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Jeudi 2 octobre 2008
21 : 17

Installé au rez-de-chaussée d’une vieille maison en L située à l’angle des rues Vitastígur et BergÞórugata, le Vitabar est un restaurant et un bar à vin. C’est un lieu exigu, sombre, patiné et intemporel, qui trouve grâce aux yeux de ceux qui aiment le design un peu désuet et les bâtiments marqués par le temps.

Les murs sont habillés de lambris vert foncé, les tables et les chaises aux lignes cubiques sont en bois sombre, tout comme le parquet qui craque sous les pieds. Des stores vénitiens brun foncé occultent les fenêtres et des bougies scintillent derrière leurs globes poussiéreux fixés aux murs.

— Garçon ! Garçon !

Le lieu est bondé, le tintement des verres et des couverts se mêle au bon vieux rock que diffusent les haut-parleurs. Au plafond, un ventilateur brasse l’air tiède, saturé d’odeurs de sueur, d’alcool et de friture.

Il ne reste dans le verre de Hrafn qu’un fond de mousse, mais il a laissé la moitié de son steak et n’a pas touché aux frites ni à la salade. Le dos tourné à l’entrée, les coudes sur la table, il laisse son regard errer dans la salle, perdu dans ses pensées ou dans la reproduction en couleurs du Radeau de la Méduse de Géricault qui orne le mur du fond.

Il ne s’est ni changé ni lavé depuis qu’il s’est levé, il y a bientôt seize heures. Le tissu de sa chemise lui colle au dos, il a le visage rouge et bouffi et les cheveux plaqués par la sueur.

Le lieu regorge d’individus bien connus des services de police. Clochards, cambrioleurs à la petite semaine, encaisseurs, dealers et professionnels du crime. Cette faune fait partie des habitués, tout comme Hrafn et quelques-uns de ses collègues de Hverfisgata.

Le Vitabar est un terrain neutre. Les représentants de l’ordre laissent en paix les voyous qui agissent de même et les deux camps respectent la règle tacite selon laquelle ce qu’on entend et ce qu’on voit au Vitabar ne franchit pas la porte des lieux.

— Vous avez terminé ?

De la mousse au coin des lèvres, Hrafn lève un regard fatigué vers le garçon essoufflé qui pointe ses doigts dodus sur ce qu’il a laissé dans l’assiette.

— Hmm. Oui.

— La viande n’était pas à votre goût ? Vous l’auriez préférée plus à point ? Je peux vous faire apporter un autre steak si celui-là n’est pas bon.

— Non, il était très bien. L’appétit n’est pas au rendez-vous.

Le serveur le scrute d’un air inquiet, puis prend l’assiette, les couverts et le verre vide.

— Puis-je vous proposer autre chose ? Une bière ? Un café ?

— Une autre bière, s’il vous plaît. Et un double Famous Grouse, sans glace.

— Parfait, renvoie le garçon qui s’éclipse aussitôt.

La porte s’ouvre. On entend le tintement de la petite cloche en métal et un courant d’air froid s’engouffre dans la salle.

— Salut ! Il y a longtemps que tu es là ?

— Pas vraiment. Tu sors du travail ?

— J’avais quelques dossiers à boucler. J’ai terminé mon ­rapport sur la voiture incendiée à Þorlákshöfn et je l’ai envoyé à l’assureur.

Un plateau à la main, le serveur revient à grandes enjambées et pose devant Hrafn une bière brune sans faux col accompagnée d’un double whisky des plus généreux.

— Voici pour vous. Mademoiselle prendra-t-elle quelque chose ?

— Oui, un verre de vin rouge, peut-être, répond Þóra.

— Très bien.

Le garçon s’incline poliment avant de repartir, le plateau sous le bras.

Hrafn écluse la moitié de sa bière en une gorgée.

— Tu n’as pas l’air en forme du tout, s’inquiète Þóra, maternelle.

— Putain de mal de tête. Ça commence à ressembler à une migraine. Tu n’aurais pas des comprimés ? J’ai laissé les miens dans la voiture.

— Si. Prends-en deux, ça devrait te soulager.

Le serveur revient et pose le verre de rouge sur la table.

— Je vous en prie, mademoiselle.

— Merci bien.

Un vieux rock nostalgique dénué d’originalité et mal interprété passe tant bien que mal dans le petit haut-parleur au-dessus de leur tête.

Hrafn avale une gorgée de whisky qu’il savoure avec délectation. Il hoche doucement la tête et sourit du coin des lèvres.

— Peu de choses sont aussi belles qu’une mauvaise musique sirupeuse qui fait tout ce qu’elle peut pour être excellente.

Þóra sourit de même et goûte son vin rouge bon marché.

Les notes de la guitare électrique le ramènent à cette discussion qu’il avait eue avec Þóra peu de temps après leur dîner en compagnie de Bíbí, alors qu’ils étaient en voiture.

— Pourquoi refuses-tu de parler de María en présence de ta femme ? lui avait demandé sa collègue…

— Bíbí vient comme moi des fjords de l’Ouest. Elle sait que María et moi avons été ensemble. Ça la met mal à l’aise, avait-il maugréé.

— Tu crois que c’est mieux de faire comme si María n’existait pas ?

Il lui avait lancé un regard noir.

— Quoi ?

— Rien, avait marmonné Hrafn, un œil sur sa montre.

— Pourquoi ne lui as-tu pas dit que je n’étais plus avec Guðrún ?

Hrafn avait haussé les épaules, les yeux sur le pare-brise, l’air absent.

— J’ai oublié. Qu’est-ce que ça change ?

— Je ne sais pas. C’est juste une question. Dis-moi… Es-tu plus à l’aise quand je suis en couple ? Aurais-tu peur que Bíbí s’imagine qu’il y a quelque chose entre toi et moi ?

— Non, quand même pas, avait-il répondu avec un sourire grimaçant, comme s’il avait mal quelque part. Elle est d’une jalousie maladive, c’est le moins qu’on puisse dire, mais elle sait bien que les hommes ne t’intéressent pas. Elle sait que nous sommes collègues et bons amis.

Þóra avait hoché la tête et s’était accordé un instant de réflexion.

— Je crois qu’en fait elle est jalouse de notre amitié.

— Comment ça ?

