1

La vieille coque de chêne entaille la mer glacée, elle s’élève et s’affaisse, heurtant régulièrement la vague épaisse. Rapide et sûr, le moteur diesel s’active, le fond du bateau tremble sous ses battements cadencés et, sur le toit du poste de pilotage, la cheminée crache sa fumée noire dans le ciel anthracite.

Assis sur son fauteuil de capitaine, le regard plongé à travers les hublots, bottes en caoutchouc, jeans, pull marine, bandana rouge au cou et bonnet sur la tête, Hrafn observe, attentif et inquiet, la surface grise et capricieuse de l’océan où le vent agite çà et là les lambeaux d’une brume glaciale qui cerne l’embarcation de toutes parts.

Jamais il n’a vu un tel brouillard.

La boussole indique le plein nord. Il vogue en direction de la fosse de Djúpáll.

Le poste de pilotage vient d’être repeint, les hublots ont été changés, le plancher rénové, de même que tous les instruments de navigation et l’ensemble de l’équipement de la cabine. Tout est propre et rutilant, les odeurs de peinture se mêlent à celles du goudron et du carburant.

L’unique objet décoratif est une carte de tarot coincée sous un fil électrique sur la paroi de bâbord. La lame numéro treize :

La mort.

Sur la longue tablette à côté de lui repose un gobelet mauve rempli de café brûlant et orné de Titi, le canari des Looney Tunes. Il avale une gorgée, accompagne le mouvement du bateau avec le haut du corps, donne un petit coup à la barre pour franchir une vague ascendante qui se brise contre l’étrave. Quelques gouttes frappent les hublots du poste de pilotage, laissant sur les vitres quelques traînées grisâtres.

Il a sur sa gauche un petit écran noir et blanc dans une caisse d’acier bleu qui lui permet de repérer les bancs de poissons. L’image au grain grossier se déplace de gauche à droite, délimitée par une épaisse ligne noire au sommet et une autre à la base. Le gris correspond à l’eau sous la coque, le sommet, à la surface, et la base, au fond de l’océan. Par moments, on aperçoit le relief sous-marin, les failles et les hauts-fonds et, de temps en temps, des nuages mouvants apparaissent. Ce sont les bancs de poissons, pour la plupart si clairsemés que s’y attarder est inutile.

Les eaux gagnent peu à peu en profondeur sous la coque, la zone grise s’agrandit sur l’écran où l’image du fond marin finit par disparaître. Un instant, de gros bancs de poissons le traversent, telles des nuées de mouches, mais ils s’évanouissent aussitôt et, pendant un long moment, on ne voit plus qu’une grisaille morne sur le sonar, comme si le bateau voguait à toute allure à travers le vide numérique.

Hrafn tourne la barre, regarde le compas, jette un œil par les hublots, puis à l’écran du petit appareil de positionnement géostationnaire. Cet épais brouillard lui donne l’impression que l’embarcation est immobile ou qu’elle tourne sur elle-même. Mais les appareils de navigation lui confirment qu’il garde le cap et approche à vive allure de la zone de pêche. Le GPS est en contact direct avec un satellite en orbite dans l’espace au-dessus de l’atmosphère terrestre. Sur le toit de la cabine de pilotage un récepteur horizontal tourne sans relâche et, à la droite de Hrafn, des chiffres verts sur un écran noir indiquent la position exacte du bateau à ce moment précis.

Avec un tel équipement à portée de main, voguer sur les étendues mornes de la haute mer et y déceler le poisson sont un jeu d’enfant.

Un coup violent secoue le bateau, comme si la coque avait heurté un récif.

Hrafn glisse de son fauteuil, se cogne le genou à la table de commande et la tête au bois de la vitre. Le gobelet se renverse. Le café brûlant ruisselle sur la tablette et goutte sur le sol. Le moteur peine et hoquette, la coque tremble de part en part.

Nom de Dieu !

Il se rassoit, se frotte le front et baisse les yeux sur sa jambe. Il a un accroc à son jeans et son genou saigne. Les dents serrées, il fait abstraction de la douleur et, déconcerté, fixe les hublots couverts de sel.

La mer est houleuse, mais déserte, et on ne voit rien d’autre que cette brume.

Le bateau reprend de la vitesse, mais semble un peu plus lent qu’avant. Le moteur peine et s’essouffle. La mer est à la fois plus lourde et les courants plus violents.

Bon sang, que s’est-il passé ?

Les mains serrées sur la barre, il inspire profondément et tente de garder son calme.

Le bateau aurait-il heurté un obstacle ?

Il regarde le sonar et essaie de comprendre ce qu’il a sous les yeux.

L’écran affiche une grosse tache qui se déplace rapidement de la gauche vers la droite. C’est une masse trop compacte pour être un banc de poissons et trop mobile pour être l’épave d’un bateau ou un rocher.

Qu’est-ce que c’est que ce truc ?

Une baleine ?

Un petit sous-marin ?

Les battements de son cœur s’accélèrent.

Il diminue l’alimentation en carburant, le moteur se calme et le bateau ralentit aussitôt. La proue s’enfonce et claque, paresseuse, contre une grosse lame qui se brise en écume le long des flancs. L’odeur du diesel chaud emplit la cabine et la vieille coque en chêne craque désagréablement, puis se met à tanguer à la surface de la mer gris sombre.

Il quitte son fauteuil, se retient aux parois et titube jusqu’à la trappe d’accès au moteur, située à bâbord dans la cabine.

C’est le noir absolu, le moteur hoquette au ralenti et on entend un clapotis. Un nuage de vapeur et de fumée noire s’échappe de l’ouverture qui empeste le gazole.

Il referme la trappe, pris d’une quinte de toux qui lui donne la nausée, et se remet debout. Il retourne à la table de commande, coupe le moteur et le courant sur le bateau en actionnant l’interrupteur général.

Le moteur se tait et les lumières s’éteignent.

L’atmosphère embuée de la cabine est irrespirable et saturée de gaz toxiques. Les sourcils froncés, il retient son souffle et s’avance vers l’étroite porte qui donne sur le pont.

Il attrape le bastingage à deux mains, suit la vague, tousse, crache et emplit ses poumons d’air maritime, froid, salin et pur.

Le bateau oscille comme un jouet minuscule au fond d’une grande baignoire. Il gîte sur tribord à l’avant et rejoint le creux d’une grosse vague, puis se redresse sur bâbord, la proue pointée vers le ciel.

Hrafn s’avance le long du bastingage jusqu’au gaillard d’avant. Il attend que le bateau s’incline sur bâbord, se penche et inspecte les flancs à la recherche d’une avarie. Il ne voit pas tout à fait jusqu’à l’étrave, mais ne remarque rien d’anormal sur tribord.

En tout cas, pour ce qui est de la partie émergée.

Il rejoint bâbord, attend que le bateau s’incline sur tribord et jette un œil au flanc de ce côté-là.

Là non plus, l’embarcation ne semble pas avoir subi de dommage.

