-il. Et voici un autre prodige ! Car j’ai visité bien des pays depuis que j’ai quitté le mien, et je n’avais encore jamais rencontré quelqu’un qui connaisse des histoires de hobbits. »
« Mon peuple est descendu du Nord il y a longtemps, dit Théoden. Mais je ne vais pas vous tromper : nous ne connaissons aucune histoire qui concerne les hobbits. Tout ce que l’on en dit chez nous, c’est que très loin, par-delà bien des collines et des rivières, vit un peuple de demi-hommes habitant des trous creusés dans des dunes de sable. Mais il n’est aucune légende qui relate leurs faits et gestes, car on dit qu’ils ne font pas grand-chose, et qu’ils se cachent à la vue des hommes, étant capables de disparaître en un clin d’œil ; et ils peuvent contrefaire leur voix pour imiter le sifflement des oiseaux. Mais il semble que l’on pourrait en dire plus long. »
« Beaucoup plus long, sire », dit Merry.
« Pour commencer, reprit Théoden, je n’avais pas entendu dire qu’ils crachaient de la fumée de leur bouche. »
« Cela n’a rien d’étonnant, répondit Merry ; car c’est un art que nous pratiquons depuis quelques générations seulement. C’est Tobold Sonnecornet, de Fondreaulong, dans le Quartier Sud, qui fut le premier à cultiver la véritable herbe à pipe dans ses jardins, vers l’an 1070 de notre comput. Comment le Vieux Toby a découvert cette plante… »
« Vous ne savez pas le danger qui vous guette, Théoden, intervint Gandalf. Ces hobbits resteront assis au bord d’un champ de ruines à discuter des plaisirs de la table, ou des menus exploits de leurs pères, grands-pères, arrière-grands-pères, et cousins éloignés au neuvième degré, si vous les encouragez par excès de patience. Il y aura sans doute un meilleur moment pour nous entretenir de l’histoire de l’herbe à pipe. Où est Barbebois, Merry ? »
« Au nord, complètement de l’autre côté, je pense. Il est parti s’abreuver – d’eau pure, vous comprendrez. La plupart des autres Ents sont avec lui, encore au travail – là-bas. » D’un signe de la main, Merry leur désigna le lac fumant ; et tandis qu’ils regardaient dans cette direction, ils entendirent un grondement et un raclement lointains, comme un bruit d’avalanche venant de la montagne. Un houm-hom s’éleva au loin, telle une sonnerie de cors triomphale.
« Orthanc n’est-elle donc pas gardée ? » demanda Gandalf.
« Eh bien, il y a l’eau, dit Merry. Mais Primebranche et quelques autres la surveillent. Tous les piliers et les poutres que l’on voit sur la plaine n’ont pas été plantés par Saruman. Primebranche, je crois, se tient près du rocher, au pied de l’escalier. »
« Oui, il y a là un grand Ent gris, dit Legolas, mais ses bras sont contre ses hanches, et il se tient aussi raide qu’un arbre de portail. »
« Il est midi passé, dit Gandalf, et pour notre part, nous n’avons rien mangé depuis le petit jour. Mais je souhaite voir Barbebois aussitôt que possible. N’a-t-il laissé aucun message à mon intention – à moins que le vin et la bonne chère ne l’aient chassé de votre esprit ? »
« Il en a laissé un pour vous, dit Merry, et j’y venais, mais j’ai été assailli de bien d’autres questions. Il m’a chargé de vous dire que, si le Seigneur de la Marche et Gandalf veulent bien s’avancer jusqu’au mur nord, ils trouveront Barbebois pour les y accueillir. J’ajouterai qu’ils y trouveront aussi des victuailles du meilleur cru ; elles ont été découvertes et spécialement choisies par vos humbles serviteurs. » Il s’inclina.
Gandalf rit. « Voilà qui est mieux ! dit-il. Eh bien, Théoden, viendrez-vous avec moi à la recherche de Barbebois ? Il faudra faire le tour, mais ce n’est pas loin. Quand vous le verrez, vous apprendrez bien des choses. Car Barbebois n’est autre que Fangorn, l’aîné et le chef des Ents ; et en parlant avec lui, vous entendrez la parole du plus vieux des êtres vivants. »
« J’irai avec vous, dit Théoden. Adieu, mes hobbits ! Puissions-nous nous retrouver dans ma demeure ! Là, vous prendrez place à mes côtés, et vous m’entretiendrez de tout ce que bon vous semblera : les exploits de vos aïeux, aussi loin que vous en ayez souvenance ; et nous parlerons aussi de Tobold le Vieux et de sa science des herbes. Adieu ! »
Les hobbits s’inclinèrent bien bas. « Voilà donc le Roi du Rohan ! glissa Pippin à mi-voix. Un bon petit vieux. Très poli. »