— Vois-tu, j’ai l’impression qu’elle est à la fois seule et peu sûre d’elle-même. Je crois qu’elle te trouve distant. Elle a envie que tu lui parles, que tu lui racontes ce que tu fais au travail, que tu lui fasses part de tes pensées. Enfin, c’est mon opinion. Vous devriez avoir des activités ensemble, aller au cinéma, faire des promenades, inviter des gens à manger, rire, vous amuser, faire de nouvelles rencontres.

— Il n’y a rien de plus déprimant que les nouvelles rencontres, avait grimacé Hrafn.

— Ne sois pas si contrariant. La vie commune exige des sacrifices. L’amour demande du travail. Et une femme a besoin de sécurité. Ça ne se limite pas à un travail et à une maison, elle a besoin d’une personne en qui elle peut avoir confiance et avec qui elle traverse vents et marées. Tu comprends ce que je veux dire ?

— Oui, mais je ne suis pas sûr qu’elle puisse traverser avec moi vents et marées.

Hrafn avait soupiré comme s’il ployait sous un énorme fardeau.

— Ah bon ? Et pourquoi pas ? s’était offusquée Þóra.

Il avait fixé le pare-brise en silence, distant et muet.

— Tu n’envisages tout de même pas de la quitter ?

Il avait affiché un sourire en coin et l’avait regardée, les yeux mi-clos, animés d’une étrange lueur.

— J’y pense.

— Mais… ? Son estomac s’était noué, sa gorge serrée, elle était au bord des larmes. Je ne comprends pas. Pourquoi ? Vous êtes, en tout cas, vous étiez tellement heureux !

— C’est vrai, mais je me suis mis à douter de tout ça. Le grand Schelem, enfin, tu vois : l’appartement, le môme, la famille. Bíbí a bien senti mes doutes et ça lui a fait peur. Cette peur n’a eu pour effet que de me conforter. Et maintenant, j’ai l’impression qu’on est en train de me faire rôtir à petit feu.

— Oui, mais… !

— Ne te méprends pas, Bíbí est quelqu’un de très bien. Jamais je ne rencontrerai une femme qui soit aussi bien qu’elle. Mais elle mérite mieux que de vivre avec un type comme moi.

— Mais c’est avec toi qu’elle veut vivre, espèce d’idiot ! Tu ne comprends donc pas ?

— C’est possible, mais je ne veux pas vivre avec elle. Je ne veux vivre avec personne. J’ai envie de vivre seul. C’est comme ça.

— Mais vous allez avoir un enfant ! s’était écriée Þóra, frôlant le contre-ut.

Hrafn avait hoché la tête.

— Voilà pourquoi mieux vaut en finir. C’est plus facile de quitter une femme enceinte qu’un enfant nouveau-né.

Þóra s’était enfoncée dans son siège, anéantie.

— Je n’arrive pas à croire que tu puisses dire un truc pareil.

Le morceau de guitare est terminé. Hrafn reprend ses esprits, comme si l’alcool qu’il vient d’ingurgiter lui donnait un regain d’énergie et lui permettait de comprendre les événements qu’il vit avec une plus grande acuité.

— Ce Símon est quand même un drôle de type, déclare-t-il.

— Ah bon ?

Incliné sur la table, il fixe un point imprécis au-dessus des cheveux de Þóra.

— Vois-tu, il a plus d’une fois retrouvé des gamins échappés d’institutions éducatives ou de centres de désintoxication, et il leur a sans doute sauvé la vie. La famille s’adresse en général d’abord à la police, mais nous n’avons ni les moyens humains ni les compétences nécessaires pour traiter ce genre d’affaires. Nous ne pouvons qu’orienter ces pauvres gens vers les services de protection de l’enfance, même si nous savons qu’eux non plus ne pourront pas agir. Et voilà que tout à coup, quelqu’un communique à la famille les coordonnées de Símon à qui on envoie une photo. J’en ai trouvé plus d’une dans ses poches au fil de mes fouilles. Símon va vérifier dans les repaires de camés, il les connaît comme sa poche et sait où chercher. Et puis hop, voilà qu’il retrouve le fugueur ou la fugueuse avant qu’il ne soit trop tard.

— À ta place, je m’abstiendrais de dessiner une auréole et des ailes d’ange à ce Símon Örn Rekoja. S’il fait ce genre de trucs, c’est sans doute pour se donner bonne conscience et racheter à ses yeux les méfaits qu’il passe son temps à commettre, observe Þóra, dubitative.

— Bien sûr, mais il n’empêche que ce sale type fait aussi ça. On est bien forcés de le reconnaître, soupire Hrafn. Et ce n’est pas tout, il débarrasse aussi les immeubles des emmerdeurs. Des cages d’escalier entières sont prises en otage par des junkies qui louent l’un des appartements. Fiestas tous les soirs, tapage incessant, violences et menaces de mort. On appelle la police. Les flics arrivent puis repartent. La fiesta se calme une petite demi-heure et le cauchemar repart de plus belle. Les voisins veulent se débarrasser de ces gêneurs, mais le droit des drogués en tant que locataires prime sur le droit à la tranquillité et à la sécurité des autres. Le système s’enraye. Un petit coup de fil à Símon, il arrive sur les lieux, procède au nettoyage et le problème est réglé.

— Il fait du nettoyage, en effet, mais note bien que c’est contre paiement. Il me semble qu’il demande deux cent mille couronnes pour chaque intervention, modère Þóra.

— C’est auprès des propriétaires de l’appartement loué par les junkies qu’il encaisse cette somme ou, parfois, auprès de la copropriété. Il ne demande jamais d’argent aux autres occupants de l’immeuble en question de façon directe, je le sais de source sûre. D’ailleurs, ces derniers lui envoient des cadeaux pour Noël et je ne sais quoi encore. Aux yeux de ceux qu’il aide, il est un vrai héros.

— Possible, mais pour moi, Símon reste une ordure quoi qu’on en dise, s’agace Þóra.

— Tu te souviens de ce jeune garçon venu porter plainte pour viol l’an dernier contre un homme plus âgé ?

— Oui, son agresseur l’avait invité à une petite fête où ils se sont, comme par hasard, retrouvés en tête à tête.