Il se redresse, se penche sur le gaillard et agrippe d’une main l’échelle d’acier qui s’y trouve en se retenant de l’autre à l’écoutille.

Le brouillard fantomatique se reflète sur les vitres de la cabine de pilotage à l’avant de laquelle figure une grosse majuscule peinte en laque noire :

N

C’est le nom qu’il a donné à son bateau, mais il ne se rappelle plus pourquoi. Peut-être juste une idée qui lui est venue comme ça et qu’il a suivie. Avec le recul, il s’en étonne, mais il en tire aussi une certaine fierté. C’est original et il faut du culot pour nommer son bateau d’un simple N.

Un tel nom de baptême est signe de caractère.

Le bateau continue de tanguer, mais les oscillations se font plus lentes, comme s’il était alourdi, qu’il plongeait plus profond et que son tirant d’eau avait augmenté.

Hrafn se raidit, il a les jambes molles comme de la mie de pain et, l’espace d’un instant très déplaisant, une vague de chaleur lui envahit le corps.

Serait-il en train de couler ?

Il lâche le gaillard d’avant et s’allonge sur le pont pour regarder à l’intérieur de la cale dont l’ouverture est toujours fermée par l’écoutille qu’il soulève sans hésiter à deux mains.

Tel un tonneau vide, la cale devrait être plongée dans le noir et le silence, et dégager une odeur de moisi. Il constate avec horreur qu’elle est à moitié pleine d’eau de mer noirâtre.

Il se redresse et lâche l’écoutille qui retombe avec fracas. Au même moment, il entend un sifflement sonore, comme si quelqu’un perçait une bombe aérosol.

Le bateau gîte sur tribord. Les mains sur l’écoutille et penché en avant, Hrafn fixe la mer gris-bleu d’où le bruit strident semble provenir.

Deux grandes vagues séparent maintenant le bateau du banc de brume, la première s’affaisse, la seconde s’élève et à l’avant on voit le dos d’une bête couleur pierre et gigantesque, couverte de grosses écailles qui forment une épaisse carapace ou peut-être une coquille.

La bête plonge, on entend ses écailles grincer, la mer se soulève et bouillonne. La chose terrifiante disparaît l’instant d’après dans les profondeurs, ne laissant derrière elle qu’un peu d’écume qui se disperse bien vite à la surface des flots.

Hrafn se relève et fixe, hypnotisé, l’endroit où il a vu la chose, puis, le pas hésitant, retourne à tribord. Il tend le bras vers le bastingage, mais à peine s’y est-il agrippé qu’un gigantesque craquement secoue la vieille coque en chêne qui, tout à coup, gîte désagréablement.

L’eau glacée entre par-dessus le bastingage et lui éclabousse les jambes. Il perd prise, tombe à plat ventre et glisse sur le pont tandis que l’embarcation se couche sur le flanc.

Il coule, remonte à la surface, suffoque et agite les bras, désespéré, pour garder la tête hors de l’eau. Il ne voit rien qu’une brume grise et laineuse, le froid intense lui crispe les muscles et le saisit à la poitrine, mais le pire, c’est la peur qui paralyse chaque nerf et terrifie l’esprit.

Le bateau est presque entièrement immergé. Par moments, il disparaît sous une vague montante, rejette des bulles d’air, du gazole et pousse des gémissements d’outre-tombe. Il s’enfonce peu à peu et finit par sombrer tout à fait.

D’étranges pensées lui envahissent la tête. Au début, il ne croit pas que le bateau ait coulé, seulement, pour l’instant, il ne le voit pas. Mais si, il a bel et bien sombré, il a vu le naufrage de ses yeux. Il se dit qu’il va plonger pour aller le chercher, comme s’il était capable de le vider de toute cette eau avant de le reposer sur la mer. Non, il n’en croit rien. Il ne le croit pas vraiment. Il voudrait juste aller récupérer son gobelet de café. Ce gobelet, il l’aime beaucoup et il tient à le garder en souvenir. Il s’imagine sur le pont du bâtiment qui ne tardera pas à venir le secourir, ruisselant et tremblant de froid, une couverture en laine sur le dos et ce gobelet à la main. Ceux qui l’ont sauvé sont aussi surpris que soulagés. C’est par le plus pur des hasards qu’ils l’ont aperçu.

Mais l’illusion se dissipe et la réalité lui revient en plein visage, aussi simple qu’impitoyable.

Seul et abandonné, il a froid, il a peur, il essaie tant bien que mal de garder la tête hors de l’eau. Il recrache, il ne veut pas mourir tout seul, il ne veut pas mourir ainsi, même s’il ne sait qu’une seule chose : il ne lui reste plus longtemps à vivre.

Il claque des dents, tremble comme une feuille et son corps se crispe. Malgré cela, il se met à nager, tout doucement, en se laissant porter par la vague parce que c’est plus facile ainsi d’atteindre la terre.

Il aurait envie de nager à toute vitesse pour se réchauffer, il veut sentir la terre ferme sous ses pieds au plus vite, pas plus tard que maintenant, mais il sait aussi qu’il doit s’économiser, préserver son endurance.

La modération prolonge la vie, les excès du désespoir conduisent à une mort certaine.

Il entend à nouveau dans le brouillard ce sifflement strident, une odeur d’huile de foie de morue explose à la surface et, quelques secondes plus tard, le dos tapissé de coquillages de la bête qu’il a vue tout à l’heure apparaît une nouvelle fois, si proche qu’il pourrait lui balancer un caillou.

La peur est toujours là, ses mouvements ralentissent, sa tête plonge sous l’eau, il boit la tasse.

Il ne doit pas s’arrêter, il faut qu’il nage, il se reprend, se remet en route, plus vite qu’avant.

Quelle est donc cette bête qui souffle et siffle ainsi, dégage une odeur de poisson et dont le dos rappelle celui d’un gigantesque serpent à sonnette ?

Une race inconnue de baleine ?

Un monstre marin ?

Il continue de nager. Le froid ne va pas tarder à le paralyser. Il n’en peut plus.

La fatigue se mue peu à peu en ivresse. Il veut se reposer.

Il veut fermer les yeux et se laisser envahir par le repos, il veut abandonner et s’endormir pour l’éternité. Ses paupières s’alourdissent, se ferment, il commence à couler et, tout à coup, il entend ce bruit.

Un chuchotis puissant, comme de l’eau qui tomberait d’une haute falaise.

Une chute d’eau ?

Il cligne des paupières et se tourne pour voir d’où vient le bruit.

La brume s’éclaircit et recule, et l’instant d’après, elle n’est plus qu’un souvenir. Le ciel gris et tourmenté s’étend à perte de vue et se confond au loin avec une zone plus sombre qui tournoie sur elle-même, d’abord lentement, puis de plus en plus vite.

Un trou béant s’ouvre au centre, un tourbillon se forme, qui grandit, grandit, gagne en profondeur et devient bientôt si large et si puissant qu’il pourrait engloutir toute une montagne, tout un pays, toute une planète, la totalité du monde.

Hrafn s’en rapproche de plus en plus, le tourbillon l’attire avec une telle force qu’il est inutile de lutter. La mer se soulève et se transforme bientôt en une cataracte circulaire et horizontale qui se bombe à toute vitesse et forme une spirale aspirée par le vortex noir.

Il n’a pas le temps d’avoir peur, mais son étonnement est immense, aussi profond et noir que l’œil du tourbillon, ce trou noir qui attend telle une bouche d’égout aux confins de l’univers.

Hrafn fait quelques tours avant d’être happé vers le centre.

Il tombe sans fin.

Vers le fond.

Tombe dans ce vide hurlant…

2

Lundi 19 janvier 2009
07 : 59

Silence.

Ténèbres.

Froid.

Allongé sur le dos, les yeux fixés au plafond, Hrafn respire avec calme et essaie de se détendre. Le rythme de son cœur est encore rapide, il perçoit à la fois une gêne et un soulagement au creux de son estomac et, dans les étendues infinies de son esprit, des lambeaux de cauchemar continuent de s’agiter çà et là. Il ferme les yeux et les rouvre. Il n’y a aucune différence. Il fait aussi noir à l’extérieur de sa tête qu’à l’intérieur.

Il pourrait tout autant être allongé au creux d’une tombe, enfermé dans un cercueil, tant l’obscurité qui le cerne est opaque.

Le froid lui mord le nez et les orteils. Le silence est presque assourdissant.

Enterré vivant.

Le moins qu’on puisse dire est que cette pensée est déplaisante.

Il se tourne, bouge un bras et s’étire, comme pour s’assurer qu’il est bien là où il pense être et non enfermé dans une boîte étroite sous quelques mètres cubes de terre glacée.

Au même moment, le réveil retentit.

Bip, bip.

Bip, bip.

Il sort un bras de la couette, avance la main dans le noir, trouve la table de chevet, attrape le réveil et éteint la sonnerie.

Un nouveau jour.

Une nouvelle semaine.

Encore et encore.

Il sort les jambes du lit, se redresse, s’assoit sur le rebord. Le vieux parquet est froid comme un glacier. L’air remonte entre les lattes comme un souffle venu des limbes. La cave n’étant ni isolée ni chauffée, elle est aussi froide que la terre sur laquelle elle repose.

Cette maison a-t-elle toujours été aussi froide ? Hrafn n’en est pas sûr. Ce n’est pas le souvenir qu’il en conserve.

Le foyer de son enfance était plein de vie, de lumière et de chaleur. Ces murs vibraient sous les éclats de rire et les jurons, l’air sentait bon les gâteaux et la viande grillée à longueur d’année.

Sans doute s’est-il ramolli à force de vivre à Reykjavík où il s’est habitué aux maisons récentes, au double vitrage, au chauffage urbain, à la géothermie et à tout ce confort.

Il allume la lampe de chevet.

Il attrape le réveil et le met à sonner pour neuf heures et demie.

Recroquevillée sous la couette, emmitouflée dans ses sous-vêtements de laine, sa chemise de nuit en flanelle et ses épaisses chaussettes, Bíbí pousse un soupir et se tourne vers le mur.

Il ramasse ses vêtements par terre, éteint la lampe, se lève, quitte la chambre à pas de loup et repousse la porte derrière lui en prenant bien garde à ne pas la fermer tout à fait.

Bíbí ne supporte pas de dormir dans une chambre fermée. Elle ne peut pas non plus s’endormir sans qu’il soit à ses côtés.

Ou plutôt, elle ne le peut plus.

Les lattes craquent, satisfaites ; on dirait que la maison murmure qu’elle aussi, elle est réveillée.

Il entre dans la petite salle de bains.

Ses joues pâles, son nez rougeaud, ses yeux fatigués, ses lèvres gercées, sa barbe et ses cheveux hirsutes qui lui retombent sur les épaules et commencent à grisonner sur les tempes se reflètent dans le miroir de la petite armoire au-dessus du lavabo. Ses bras et ses jambes sont couverts d’épaisses taches de psoriasis depuis le coude jusqu’au bout des doigts.

Chaque matin, il se réveille perclus de douleurs articulaires aux mains et aux pieds. Les raideurs s’estompent au bout d’une demi-heure, dès qu’il se met au travail.

Elles s’accompagnent de fatigue et, parfois, de bouffées de chaleur qui lui donnent des nausées.

Les rhumatismes, affirme le médecin.

Il ouvre le placard au-dessus du lavabo, sort deux anti-inflammatoires de leurs blisters et les avale sans même un verre d’eau.

Petit déjeuner du chef.

À la cuisine, il attrape sa tasse dans le placard du dessus, y verse trois cuillères de café instantané et deux de sucre.

Il y a une petite flaque d’eau sur le rebord de la fenêtre. Les vitres sont couvertes de givre. Ici, pas de double vitrage et dehors, c’est la nuit.

Ah oui, l’huile de foie de morue.

Excellent contre les rhumatismes, à ce que dit le médecin.

La bouilloire siffle, et bientôt la cuisine sent bon le café brûlant.

Cette maison a une longue histoire dont les pages se sont écrites au fur et à mesure dans les molécules qui la constituent et l’espace entre ces mêmes molécules — elle a une âme, elle a du caractère. Hrafn connaît les craquelures de cette peinture, les veines de ce lambris, la mousse sur les cadres de ces fenêtres, ce trou de souris dans le placard de la cuisine, le craquement de ces escaliers, l’odeur du cagibi, chaque clou, chaque vis — ici, il a vécu, rêvé et dormi, rampé, marché, sauté, trébuché, mangé, pissé et chié, écouté, parlé, ri, pleuré et menti, regardé, appris, gardé le silence et, parfois, feint que tout allait bien.

Cette maison est une histoire advenue, des millions de mots, de pas, de caresses, un univers tout entier de silence, un passé gigantesque empli de gens, de vie, d’enfance et de joie de vivre — tout cela, dans un écrin de bois, de fer, de pierre et de verre.

Il avale une gorgée de café brûlant en se balançant un peu sur sa chaise comme le faisaient sa mère et sa grand-mère, cligne des paupières, laisse son regard errer dans la pièce et son esprit déambuler à sa guise.

Cette maison en bois recouverte de tôle ondulée est comme l’esprit d’un être humain, un vieux crâne qui résonne de voix et de silence, de lumière et d’ombres, d’êtres et de souvenirs.

Dehors, on entend un ronflement lointain qui s’approche, le sol et les murs tremblent quand un gros camion passe à toute vitesse sur la rue Aðalgata pour entrer dans le petit village de pêcheurs de Súðavík.

Hrafn finit son café, rejette sa tête en arrière et regarde la poutre du plafond au-dessus de la table.

Elle est percée en son milieu d’un petit trou noir : celui laissé par la balle d’un 22 long rifle.