— Exact, confirme Hrafn, son whisky à la main. Le jeune homme ne voulait pas porter plainte car il avait peur de représailles. Andrés, c’est le nom du violeur, est propriétaire d’un bar. Il est aussi malhonnête qu’imbécile. Et Símon le connaît. Cette histoire lui est revenue aux oreilles et il a contacté le gamin en lui disant de ne pas s’inquiéter. Il a ajouté qu’il allait le soutenir et l’aider, et il a tenu parole. Après la plainte du jeune homme, trois autres victimes se sont manifestées et il est apparu qu’Andrés jouait ce petit jeu depuis plus de trois ans. Il a été jugé coupable et purge sa peine à la prison ouverte de Kvíabryggja.

— Si je te suis bien, Símon est un saint homme, ironise Þóra.

— Je n’ai jamais dit ça ! s’emporte Hrafn. Mais il n’est pas non plus entièrement noir.

Elle trempe ses lèvres dans son verre et balaie les lieux du regard. Hrafn se tait un long moment.

Le haut-parleur diffuse une chanson qu’il connaît bien, mais qu’il ne remarque que lorsqu’elle est arrivée à sa moitié.

À broom is drearily sweeping / up the broken pieces of yesterday’s life. / Somewhere a queen is weeping. / And somewhere a king has no wife. / And the wind cries « Mary »…

Il regarde le fond de son verre qu’il réchauffe au creux de sa paume.

— Tu sais qu’il est décédé. Je parle du gamin qui a fait un tonneau à Vatnsleysuströnd. Baldur. Il s’appelait Baldur Sigurðsson.

Þóra essaie de déglutir, elle a la gorge serrée, bloquée.

— Oui, je l’ai su avant que tu ailles faire ta déposition. Je voulais t’en parler, mais…

— Je n’aurais pas dû retourner sa voiture. Je n’aurais pas dû l’extraire. Je…

La voix de Hrafn se brise.

And the wind cries « Mary »…

Il soupire.

— J’ai vu comme une ombre sur le bord de la route avant d’arriver sur l’accident, mais ce n’est qu’à la fin de l’après-midi que j’ai compris qu’il s’agissait de l’âme de ce Baldur.

— Une ombre ? Une âme ? Tu veux dire un fantôme ? De quoi parles-tu ?

— D’une chose venue d’un autre monde, comme on dit, répond-il, en levant vers Þóra un regard furtif. Ma mère voyait des choses elle aussi, mais elle refusait d’en parler et je crois que Lísa, ma petite sœur, y était également sensible.

— Sensible, serais-tu en train de me dire que tu es extralucide ? murmure Þóra.

— J’ignore comment on appelle ça et je ne sais pas non plus si c’est une chose qu’on peut vraiment comprendre. En tout cas, je vois l’ombre des gens avant leur mort. C’est un peu comme un présage qu’on ne comprend qu’a posteriori. Mais c’est peut-être aussi le fruit de mon imagination. Je ferais peut-être mieux d’aller consulter un psychiatre.

— Je ne crois pas que ça t’apporterait grand-chose, note Þóra, il ne me semble pas que le fait d’être extralucide soit répertorié comme pathologie psychiatrique.

— Peu importe, marmonne Hrafn. Que ce soit le cas ou non, ça ne m’aidera ni moi ni les autres. Je vis dans une peur permanente d’apercevoir ces satanées ombres. J’ai l’impression d’avoir la mort pendue à mes semelles.

Hendrix se tait et Procol Harum prend le relais avec ses nuances pâles, The Whiter Shade of Pale.

— Et si un jour je voyais ma propre ombre ? soupire-t-il.

Þóra fait de son mieux pour se contenir, mais finit par pouffer.

— Tu te moques de moi ? renvoie Hrafn, plus surpris que vexé.

— Non, enfin si. Désolée. Elle se calme, mais continue de sourire. C’est juste que tu dis ça d’une drôle de façon. Et que l’expression avoir peur de son ombre prend un tout autre sens, si on la sort de ce contexte. Tu me suis ?

— Oui, je vois ce que tu veux dire, convient-il.

— Tu ne l’as pas mentionné dans ta déposition, n’est-ce pas ? Tu n’as fait état ni de ce don ni de l’ombre que tu as aperçue sur l’accotement ?

— Tu es folle ? Ils m’expédieraient droit à l’asile de Kleppur ! Si j’avais compris sur le moment, j’aurais vu que ce pauvre Baldur était en danger de mort, j’aurais appelé l’hélicoptère, je n’aurais pas retourné la voiture et j’aurais attendu l’arrivée des secours plutôt que de quitter les lieux dans la précipitation pour courir derrière ce putain de Johnny Santos. Et si…

Il s’interrompt pour reprendre son souffle.

— Et si… est une question très dangereuse, observe Þóra. Tu ne devrais pas être aussi dur avec toi. Nous sommes tous humains, nous commettons tous des erreurs. Et nous n’avons pas le pouvoir de défaire ce qui a été fait. Tout ce que nous pouvons tenter, c’est éviter de répéter les mêmes fautes.

— Je n’ai pas commis d’erreurs, je suis une erreur. Je suis poursuivi par une malédiction, c’est évident. Tout ce que je touche meurt ou se change en cauchemar.

Voyant que sa collègue s’apprête à l’interrompre, Hrafn anticipe et lève le bras.

— Tes protestations sont inutiles. Je suis un type foutu qui erre dans un monde tout aussi foutu et qui n’a pas plus envie de vivre que de mourir, un type revenu et dégoûté de tout. Le hasard seul décide de ceux qui vivent et de ceux qui périssent. Ou plutôt un hasard animé d’intentions assassines car, en ce monde, ceux qui ont le fond mauvais prospèrent alors que les innocents au cœur pur tombent comme des mouches.

Þóra ouvre la bouche, mais Hrafn étouffe ses paroles dans l’œuf en un claquement de doigts.

— La vie, poursuit-il, n’est rien de plus qu’une série d’événements qui s’enchaînent comme des coups de dés sans aucune logique. Une partie de craps, tu comprends ? Et j’ai un double d’as chaque jour de mon existence. On appelle ça les yeux du serpent, snake eyes. Deux points noirs. Le regard glacial et sardonique du destin.

Þóra roule des yeux.

— Encore une réplique sortie droit des films noirs. Tu abuses de ce cher James Cagney.

— Non, en fait, j’ai lu ça dans un livre.