3

08 : 21

La température extérieure est de moins deux degrés et une fine couche de neige fraîche recouvre le paysage. Au sud, Neptune règne sur sa chaîne de montagnes et à l’embouchure du fjord, vers le nord, la lune vient de s’allumer au-dessus de la mer, telle la lame acérée d’une faucille surplombant un champ fertile.

Debout sur l’escalier de la maison, les mains plongées dans les poches de son bleu de travail, Hrafn scrute cette nuit qui, à en croire l’heure, porte le nom de jour.

Dans les fjords de l’Ouest, l’hiver implique non seulement des tonnes de neige et un froid glacial, mais également une nuit presque totale et permanente qui s’étire sur de longs mois.

Il descend les marches en chaussures de travail à semelles épaisses et au bout renforcé d’acier, balayant et foulant la neige.

Leur voiture, un vieux break Subaru blanc, est garée sur la place de parking à côté de la maison. Il racle la neige des vitres et du pare-brise à mains nues, puis traverse la rue et le champ en contrebas en direction de la mer.

Il fait une brève halte sur Aðalgata et jette un œil par-dessus son épaule.

À demi enfoncée sous le manteau neigeux, rongée par la rouille et plongée dans le noir, posée sur sa nouvelle dalle de ciment dans la rue Víkurgata, la maison semble quelque peu fantomatique sous la lumière morne des lampadaires.

Avenir, dit le petit écriteau usé par le temps.

Hrafn longe la rive vers l’intérieur du fjord et vers la langue de terre de Langeyri. La haute mer à sa gauche et l’estran à sa droite. La plage est blanche de neige, mais la frange des vagues est noire là où les cailloux et le sable sont brassés par la mer.

Il ne neige plus. Il avance à grandes enjambées le long de la rive pierreuse. Sa bouche rejette un nuage de vapeur à chaque pas. On ne voit pratiquement pas devant soi, mais il parcourt ce chemin tous les matins depuis bientôt quatre mois et connaît les lieux aussi bien que la maison dans laquelle il a grandi.

La mer, le grand secret qui est à jamais fermé pour l’homme — Terra incognita.

Il frotte ses mains l’une contre l’autre et souffle sur ses doigts pour les réchauffer, puis s’allume une Camel sans filtre. Il aspire la fumée avec délectation, ferme les yeux et soupire de plaisir. Il a pris l’habitude de s’accorder un moment à cet endroit pour fumer une ou deux cigarettes avant d’aller travailler.

4

08 : 44

Hrafn éteint sa deuxième cigarette et expulse quelques restes de fumée. Il traverse la langue de terre et prend la direction d’une zone marécageuse figée dans l’hiver.

Quelque part à sa gauche, les appentis où on fait sécher le poisson sont plongés dans la nuit et, à droite, un étang gelé jusqu’au fond qui, en été, abrite des milliers d’oiseaux. Autrefois, tard dans l’automne, on tirait les voiliers jusqu’ici à marée haute, puis la mer se retirait et on laissait les navires sur l’étang tout l’hiver.

C’est son père qui lui avait raconté ça.

La lueur se rapproche peu à peu. C’est une lanterne qui brille au-dessus de la grande porte d’un des nombreux hangars en bois des anciennes fabriques de Langeyri.

Au XIXe siècle, les Norvégiens avaient installé à cet endroit une station baleinière, c’est ainsi qu’est né le village de Súðavík. Plus tard, on a construit ici une conserverie de crevettes, la première d’Islande, ainsi qu’une usine de salage de morue.

Ces vieux bâtiments industriels sombres et inquiétants sont vides, pleins de silence et de ténèbres, les toits sont percés un peu partout et la rouille a rongé la majeure partie des structures métalliques. Un peu plus loin, Hrafn loue un petit atelier aveugle pour une somme modique.

Il se poste à côté de son bateau et tapote la coque brun foncé du plat de la main. Il a acquis cette embarcation vieille de quarante ans pour une bouchée de pain. D’ailleurs, ce bateau ne dispose d’aucun quota de pêche, repose sur une remorque dont les pneus sont crevés et son moteur est hors d’usage.

Les dernières réparations qu’il a subies ont été effectuées à Keflavík il y a douze ans. Depuis, il est passé de main en main, parfois amarré à une jetée, parfois en cale sèche.

Hrafn s’avance vers la porte de son atelier. Les gonds rouillés se plaignent, les battants s’ouvrent en grand vers une obscurité plus noire que la plus noire des nuits.

6

11 : 43

Campé au pied de son bateau, une main sur la hanche et son gobelet de café instantané aspergé de whisky et de quatre cuillères de sucre dans l’autre, les manches de sa combinaison nouées sur le ventre, Hrafn lève les yeux vers le poste de pilotage.

Il inspire les vapeurs d’alcool, boit une gorgée et sent l’ivresse former au creux de son ventre une boule de chaleur légère qui se diffuse bientôt dans le sang et lui monte à la tête, telle une fumée anesthésiante.

Les vitres de la cabine de pilotage sont cassées quand elles ne sont pas tout bonnement absentes, la cabine elle-même est petite, étroite et d’apparence plutôt triste.

Toutes les pièces métalliques sont corrodées et le bateau n’a pas été repeint depuis plus de dix ans. Son dernier nom de baptême était FENGUR, et même si les majuscules sont depuis longtemps devenues illisibles à l’avant de la cabine, on distingue encore les contours d’une des lettres parmi les coulures de rouille et les écailles de peinture :

N

L’armateur en herbe fait claquer sa langue et pousse un soupir.

L’obscurité hivernale a laissé place à une grisaille glaciale et brumeuse de mi-journée qui, d’ici peu, se changera à nouveau en nuit noire. La température dépasse tout juste le zéro.

Hrafn fait le tour du bateau. Ses pas marquent la neige, il donne quelques coups de pied dans les graviers, avale çà et là une gorgée de café, les yeux levés vers le ciel.

Il hésite, tourne sur lui-même, marche jusqu’au bout du parking, se plante sur le sentier qui décrit un arc de cercle le long de la langue de terre et balaie les lieux du regard.

De l’autre côté du sentier se trouve l’atelier de Biggi Cambouis et, une fois n’est pas coutume, son camion est garé devant, sur le parking goudronné et chauffé.

Hrafn rejoint Biggi qui, allongé sous son Scania, une cartouche de lubrifiant à la main, s’occupe d’une des roues avant, noir de cette huile et de ce cambouis qui lui collent à la peau tout autant que son surnom.

Le Scania à cinq essieux est encore en pleine forme en dépit de son grand âge et d’un usage permanent.

— Que trifouille le bonhomme ? interroge Hrafn, posté entre le véhicule et la porte de l’atelier.

Biggi jette un œil par-dessous son camion, puis se remet à travailler.

— À ton avis ? Je lubrifie la mécanique. Et toi, tu en as fini avec le moteur de ton bateau ?

— Pas tout à fait, répond Hrafn.

Il se retourne et regarde le bâtiment gris acier. La porte coulissante de l’atelier de Biggi est levée à mi-hauteur : l’intérieur est éclairé et un agréable courant d’air chaud s’en échappe.

Juste à côté, la porte d’entrée de l’atelier est ouverte en grand.

— Depuis combien de temps travailles-tu à ce truc-là ? Trois mois ? Quatre ?

Biggi sort de sa cachette et s’essuie les mains avec un chiffon noir de crasse. Hrafn avale une gorgée de café.

— Quelque chose comme ça.

— Ça prendrait tout au plus deux jours à un gars du métier.

— Et je n’y connais rien, je n’ai fait ça qu’une seule fois il y a dix-huit ans, répond Hrafn.

— Avec ton père ?

Hrafn acquiesce.

Biggi balance le chiffon et s’essuie le front avec le revers de manche de son pull.

— Je crois bien que ton rafiot est foutu. Tu n’aurais jamais dû l’acheter et tu ferais mieux de t’en débarrasser au lieu de perdre ton temps et ton argent.

— Mais il est très bien !

Biggi grimace.

— J’ai peur qu’il soit en plus mauvais état que tu ne l’imagines. Il est en cale sèche depuis un an et ça, une coque en chêne ne le supporte pas.

— Qui vivra verra, maugrée Hrafn.

— Enfin, j’espère juste qu’il ne coulera pas dès sa première sortie en mer. À ta place, je vérifierais bien le bouchon de vidange de la cale.

— Le bouchon de vidange ? renvoie Hrafn, l’œil suspicieux. Serais-tu en train d’insinuer quelque chose ?

— Pas du tout. Insinuer quoi ? s’étonne Biggi.

— Rien.

— Il y a un risque qu’il soit complètement rouillé. Ça ne serait pas la première fois qu’un bouchon de vidange cède juste au moment où un bateau rentre en contact avec l’eau après un séjour prolongé en cale sèche. Si j’étais toi, je le changerais et je changerais aussi la pompe.

— Par un heureux hasard, il se trouve que tu n’es pas moi, ironise Hrafn.

Il avale une autre gorgée de son breuvage qui sent l’Irish coffee sans crème.

Biggi ricane et renifle.

— Et dis-moi, tu prévois de garder le nom ou tu préférerais l’appeler Á-fengur1 ? Ça t’irait bien !

— Je vais lui en trouver un autre, répond Hrafn. Je me demandais si je ne pourrais pas lui donner le nom de ta femme ? Ah, comment s’appelle-t-elle, déjà ? Personne, c’est bien ça.

— Ah, ah, ah ! Très drôle, rétorque Biggi, rouge de colère. Tu es bien marié, je le reconnais, mais on ne peut pas en dire autant de ton épouse.

— Eh bien, il y en a qui ont le sens de l’humour !

Hrafn vide son gobelet d’une traite, puis se dirige vers l’atelier.

— Où vas-tu comme ça ?

Biggi accourt et se poste devant la porte grande ouverte pour barrer la route à Hrafn.

— Je voulais juste entrer pour me réchauffer un peu.

Biggi donne un grand coup de sabot dans le battant qui se referme avec un claquement.

— Je n’ai aucune envie qu’on vienne farfouiller dans mes affaires. Cet endroit n’est pas une gare routière !

— T’inquiète ! Mais qu’est-ce que tu caches là-dedans ?

— Ce que je… ? Rien, siffle Biggi, furieux de cette intrusion. Que voudrais-tu que je cache, hein ?

Hrafn hausse les épaules.

— Je n’en sais rien, peut-être une femme. Une Thaïlandaise ? Tu l’as achetée sur le Net ? Combien ça t’a coûté ?

Biggi piétine devant la porte et tente de se débarrasser de son assaillant en le repoussant du plat de la main.

— Allez, va-t’en et fous-moi la paix ! Je n’ai pas de temps à perdre avec tes conneries ! Et il faut que j’aille chercher une cargaison de poisson à Bolungarvík d’ici une heure.

Rivé au sol, Hrafn lève son gobelet avec ostentation.

— Dis, tu n’aurais pas un café au chaud ? J’en prendrais bien un petit fond.

— Tu t’imagines peut-être que mon atelier fait aussi bar ! rétorque Biggi, consterné. Et que je suis plein aux as ! Non, je n’ai pas de café. Et je n’ai pas non plus d’eau de feu pour l’asperger !

— De l’eau de feu ? renvoie Hrafn, moqueur. Tu te prends pour un Indien, maintenant ?

Biggi souffle comme un bœuf.

— J’ai autre chose à faire. Allez, va-t’en. S’il te plaît.

— Tu me caches quelque chose.

Hrafn se faufile tout à coup sous la porte coulissante.

— Putain ! Je… !

Biggi lui emboîte le pas et entre à son tour dans le bâtiment où règne une chaleur agréable baignée d’odeurs de peinture.

Le sol gris foncé est d’une propreté impeccable. À droite, un établi gris clair est accolé à un mur encore plus clair et, sur le panneau en bois qui le surplombe, des outils dont les contours ont été tracés au marqueur noir sont accrochés à des clous. Ici, chaque chose est à sa place.

— Wow ! Hrafn scrute la pièce. On se croirait presque dans une salle d’opération !

Dans un coin, un climatiseur souffle de l’air chaud et sec. Une motoneige jaune repose sur trois palettes.

— Allez, tu en as assez vu ! Sors d’ici !

Biggi l’attrape par le bras et fait de son mieux pour l’entraîner vers la porte.

— Arrête ! Nom de Dieu ! Hrafn se libère, s’avance un peu plus loin dans l’atelier. Qu’est-ce que c’est que ça ? demande-t-il en désignant une masse qui ressemble à une voiture. Mais c’est une bagnole que tu caches ici !

— Une bagnole ? Non, et ça ne te regarde pas.

Biggi bondit et lui retient le bras.

— Lâche-moi !

Hrafn se libère en se livrant à de telles contorsions que le mécanicien tombe à la renverse et perd l’un de ses sabots en bois.

Hrafn s’approche de la voiture et retire la bâche en un geste large et puissant.

Apparaît alors une Chevrolet Chevelle SS, modèle 1969, deux-portes, avec pare-chocs, grille avant et enjoliveurs chromés, pneus extra-larges, peinture vert océan et revêtement vinyle vert foncé sur le toit.

À l’avant, au milieu du pare-chocs, on peut lire le vieux numéro d’immatriculation en lettres argentées sur fond noir :

Í 313

— Tu te fous de ma gueule ou quoi ? Mais c’est ma voiture ! Qu’est-ce qu’elle fait ici ? Elle était au fond du port ! Qu’est-ce que tu fous avec ma voiture dans ton atelier ? Comment est-elle arrivée ici ?

— Bon, il faudrait que certaines choses soient bien claires. Biggi se relève. Il s’agit de ma voiture. Je l’ai sortie du port pour la société d’assurances qui me l’a donnée. Les papiers sont en règle, j’ai la carte grise et tout le bataclan. Par conséquent…

— Mais c’est ma voiture et tu le sais très bien, espèce de connard !