— Je suppose que ce n’est pas sorti du Livre de la voie et de la vertu1, soupire-t-elle. Ta journée a été éprouvante, Hrafn. Je comprends que tu te sentes mal, mais je sais aussi qu’on finit toujours par voir le bout du tunnel et qu’un nouveau jour se lèvera demain. Moi aussi, il arrive que je perde foi en la vie, mais au fond de moi, je sais que tout ça a un sens et aussi un but. Une chose qui échappe à l’entendement de l’être humain qui ne fait que la pressentir plutôt que de la comprendre. Et c’est comme ça depuis des milliers d’années. Une puissance surnaturelle, à la fois simple et complexe, que nous appelons Dieu.

Il lève son verre et l’écoute parler, le visage inexpressif.

— Mon Dieu à moi est celui du néant. Il n’a pas conscience de sa propre existence. Il n’a rien créé, il se fiche de tout et ne se mêle de rien. Amen et surtout à la tienne !

Il vide son verre d’une traite, grimace, puis se lèche les babines.

— Je te trouve bien grandiloquent et un peu trop porté sur les humeurs noires et le pessimisme, ironise Þóra.

Hrafn hausse les épaules avec l’air buté d’un adolescent révolté.

— Notre Système solaire n’est qu’un minuscule point dans la Voie lactée. Cette Galaxie a une largeur de cent mille années-lumière et une année-lumière représente neuf virgule cinq milliards de kilomètres. Un cycle du Soleil au centre de la Voie lactée dure deux cent trente-cinq millions d’années. La distance qui nous sépare de la nébuleuse de Magellan, la galaxie visible la plus proche, est de cent soixante mille années-lumière. Il existe cent milliards de galaxies visibles. L’âge estimé de l’Univers est de treize virgule sept milliards d’années et il s’étend de vingt-deux kilomètres par seconde pour chaque million d’années-lumière.

Il s’accorde une pause et avale un peu de bière.

— Comprends-tu ces chiffres ? Ils dépassent l’entendement. L’Univers est infini et, donc, aussi illogique qu’incompréhensible. Il se résume à du vide, des calculs sans but, une obscurité éternelle, aussi loin que porte le regard, aussi loin que voyage la pensée. Alors n’essaie pas de me convaincre que ma pauvre petite existence ait un but, n’essaie pas de me persuader qu’un dieu infiniment bon veille sur moi. Tout ce qui est n’est rien. Nada.

— N’importe qui pourrait soutenir le contraire. N’importe qui pourrait te dire que l’Univers est empli de secrets, de merveilles et d’une beauté infinie qu’il est presque exclu de comprendre ou de percevoir pleinement si on ne reconnaît pas l’existence de puissances supérieures.

Hrafn souffle et hausse les épaules.

Les deux collègues se taisent un long moment. Voûté sur la table, Hrafn fixe sa bière d’un air mauvais tandis que Þóra laisse son regard errer dans le restaurant.

Il ferme les yeux, soupire et se masse les tempes du bout des doigts.

— Ça ne s’est pas passé comme nous l’avions prévu, dit Þóra.

— Quoi donc ?

— L’opération d’aujourd’hui. Notre importante saisie de coke.

— C’est le moins qu’on puisse dire. Mais bon, on ne pouvait pas savoir. C’est facile de dire qu’on a été bête après coup. Je me demande ce qui a merdé. Où est donc cette putain de coke ?

— Peut-être qu’il n’y en a jamais eu un gramme, observe Þóra.

— Dans ce cas, qu’est-ce que c’est que ce fric ?

— C’est vrai, il y a un truc qui ne colle pas, mais je crois qu’on ferait mieux de laisser tomber. Parfois, on réussit et, parfois, les choses ne fonctionnent pas. C’est ainsi.

— Ouais, convient Hrafn. Il y a les vainqueurs-nés et les losers.

Elle soupire et roule des yeux.

— J’en ai marre de tout ça. J’en ai ma claque de ce boulot ingrat et payé des clopinettes. Je vais présenter ma démission demain. Et je ne rigole pas. Je ne veux plus être flic.

— Et tu feras quoi ?

— Aucune importance. Je me lancerai peut-être dans le grand banditisme. On dirait que ça paie bien, dit-il, penaud.

Þóra éclate de rire.

— Hé ! Un point pour toi. Mais sans rigoler, tu envisages vraiment de remettre ta démission ?

— Oui et non. Tout le monde finit par arrêter ce boulot un jour ou l’autre. J’avais imaginé le faire quelques années de plus, mais là, rien qu’à l’idée de me pointer au bureau demain matin, j’en ai des frissons.

— Et pourquoi ne ferais-tu pas une petite pause ? Tu reprendrais des forces et tu reviendrais en pleine forme. Il ne te resterait pas quelques jours à prendre sur tes vacances d’été ?

— Oh que si ! Sur celles de l’été, de Pâques et de Noël. Je n’ai pas pris un seul jour depuis des années, répond Hrafn.

— Et tu t’étonnes d’en avoir marre de ce boulot ? !

— Non, ce n’est pas surprenant. Tu dois avoir raison. Je devrais me prendre une ou deux semaines de vacances. Peut-être même un bon mois.

— C’est évident ! Paie-toi un séjour aux Canaries avec ta femme ou une croisière aux Caraïbes.

— Oui, répond Hrafn, pensif. J’ai aussi une vieille maison à Súðavík dont je devrais m’occuper. J’avais reçu une aide de la Caisse de prévoyance contre les avalanches à l’époque. Et il y a dix ans, j’ai fait couler une dalle de béton dans le nouveau quartier d’Eyrardalur. Mais je n’ai toujours pas fait déplacer la maison sur la nouvelle dalle et le terrain n’est pas encore viabilisé. C’est pas bien long à faire, mais je n’ai jamais pris le temps.

— Et ensuite, interroge Þóra, tu vas vendre la maison ?

— Je suppose que ce sera plutôt une résidence secondaire pour commencer. Je rêve de repartir dans les fjords de l’Ouest. Je m’achèterai un petit bateau et je coulerai des jours tranquilles.

— Ce rêve, c’est le tien ou le vôtre ? demande Þóra, hésitante, mais Hrafn lève les yeux au plafond et ne semble pas l’entendre.