Hrafn fait volte-face et lance un regard assassin à Biggi qui secoue la tête et se protège de ses mains, buté, mais intimidé.

— Non, c’est moi qui l’ai sauvée, je l’ai démontée, pièce après pièce, je l’ai nettoyée en grand et je l’ai fait sécher. Elle est à moi. Et j’ai tous les papiers pour le prouver.

— Les papiers ? Tu rigoles ? Hrafn l’attrape par le col de son pull et serre de toutes ses forces. Je devrais peut-être te la payer ! Tu voudrais peut-être que je t’achète ma propre voiture, espèce de sale rat ? !

— Lâche-moi ! hurle Biggi. Cette voiture est à moi et elle n’est pas à vendre. Tu ne l’auras pas. Personne ne l’aura !

— Tu ne la mérites pas !

Hrafn continue de le serrer au col et son autre main est prête à s’abattre sur lui.

— J’appelle la police ! J’appelle la police ! Au secours ! Au secours ! s’affole Biggi qui se débat dans tous les sens.

— La police, c’est moi, crétin ! gronde Hrafn en brandissant son poing devant le visage noir de Biggi.

— Tu n’es pas flic ! Tu es cinglé ! Au secours ! s’égosille Biggi de plus belle.

Un grand morceau de son pull se déchire tout à coup et il tombe brutalement sur le sol en ciment.

— Voleur, traître, pauvre type ! débite Hrafn.

— Dégage ! Dégage ou je porte plainte ! répond Biggi d’une voix éraillée et tremblante.

Hrafn enjambe Biggi, traverse la pièce et disparaît à l’extérieur.

7

12 : 17

Le ciel de midi est lourd et plombé, la température est à peine au-dessus de zéro et la clarté aussi faible que brumeuse.

Hrafn presse le pas, le visage blanc et grimaçant de colère, les épaules contractées et les poings serrés.

Ses lèvres se perdent en jurons silencieux, il donne des coups de pied dans la neige et les graviers et se rend compte qu’il a oublié son gobelet. Il s’arrête, grince des dents, frappe furieusement ses pieds sur le bord de la route, puis continue de descendre vers le bas de la langue de terre.

Remonter chercher ce satané gobelet serait ridicule, même s’il lui manquera et qu’il se hait de l’avoir laissé sur l’établi impeccable de Biggi Cambouis.

Il passe devant son bateau et ouvre la porte de son atelier. À ce moment-là, une voiture entre sur le parking.

La lumière aveuglante des phares éclaire le sol en ciment lézardé, noir de crasse et jonché de moteurs, de pièces détachées et de caisses en bois débordantes de saletés.

Hrafn claque la porte avec un juron et fait volte-face.

Le véhicule est une petite jeep Toyota RAV4 récente et de couleur noire. Sur la plaque d’immatriculation, on voit les armoiries de la ville d’Ísafjörður.

Il s’agit sans doute d’une personne venue d’ailleurs qui a loué cette voiture à l’aéroport d’Ísafjörður. Il se souvient avoir déjà vu le même genre de jeep avec un autocollant Hertz sur la lunette arrière.

Le conducteur éteint le moteur et les phares, puis descend.

C’est une femme.

Petite et fine, rouge à lèvres bordeaux et Ray-Ban sur le nez, elle porte une veste en cuir marron, un épais pull à col roulé noir, un jeans moulant et des bottes en cuir à talons plats. Des mèches châtain et bronze rehaussent ses cheveux courts, coupés en dégradé.

— Eh bien, ma belle, vous êtes perdue ? s’enquiert Hrafn.

La conductrice sourit, relève ses lunettes de soleil un peu plus haut sur son nez.

— Perdue, enfin, si on veut. Tout dépend de la manière dont on envisage les choses. Alors, monsieur l’ogre, comment vas-tu ?

Hrafn plisse les yeux et incline la tête.

— Þóra ?

8

13 : 01

Le restaurant Grand-mère Habbý de Súðavík a remplacé la boutique Grund de la station-service. Les pompes à essence ont disparu du parking et la partie du bâtiment où on encaissait autrefois le carburant abrite aujourd’hui un comptoir en bois avec robinets à bière et juke-box.

Le menu est composé des indémodables hamburgers, sandwiches club, frites, Coca et milk-shakes. L’esprit des années 70 flotte encore sur les lieux : lustre démodé et murs lambrissés sur lesquels sont accrochés des photos et des dessins représentant Elvis Presley, James Dean, Betty Boop ou Mickey Mouse.

On voit encore par les fenêtres l’espace désert et blanc de givre, dévasté par l’avalanche. Un carré du souvenir où on a érigé une grande croix en pierre a été récemment aménagé.

Hrafn et Þóra sont assis l’un face à l’autre à une table pour deux couverte d’une nappe à carreaux rouges. Elle repousse son assiette et son hamburger dont elle a laissé la moitié tandis qu’il avale les dernières gorgées de sa bière avant de faire signe à la serveuse derrière le comptoir de lui en apporter une autre.

— Tu ne préférerais pas manger un petit truc ? interroge Þóra.

Elle boit son Coca dans le verre épais rempli de gros glaçons.

— Je sais, mais je n’ai vraiment pas faim.

Hrafn se gratte la barbe. Il a baissé le haut de son bleu de travail et n’a plus sur le dos que son débardeur noir.

Elle a posé sa veste en cuir sur le dossier de sa chaise et ses Ray-Ban sont rangées dans leur étui sur la table, à côté de son portable et de ses clefs de voiture.

— Tu ne portes plus de lunettes ?

— Non, j’ai des lentilles.

Hrafn sourit d’un air gêné et renifle en lui lançant quelques regards discrets.

— Ça te va bien, je veux dire, ces lentilles, et tes cheveux sont mieux comme ça, bien courts et avec ces mèches. Tout à l’heure, je ne t’ai pas reconnue. Tu as tellement changé. Tu es toute mignonne et toute…

Il s’interrompt quand la serveuse lui apporte son verre.

— Merci, ma petite.

— Vous désirez autre chose ? demande la jeune fille tout en débarrassant la table de l’assiette et du verre vide.

— Oui, je prendrais bien un café, dit Þóra. Toi aussi, Hrafn ?

Il secoue la tête, se penche en arrière sur sa chaise et passe ses doigts dans ses cheveux épais qu’il rassemble sur la nuque.

— Je vous apporte ça tout de suite, déclare la serveuse qui disparaît aussitôt.

Hrafn avale une gorgée de bière glacée et se passe l’index sur la lèvre supérieure pour en ôter la mousse.

— Qu’est-ce que je disais ?

Þóra toussote.

— Je ne sais plus. À part ça, comment va madame ?

— Bíbí va très bien, merci, répond-il bien vite et d’un ton assuré, comme s’il essayait de s’en convaincre lui-même. Elle travaille dans un salon à Ísafjörður en ce moment, mais elle rêve d’ouvrir sa boutique à elle, ici à Súðavík.

— Et toi ? Que fais-tu ?

— Je suis bien occupé, répond Hrafn en avalant une autre gorgée. Le matin, je vais réparer mon bateau et, l’après-midi, je donne des cours de sport à l’école primaire. Quant à mes week-ends, je les consacre à des activités associatives avec les jeunes.

— J’espère bien que tu n’enseignes pas cet après-midi, observe-t-elle, les yeux rivés sur la bière déjà largement entamée.

— Je ne commence qu’à deux heures. Deux tasses de café, et je serai propre comme un sou neuf.

Þóra le fixe, consternée.

— Et quand j’aurai terminé de réparer mon rafiot, j’arrêterai toutes ces activités à terre, ajoute-t-il, les bras croisés sur la poitrine. Là, je serai mon propre maître et je ferai ce que je voudrai quand je le voudrai.

— Si je comprends bien, vous êtes satisfaits de la vie que vous menez ici.

Hrafn sourit de toutes ses dents, le regard animé d’une lueur vacillante et alcoolisée.

— Ici, c’est la vraie vie, Þóra ! C’est autre chose que le béton, l’asphalte, les banques et les courriers administratifs. Je ne dois rien à la mer ni à ces montagnes. Ici, ce n’est pas l’argent ni les formulaires qui comptent. La seule forme d’administration, c’est la météo. Je peux aller pêcher du poisson, et si j’ai envie de viande, je vais voir un fermier qui élève des moutons et nous faisons un échange. La banque peut te prendre ta maison et ta voiture, mais personne ne peut t’enlever le poisson qui nage dans la mer, l’herbe qui pousse sur les montagnes ou le droit d’être un homme libre dans un pays libre.

— Marin, marmonne-t-elle. C’est vraiment ça que tu as envie de faire, envie d’être ?

— Oui, en tout cas, je veux tenter cette aventure. Il me suffit d’acheter le matériel et de louer un quota de pêche. Tout ça coûte de l’argent, c’est vrai, mais le prix du poisson est élevé et il n’est pas près de s’effondrer.

Elle hoche la tête.

— Enfin, si ça ne marche pas, je ferai autre chose. Ici, ce n’est pas le travail qui manque pour les courageux. Et je peux toujours redevenir flic. En tout cas, je n’ai pas envie de retourner à Reykjavík. J’ai entendu dire que le poste de brigadier-chef finirait par se libérer à Ísafjörður. Le vieux Guðbjörn sera bientôt en âge de partir à la retraite. Peut-être poserai-je ma candidature à son poste, ou peut-être pas.

— Votre boisson, je vous en prie.

La serveuse apporte à Þóra une tasse de café, un sucrier et un peu de lait.

— Merci.

Elle ajoute deux sucres dans sa tasse et tourne sa petite cuillère.

— La capitale ne te manque peut-être pas, mais toi, Hrafn, tu nous manques sacrément.

— Þóra, tu n’es qu’une petite menteuse, répond-il, amusé. Les cimetières sont peuplés de gens irremplaçables et les bourrus de mon espèce sont bien vite oubliés. D’ici quelques mois, plus personne ne se souviendra de moi à Hverfisgata et ce sera comme si je n’avais jamais existé. À part ça, quoi de neuf ? As-tu réussi à boucler certaines des enquêtes sur lesquelles nous travaillions ?

— Oui et non. Nos soupçons quant au Triangle brun étaient justifiés. Ce sont les frères SS qui mènent la danse, ils fournissent la came, s’occupent de la distribution et de l’encaissement. Le garage qu’ils dirigent ne sert évidemment qu’à blanchir de l’argent. Cela dit, on ignore toujours si ces frères sont autre chose que de simples pions sur l’échiquier du grand roi noir.

— Et qui tirerait les ficelles ? Jói le Black ?

Þóra fait non de la tête.

— Símon ?

— Il est toujours à la prison de Litla-Hraun et dirige de là-bas le second plus gros trafic de hasch. Ce que nous ignorons, c’est la provenance de la came. La brigade des Stups est persuadée qu’elle est cultivée à l’étranger. Símon a toujours été un gros importateur d’amphétamines et de coke. Et j’imagine que ce hasch emprunte la même route que les drogues dures.

— Donc, observe Hrafn, la mine réjouie, tu remontes la piste du hasch dans l’espoir de trouver le reste et de faire d’une pierre deux coups.

Þóra hoche la tête.

— Est-ce ce truc-là qui t’amène ici ? Les traces t’ont menée jusqu’aux fjords de l’Ouest ? murmure Hrafn.

— Non, j’ai renvoyé l’enquête aux Stups, répond-elle.

— Ah bon ? Dans ce cas, que fais-tu ici ? J’imagine que tu n’as pas fait toute cette route dans le seul but de me rendre visite.

— Et pourquoi pas ? C’est ce qu’on fait avec ses amis.

Hrafn rougit, cligne des paupières et toussote.

— Oui, sans doute, mais…

— Mais non, gros bêta. Je ne suis pas venue jusqu’ici simplement pour te voir, mais tu sais mieux que personne que je suis tenue par le secret de l’enquête et que je ne peux pas parler de mon travail aux simples citoyens, à ma famille, à mes amis ou aux premiers venus.

— Aux premiers venus ? soupire Hrafn, vexé. Allons, il s’agit quand même de moi ! Tu sais bien que tu peux me faire confiance, je serai muet comme une tombe, mais je meurs de curiosité. S’agirait-il d’un bateau ? D’un yacht comme l’autre fois, dans les fjords de l’Est ? Tu surveilles les allées et venues des bateaux dans le Djúp ?

Elle jette un œil alentour avant de lui répondre.

— Nous avons reçu un appel anonyme. Des Russes se sont nichés dans la vallée de Bíldudalur. Ils ont une maison, conduisent de belles bagnoles, la vodka coule à flots et ils font un tour par-ci par-là à Reykjavík. Mais pour autant qu’on sache, ils ne travaillent pas. Une fois par mois, un avion atterrit sur l’aérodrome du coin. Un petit appareil qui arrive tard le soir ou dans la nuit, sans doute en provenance d’Europe. Apparemment, il vole à une altitude suffisamment basse pour échapper aux radars. Voilà, on n’en sait pas plus…

— Bíldudalur. C’est l’endroit rêvé pour ce genre de truc. Le flic le plus proche est basé à Patreksfjörður, à plus de cent kilomètres.

— Et il n’y a pratiquement rien là-bas. Un port, une conserverie, une boutique. Et l’aérodrome, bien sûr. La population se résume à des femmes et des enfants puisque les hommes sont la plupart du temps en mer. En résumé, les Russes sont les maîtres des lieux.

— Bon, quoi d’autre ?

— Sæmundur est à Ísafjörður, répond-elle. Il doit appeler nos hommes à Patreksfjörður pendant que je suis ici.

— Sæmundur ? Tu ne veux tout de même pas parler de Sæmi l’Embrouille ?

Þóra hoche la tête.

Hrafn souffle de dépit.

— C’est ton nouvel équipier ?