— Mais avant ça, j’ai envie de boucler un certain nombre de trucs ici. Il faut que je fasse mes preuves. Je ne peux pas rentrer chez moi les mains vides et la queue entre les jambes, débite Hrafn en faisant de son mieux pour avoir l’air convaincant.

— Ce n’est pas en étant flic que tu vas t’enrichir.

— Non, mais on peut acquérir une bonne réputation, on peut agir, faire progresser la justice et mettre les salauds derrière les barreaux. Le respect et l’intégrité ne s’achètent pas au centre commercial de Smáralind.

— C’est vrai, ils n’ont pas ces trucs-là en stock là-bas.

— Chez moi, dans les fjords de l’Ouest, on ne te juge pas à ta carte de crédit ou à ta bagnole de sport. Tout ce qui compte, c’est ta réputation et pas le nombre d’actions cotées en Bourse que tu possèdes ni le fait que tu aies un doctorat.

— Oui, oui.

Hrafn vide sa bière en une grande lampée.

— Tu vois, moi, je n’ai été élevé ni aux jeux vidéo ni aux Chocopops.

— J’imagine, répond Þóra, vaincue. Elle observe le bar bondé, puis jette un œil à sa montre. Il est tard et je ferais mieux de rentrer.

— Allez, encore un petit verre ! C’est moi qui offre !

— Non, merci quand même. Ma journée a été longue et demain : boulot !

Hrafn en convient d’un hochement de tête réticent.

— Tu es en voiture ?

— Non. Je l’ai laissée au commissariat. Tu veux qu’on prenne un taxi ? On partagera les frais.

Elle se lève et enfile sa parka.

— Un taxi ? Ne dis pas n’importe quoi. Je te ramène chez toi.

Hrafn se lève en un mouvement aussi lent que raide et attrape son pardessus.

— Mais…

— Y a pas de mais.

Il enfile son manteau, salue le serveur d’un geste de la main, ouvre la porte et disparaît dans la nuit.

— Attends, je n’ai pas payé mon verre de vin ! crie sa collègue dans son dos.

— Ils le mettront sur ma note !

Il sort ses clefs. Garée de l’autre côté de la rue, à cheval sur le trottoir, sa Ford se met à clignoter.

Il traverse la chaussée et s’assoit au volant. L’Explorer tangue sous son poids et le plancher grince.

Þóra s’installe, claque sa portière et attache sa ceinture.

Hrafn soupire et éponge la sueur de son front cramoisi.

— Ta fracture te fait mal ?

— Non, pas vraiment, dément-il, malgré la grimace de douleur qui lui tord le visage. Sauf quand je fais un mouvement brusque ou si je respire trop fort. Bon, je t’emmène à Brekkugerði, c’est bien ça ?

— Tu as une amende collée à ton pare-brise.

Il met ses essuie-glaces et, l’instant d’après, la contravention et la pochette plastifiée qui la protégeait ne sont plus qu’un souvenir.

Þóra lève les yeux au ciel, mais s’abstient de tout commentaire.

Quand il tourne à droite sur Snorrabraut, quelques pièces remuent dans le vide-poches et il se souvient tout à coup qu’il y a laissé son portable. Il l’attrape et regarde l’écran.

Douze appels manqués, tous de Bíbí.

— On a essayé de te contacter ? s’enquiert Þóra.

— Non.

Il balance l’appareil dans le vide-poches, accélère et franchit à l’orange l’échangeur qui relie les boulevards Snorrabraut et Bústaðavegur à ceux de Hringbraut et de Miklabraut.

— Tu n’en as pas marre de vivre chez tes parents ?

— Si, un peu, mais bon, j’ai l’étage du bas pour moi toute seule et ils ne sont pour ainsi dire jamais à la maison. Ils sont en Floride depuis presque trois mois.

— En vacances ?

— Un truc du genre, répond Þóra.

Lancé à plus de cent à l’heure sur Bústaðavegur, il slalome entre les files et dépasse toutes les voitures qui croisent sa route.

— Je prends à droite ici, non ?

— Exact.

À sa droite, la station-service où deux junkies en manque ont dévalisé l’employé avant de le poignarder une froide matinée d’avril, il y a dix-huit ans.

— C’est là, à gauche, prévient Þóra.

— Oui, je m’en souviens.

La rue est bordée par des jardins ceints de clôtures ; à l’arrière des palissades et des arbres se cachent de grosses et belles villas. À côté des entrées illuminées, des écriteaux préviennent de la présence de chiens de garde, de caméras de sécurité ou de systèmes de surveillance à distance.

— Tu n’as qu’à t’arrêter ici.

Elle détache sa ceinture et attrape son sac. Il se gare sur la droite à cheval sur le trottoir devant l’entrée dallée et pentue qui mène vers le garage.

— C’est bien là ? demande-t-il penché vers la vitre du passager.

— Oui.

La maison est constituée d’un énorme cube de béton, posé sur un second, plus petit. La partie haute est blanche et percée de larges baies. Le cube inférieur est bleu foncé et en grande partie constitué de pierres de taille.

Il n’y a ici ni clôture ni palissade, mais une pelouse soignée, séparée en deux parties égales par un sentier de dalles qui mène à la porte.

Hrafn admire la magnifique villa au style épuré.

— C’est grand comment ? Quatre cents mètres carrés ?

— Un peu plus de sept cents, répond Þóra, honteuse, comme si elle venait de dévoiler un secret de famille embarrassant.

Hrafn siffle d’admiration.

— Et ton père, il fait quoi, si je peux me permettre ?

— Il joue au golf.

— Non, je voulais dire, il fait quoi comme travail ?

— Eh bien, il joue au golf. C’est ça, son travail.

— Tu es sérieuse ?

— En fait, papa ne travaille plus. Il s’est rangé des voitures. Il joue tous les jours au golf et maman aussi. Ils ne font rien d’autre de leur vie.

Hrafn ouvre de grands yeux.

— Rangé des voitures ? Mais il n’a que cinquante ans, non ?

— Enfin, cinquante-cinq depuis cet été, corrige Þóra.

— Et que faisait-il avant d’arrêter de travailler ? Il a gagné au Loto ou quoi ?

— En fait, il a passé son temps à étudier, jusqu’à quarante ans, et à cette époque-là on n’avait jamais d’argent.

— À étudier ? Alors qu’il était adulte ? Et il étudiait quoi ? La fabrication des planches à billets ? souffle Hrafn.

— Les biotechnologies. Il est microbiologiste, explique-t-elle avec un sourire.

— Je ne comprends vraiment pas, observe Hrafn.

Elle réajuste ses lunettes et prend une grande inspiration.

— Papa est chercheur en biotechnologies. Il a monté son propre laboratoire, d’abord dans notre garage du quartier de Norðurmýri, puis dans un petit entrepôt de Dugguvogur. Il a développé une méthode ou un système permettant de produire des protéines spécifiques utilisées en médecine, dans l’industrie, notamment pharmaceutique. Des protéines dont la structure est tellement complexe qu’elles n’étaient fabriquées que par des organismes vivants, ce qui rendait leur production très coûteuse. Papa a développé un système où des germes d’orge remplacent les organismes vivants dans la fabrication de ces protéines.

Hrafn affiche une mine réjouie, même s’il n’a toujours pas vraiment compris.

— Donc, il s’est lancé dans la production de ces fameuses protéines… ?

Þóra secoue la tête.

— Non… Il a écrit une thèse de doctorat et publié les résultats de ses travaux dans des revues scientifiques internationales. Ensuite, Freedom Food Farm, une multinationale basée en Suisse, lui a acheté le brevet pour une somme astronomique.

— De quel genre d’entreprise s’agit-il ? interroge Hrafn, méfiant.

— Je ne suis pas sûre. Agroalimentaire, je suppose. À l’époque, il y a une dizaine d’années, j’avais cru comprendre que la FFF voulait utiliser le système mis au point par mon père pour développer une sorte de super-aliment qui, au dire du service communication de l’entreprise, était censé éradiquer la faim dans le monde à l’horizon d’un quart de siècle. Mais depuis, je n’ai jamais plus entendu parler de cette histoire.

— Ouais, observe Hrafn. J’imagine qu’ils se sont plutôt tournés vers la rédaction de slogans vendeurs, l’augmentation du capital par actions et la fabrication de monnaie de singe !

— Sans doute !

— À mes heures les plus sombres, il m’est arrivé d’envisager le suicide, tu sais, maugrée Hrafn. Mais quand je vois le monde de rêve dans lequel certains vivent, je suis empli d’un tel dégoût que je serais capable de vendre mon âme. La mélancolie qui se déverse sur moi me donnerait presque des envies de meurtre. Tu comprends ce que je veux dire ?

Þóra pâlit et se blottit machinalement contre sa portière.

— Non, je ne vois pas du tout.

Il se tourne vers elle et lui parle en lui soufflant au visage son haleine avinée.

— Charles Manson envoyait sa bande dans les beaux quartiers comme celui-là. Ils pénétraient dans les villas et assassinaient tout le monde de sang-froid. Je sais bien que Manson n’était qu’un fou furieux doublé d’une ordure et d’un crétin, mais parfois, je comprends les gens qui réagissent comme lui. C’est ça que je suis en train de te dire.

Þóra écarquille les yeux.

— Tu trouves que c’est juste d’aller tuer les gens pour la seule raison qu’ils ont de l’argent ?

— Non, mais parce qu’il y a des milliers d’autres gens qui n’ont pas un sou, répond-il, le regard vide et froid.

— Ah oui ! Je vois, rétorque-t-elle avec un rire nerveux, la méthode de Charles Manson alliée à la philosophie de Che Guevara ! De mieux en mieux ! Je suis d’accord à cent pour cent avec Bíbí. Heureusement que tu es flic et que tu ne fais pas un autre boulot !

— Ouais, c’est ça, répond Hrafn, vexé. Dans ce monde de violeurs d’enfants, de tueurs en série, de pop stars déjantées et d’hommes politiques véreux, c’est évident que c’est moi qui déconne. Toi et Bíbí, vous vivez dans une petite bulle sans doute bien confortable, mais qui est à des années-lumière du monde réel.

— Tu es un homme adorable, Hrafn. Un collègue sympa, un mec intelligent et un très bon flic, observe Þóra en lui tapotant l’épaule. Mais tu es aussi le macho le plus givré, le plus pessimiste et le plus pétri de préjugés que j’aie rencontré de toute ma vie.

Il affiche un sourire narquois, du blanc au coin des lèvres et le regard dans le vague.

— Tu es vraiment super.

— Bon, je crois que c’est une conclusion acceptable après cette journée éreintante. Tu passes me prendre demain matin ?

— Je serai là vers huit heures, répond-il.

— Merci beaucoup. Bonne nuit.

Elle claque sa portière et lui adresse un au revoir par la vitre.

— Bonne nuit, marmonne Hrafn en lui renvoyant son salut.

Puis il enclenche la vitesse, reprend le volant et appuie sur l’accélérateur.

Il fait demi-tour en un dérapage contrôlé et mord le trottoir d’en face avant de partir en trombe.

Le bruit résonne dans le silence, des traces noires zèbrent le goudron gris et l’air frais de la nuit s’emplit d’une odeur d’essence et de caoutchouc brûlé.

2

23 : 11

Arrivé tout en bas de Brekkugerði, il freine, tourne à droite et redescend le boulevard Háaleitisbraut, une chaussée à quatre voies séparée en son milieu par un large terre-plein gazonné et un grillage d’un mètre de haut.

Son téléphone sonne, il se raidit et, une boule au ventre, consulte l’écran.

Bíbí.

Ils ne se sont pas parlé depuis ce matin. Elle est sans doute inquiète et, surtout, furieuse. Crise d’hystérie et compagnie. Et là, il n’a aucune envie de discuter avec elle, il n’en a pas l’énergie, il se sent trop lourd, trop vide.

Il n’a pas plus envie de rentrer chez lui, et pourtant il y va, nom de Dieu !

Diddelidi — diddelidi — diddelidi…

Le volume de la sonnerie va grandissant. Ces hautes fréquences qui percent les tympans vont le rendre dingue. Son rythme cardiaque s’accélère, ses muscles se tendent et la sueur perle.

Non.

Inutile de répondre.

Il sera à Grafarvogur d’ici trois minutes. Là, elle pourra lui dire ce qu’elle a sur le cœur.

Il aura droit aux cris. Aux pleurs.