— Eh bien, nous travaillons pas mal ensemble depuis quelque temps, répond-elle d’un ton sec. J’attends son coup de fil d’un moment à l’autre. Nous prendrons peut-être l’avion pour Bíldudalur plus tard dans l’après-midi. Nous verrons.

— Et alors ? Vous avez mis des hommes en planque à Patreksfjörður ? La Brigade spéciale, peut-être ? interroge Hrafn qui avale une nouvelle lampée de bière.

— Je ne peux rien te dire de plus. Je t’en ai déjà trop raconté, explique-t-elle d’un air fatigué.

— Vous tenez peut-être une grosse affaire. Des avions qui arrivent d’Europe et atterrissent dans cette vallée reculée. L’idée est géniale. Quelle quantité crois-tu qu’ils aient à leur bord ? Je dirais au minimum cent kilos. Peut-être même deux fois ça alors que cent soixante-quinze kilos suffisent pour couvrir les besoins annuels de toute l’Islande en amphétamines. Tu es peut-être sur le coup du siècle. Là, tu seras en première page des journaux, Þóra. On te décernera la médaille de l’Ordre du Faucon2 et tu auras droit au grand jeu.

— On se calme, soupire-t-elle. Nous ne sommes pas sûrs qu’il s’agisse d’une histoire de drogue. Mais cette enquête pourrait tout autant nous conduire à une impasse. Ce ne serait pas la première fois. Tu es bien placé pour le savoir.

— Oui, oui. En tout cas, tout ça est passionnant.

— Bon, je ferais peut-être mieux de repartir à Ísafjörður, déclare Þóra en terminant son café.

— Est-ce que je peux faire quelque chose ? Je serais ravi de pouvoir t’aider. Je connais cette région comme ma poche et s’il y a quoi que ce soit…

Son ancienne collègue le fait taire d’un geste.

— Tout cela suit son cours et la situation est under control.

Il la fixe, les yeux vides et la bouche entrouverte.

— Les simples citoyens ? Mais je suis encore flic même si j’ai quitté mon poste. Þóra, on m’a poignardé dans le dos. L’aurais-tu oublié ? Enfin, qu’est-ce qui te prend ?

— Tu n’es pas le seul à avoir reçu un poignard dans le dos, répond-elle, grimaçante.

— Comment ça ?

Elle le fusille du regard.

— Tu interdis aux gens de venir te voir à l’hôpital ; tu refuses de te déplacer pour venir chercher la canne que t’offrent tes collègues, puis tu donnes ta démission et tu disparais sans un au revoir !

— Þóra, je n’étais pas au mieux de ma forme à ma sortie. Non seulement, je devais me remettre de cette agression, mais en plus, Bíbí était de l’autre côté du couloir et elle venait de perdre notre enfant et…

— Ne t’en sers donc pas comme prétexte ! s’agace-t-elle. J’étais assise à mon bureau quand tu es venu remettre ta lettre de démission à Axel. Je devais aller au tribunal, mais j’ai décidé d’attendre. Tu es sorti du bureau d’Axel et tu as quitté le commissariat à toute vitesse sans même m’accorder un regard.

— Þóra, je…

— Je croyais que nous étions un peu plus que de simples collègues !

— Je voulais te dire au revoir, mais je n’aime pas les adieux. Ça m’a toujours posé problème. Bíbí dit que je souffre d’une angoisse de la séparation. Elle affirme que je ne me suis jamais remis de la disparition de ma famille dans cette avalanche. Je n’aime pas dire au revoir, je préfère disparaître, c’est comme ça.

— Et tu ne sais pas non plus décrocher ton téléphone ?

— Si, si, s’empresse Hrafn.

— Eh bien, j’en doute ! Je t’ai appelé des milliers de fois. Aussi bien quand tu vivais encore à Reykjavík que depuis que tu es reparti ici. Mais tu ne m’as jamais répondu. Pas une seule fois.

— Oui, ou plutôt, non… En fait, je n’ai jamais mon téléphone sur moi. Il est toujours à la maison, la batterie est tellement mauvaise que je le laisse toujours branché.

— Tu aurais pu me rappeler.

— C’est vrai. Mais chaque fois, j’oublie. Ensuite, au bout de quelques jours, j’ai l’impression qu’il est trop tard pour te recontacter. Je ne suis pas très doué en relations humaines.

— Sans doute, soupire-t-elle. Et ton point fort, c’est quoi ? La désertion ? Les excuses ? Le déni ? Le silence ?

— Non, enfin, je veux dire…

Hrafn est interrompu par la sonnerie du portable de Þóra qui attrape l’appareil, consulte l’écran, baisse le volume et le repose sur la table sans décrocher.

— C’est Sæmundur, je dois y aller.

— Mais… ? panique Hrafn.

— Il n’y a pas de mais. Elle recule sa chaise et se lève de table. Je croyais que nous étions amis. Je t’appréciais beaucoup, mais quand tu as quitté la police sans même me dire au revoir, je t’en ai beaucoup voulu.

Il soupire profondément, comme si on lui avait asséné un coup dans le ventre.

— Je ne voulais pas disparaître comme ça. Je voulais te dire au revoir, mais le moment venu, je n’ai pas pu le faire. Je ne voulais pas te blesser.

Elle secoue la tête et fait claquer sa langue sur son palais.

— Tu ne m’as pas blessée, personne ne me blesse. Ma carapace est solide.

— Ah bon ? Tant mieux.

— Une chose permet de survivre dans notre profession. Une capacité, un don qui trace la frontière entre ceux qui gardent la tête hors de l’eau et ceux qui pètent les plombs. Elle enfile sa veste en cuir, remet ses lunettes et range l’étui dans la poche intérieure. Anaesthesia. L’absence de sensations. La torpeur. La froideur. La distance, le fait de ne pas se laisser envahir par ses sentiments. Aurais-tu oublié ?

— Non, pas du tout, répond Hrafn un peu gêné.

— Tu m’as déçue. Un point c’est tout. Elle attrape son téléphone et ses clefs sur la table. En réalité, je ne sais même pas ce que je suis venue faire ici. Tu n’es même pas capable de présenter des excuses. Mais bon, ce n’est pas mon problème. Passe mon bonjour à Bíbí. Merci pour le temps que nous avons passé ensemble et bon courage pour la pêche. Bon vent !

Elle traverse la salle sans regarder en arrière et franchit la porte.

— Bon vent, Þóra, murmure Hrafn, les yeux noyés au fond de son verre. Tu es une femme merveilleuse et ma meilleure amie. Ma seule amie. Je suis désolé de la façon dont j’ai agi avec toi. J’espère que tu pourras me pardonner. Pardonne-moi.

Il finit sa bière d’une traite, renifle et se racle la gorge.

Dehors, la nuit s’est déjà installée.

1. Fengur signifie « prise » dans le sens de bonne pêche ou de bonne chasse. L’adjectif áfengur signifie « alcoolisé ».

2. Plus haute distinction honorifique islandaise, remise par le président de la République.