Mais d’ici là, il veut qu’elle le laisse en paix. Il veut profiter de ces trois minutes de solitude.

Est-ce vraiment trop demander ?

Il baisse le niveau de la sonnerie et se débarrasse du portable dans le vide-poches.

Au même instant arrive dans l’autre sens une Cadillac blanc crème Escalade ESV : vitres teintées, phares au xénon, pneus profilés et enjoliveurs chromés dix-huit pouces.

Hrafn jette un œil par la vitre latérale, puis dans le rétroviseur. La Cadillac longue de six mètres ralentit, les feux de freins luisent comme les yeux d’un démon dans la nuit et, au-dessus du pare-chocs, on aperçoit la première lettre de la plaque.

S comme…

Símon ! Hrafn serre les dents et s’agrippe au volant.

Au lieu de continuer sa route, il freine, fait demi-tour au feu vert sans hésiter et remonte le boulevard Háaleitisbraut — suivant la luxueuse américaine crème rutilante sur le point de disparaître de son champ visuel.

Il écrase l’accélérateur.

Là-bas !

Símon prend à gauche et s’engage sur Bústaðavegur. Le feu vert passe à l’orange, orange…

Il est rouge écarlate quand Hrafn y arrive, beaucoup trop vite. Il freine un petit coup sec, écrase le klaxon, tourne le volant, se plaque contre la portière et serre les dents, puis négocie le virage : concert de grincements et de crissements, tandis que les voitures qui viennent de droite ou de gauche pilent, le klaxonnent et tentent d’éviter la collision.

La Ford n’est pas loin de faire un tonneau et Hrafn d’en perdre le contrôle, mais il parvient à redresser, écarquille les yeux — un petit coup sur le frein, un autre sur l’accélérateur — et reprend en main son engin de deux tonnes. Il se met sur la file de droite, envoie les trois cents chevaux et accélère jusqu’à n’être plus qu’à cinquante mètres de la bagnole qu’il a prise en chasse.

Il se calme un peu, le moteur grommelle, mécontent, et l’aiguille du compteur redescend.

Símon franchit au vert le carrefour de Réttarholtsvegur que Hrafn réussit à passer à l’orange.

Son cœur s’affole, son sang alcoolisé bouillonne dans ses veines comme une rivière de lave en fusion. Vitesse, tension, oubli de tout — quel bonheur, mais voilà, qu’est-ce qu’il fout ?

Pourquoi diable poursuit-il Símon ?

Esprit du chasseur, haine, obsession — il l’ignore. Et peu importe. Il n’a pas le temps d’y penser.

Ce n’est pas le moment.

Hrafn accélère et se demande s’il aura le courage de rouler jusqu’à Hafnarfjörður, pour peu que ce soit la destination de Símon.

À moins qu’il ne soit en route vers Keflavík.

Au tout dernier moment, Símon prend à gauche, le feu passe au vert et les voitures à l’arrêt repartent.

— Putain !

Hrafn écrase le frein, braque et parvient à se faufiler entre deux voitures avant de se retrouver bloqué entre les autres véhicules sur la bretelle. Derrière lui, un grand coup de klaxon : le type auquel il vient de faire une queue de poisson pile tandis que les autres véhicules zigzaguent.

L’espace d’un instant, une brèche se forme : Hrafn s’y engouffre.

Símon n’est qu’à quelques mètres devant, la Cadillac épouse la courbe sans encombre, mais le conducteur se livre tout à coup à une manœuvre déconcertante : il pile.

Hrafn l’imite pour éviter de l’emboutir. Símon tourne à droite et quitte sans hésiter le revêtement d’asphalte pour plonger dans la vallée sombre de la rivière Elliðaá.

La Cadillac géante disparaît en un clin d’œil.

Hrafn monte sur l’accotement, mais n’ose pas plonger à l’aveugle comme Símon vient de le faire.

La Ford glisse et dérape sur le gravier, puis s’arrête sur l’accotement deux mètres en surplomb de la route, à demi noyée sous les mauvaises herbes et perdue dans un épais nuage de poussière.

Immobile, Hrafn écoute le moteur tourner au ralenti, les yeux fixés sur le pare-brise bientôt couvert de poussière.

À sa gauche, les voitures filent sur les six-voies du boulevard de Reykjanes et, à sa droite, la vallée de la rivière Elliðaá : quelques kilomètres carrés de bois ombragés, de tourbières, de marais et de rivière.

— Où est passé ce connard ?

Hrafn empoigne le levier de vitesses et passe la marche arrière.

Il recule sur deux ou trois mètres. Dans le faisceau de ses phares, il aperçoit le sommet d’un petit chemin pentu qui descend en biais vers la vallée. Il jette un œil par la vitre du passager et scrute le bois qui sépare en deux le grand espace communal, depuis les hauts du quartier d’Árbær jusqu’à l’embouchure de la rivière et l’anse d’Elliðavogur. À une distance d’environ cinquante mètres, il distingue deux traits lumineux blancs qui oscillent et repère les feux arrière de la Cadillac qui s’éloigne sur le chemin cahoteux qui traverse la zone protégée.

Símon semble connaître le coin comme sa poche.

Dans son rétroviseur, Hrafn aperçoit le feu tricolore. Il est si près de la jonction avec la rue Bústaðavegur que les voitures frôlent la Ford, à peine visible.

Il soupire, tapote son volant du bout des doigts et regarde un coup le boulevard, un coup la vallée plongée dans le noir.

Símon a-t-il essayé de le semer ou, au contraire, veut-il qu’il le suive dans la nuit ?

Pas facile à dire.

Il lâche le frein, braque et entreprend de descendre la pente.

La voiture penche désagréablement, les pneus dérapent sur le gravier et les mauvaises herbes fanées frottent sur les ailes.

Une gêne s’empare de Hrafn, un sentiment glaçant et terrifiant qu’il essaie de chasser. Il peut toujours rebrousser chemin et revenir ici lorsqu’il fera jour, mais pour peu que Símon soit parti dans ce monde de ténèbres pour y cacher, y chercher ou y faire quelque chose qui ne supporte pas la lumière diurne, Hrafn n’a que cette unique occasion de le découvrir.

Et c’est maintenant.

Il finit par rejoindre la rive droite de l’Elliðaá peu profonde à cet endroit. L’eau atteint à peine les enjoliveurs, les cailloux et les galets craquent sous les pneus.

L’air de l’habitacle se réchauffe. Les vitres se couvrent de buée. Hrafn s’arrête sur l’autre rive et ouvre la sienne en grand. Le moteur gémit, l’eau ruisselle du bas de caisse et une odeur de métal chauffé lui emplit les narines.

La Cadillac est invisible. Les phares de la Ford n’éclairent que quelques mètres de la piste de gravier qui part vers les bois et les îlots de la rivière.

Hrafn reste assis un long moment, les mains sur le volant.

Tout ça ne lui dit rien qui vaille. Il fait noir, il est fatigué et il a bu.

Il ferait sans doute mieux de rebrousser chemin.

Mais si jamais Símon était parti chercher la coke.

Et si Johnny Santos s’était arrêté quelque part au lieu d’aller droit à son hôtel. Et si, par exemple, il avait remis la came à quelqu’un d’autre.

Quelqu’un qui aurait ensuite appelé Símon pour lui dire que le magot était entre de bonnes mains.

Lesquelles l’avaient ensuite caché en un lieu bien précis.

Par exemple, la vallée de l’Elliðaá.

Hrafn remonte sa vitre, appuie un peu sur l’accélérateur et longe le chemin troué d’ornières.

La Ford tangue comme un bateau pris dans la houle.

Tout à coup, il est ébloui par ses phares, renvoyés par une surface plane, et il stoppe.

Il a devant lui une sorte de clairière sur le côté de laquelle est garée la Cadillac de Símon. Le moteur est éteint, de même que les phares et il semble n’y avoir personne à l’intérieur.

Hrafn éteint lui aussi ses phares, entre dans la clairière, se gare sous un grand sapin à trois mètres de la voiture de Símon et coupe le moteur.

Il inspecte les lieux et tend l’oreille. Il n’entend rien, à part les clics discrets du moteur qui refroidit et un lointain grésillement qui rappelle celui d’une CB.

L’obscurité est presque totale, mais loin à l’intérieur du bois, un point blanc bouge entre les arbres, comme si quelqu’un avançait, une lampe de poche à la main.

Quelqu’un qui, peut-être, cherche quelque chose.

Hrafn détache sa ceinture, ouvre la boîte à gants et en sort sa bombe lacrymo. Puis il se tourne, autant que ses côtes cassées le lui permettent, tend son bras vers la banquette arrière, explore le fouillis sur le plancher et trouve sa matraque.

Il descend, gémit, grimace de douleur, referme sa portière et s’avance jusqu’au centre de la clairière où il s’immobilise, la bombe à la main gauche et la matraque à la droite.

Une brise fraîche et humide lui caresse le visage, l’air sent l’aiguille de pin, la terre mouillée et les feuilles mortes.

Le pas ferme, il pénètre l’enchevêtrement de buissons qui couvrent la tourbière et s’avance vers le point qui vacille dans les arbres au-delà de la zone humide.

Le ronronnement incessant de la circulation sur le boulevard de Reykjanes se mêle au murmure du bras le plus large de la rivière.

La nuit bourdonne, comme saturée d’invisibles mouches.

Il suit le vague sentier qui serpente à travers la tourbière.

Hrafn est à bout de forces.

Si seulement il avait quelque chose pour étancher sa soif — de l’eau, de la bière, n’importe quoi.

L’obscurité se referme sur lui comme un casque de plomb, la brise n’est plus qu’un air immobile aux odeurs d’écorce et les bruits de la nuit perdent leurs décibels.

Le voici dans la forêt.

La lueur se rapproche. Le faisceau, orienté dans la direction opposée, ne l’éblouit pas et la lumière semble venir d’en bas, comme si la lampe était posée au ras du sol.

Hrafn redouble de précautions sur les derniers mètres, armé de sa bombe et de sa matraque. Il contourne un tronc, puis un autre et se retrouve à l’orée d’une clairière dont il est incapable d’évaluer la taille.

Le faisceau n’est plus qu’à deux mètres. La lampe posée au ras du sol éclaire un espace ovale où l’on ne voit rien qu’un tapis d’aiguilles brun, parsemé de brindilles et de pommes de pin.

Autour de la zone éclairée, les ténèbres sont si noires qu’elles semblent comme solidifiées.

Hrafn se tient immobile, à l’écoute du moindre pas, du moindre craquement. Il essaie de distinguer une ombre, un mouvement, n’importe quoi, mais le silence est absolu et il n’y a rien d’autre à voir ici que cette lumière qui décline déjà et l’obscurité absolue.

Le sentiment glaçant et terrifiant qu’il a chassé tout à l’heure se déverse à nouveau sur lui, mais il est trop tard maintenant pour rebrousser chemin. Il serre sa bombe lacrymogène, se prépare à frapper avec sa matraque et s’avance dans la clairière, un pas, puis un autre. Il s’attend à trouver quelque chose à l’arrière du faisceau lumineux, mais il n’y a rien.

La lampe est posée sur une vieille souche et éclaire dans le vide.

L’instant où il se rend compte qu’il s’est jeté dans la gueule du loup est aussi désagréable que bref — un frisson le saisit et, au même moment, son corps tout entier est parcouru d’une décharge électrique.

Avant même qu’il n’ait le temps de se retourner, il sait qu’il est déjà trop tard.

Beaucoup trop tard.

Une branche craque derrière lui, un souffle fend la nuit telle une épée, une masse tombe sur le sol, l’air immobile devient mouvement, puis le coup s’abat sur ses reins, juste à côté de sa colonne vertébrale, rapide et puissant — violent.

Mais ce n’est pas un simple coup : c’est un éclair qui tranche les chairs et aveugle l’esprit.

Un éclair acéré et glacial, un éclair d’acier luisant.

Les jambes s’affaissent, Hrafn s’effondre et tombe à plat ventre sur le sol.

Non…

La lumière s’éteint. Les arbres s’estompent, la terre s’ouvre sous lui et il sombre dans un maelström noirâtre si puissant que des milliers de cataractes semblent s’engouffrer cercle après cercle et sombrer dans les plus noires des ténèbres pour former une bouche béante et sans fond…

1. Il s’agit du Tao-tö-king, attribué à Lao-tseu.