Thomas resta planté une bonne minute à fixer l’homme tranquillement installé derrière son bureau, en train de lire. On aurait dit qu’il avait lu toute sa vie, assis comme ça dans cette pièce. Ses cheveux bruns clairsemés étaient plaqués sur son crâne pâle ; son long nez s’incurvait légèrement vers la droite ; et ses yeux marron très mobiles allaient et venaient sur la page. Il avait l’air à la fois nerveux et détendu.
Et son costume blanc ! Pantalon, chemise, cravate, veste. Jusqu’à ses chaussettes et ses chaussures. Tout était blanc.
Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ?
Thomas contempla les blocards qui se goinfraient de fruits et d’un mélange de noix et de graines puisé dans un sac. Ils ne semblaient prêter aucune attention à l’homme assis à son bureau.
— Qui c’est, ce guignol ? lança Thomas à la cantonade.
L’un des garçons redressa la tête, s’arrêtant de mastiquer. Puis il s’empressa de terminer sa bouchée et de l’avaler.
— Il n’a rien voulu nous dire. Sauf d’attendre qu’il soit prêt.
Le garçon haussa les épaules, comme si tout cela n’avait pas d’importance, et mordit dans une orange.
Thomas ramena son attention sur l’inconnu. L’homme tourna une page avec un bruit feutré et continua à parcourir le texte.
Abasourdi, et malgré les grondements de son estomac qui réclamait encore à manger, Thomas s’avança machinalement vers le bureau. Parmi toutes les surprises qu’on leur avait réservées…
— Fais gaffe ! lui lança l’un des blocards, mais trop tard.
À trois mètres de l’homme, Thomas se cogna contre un mur invisible. D’abord le nez, qui s’écrasa contre ce qui donnait l’impression d’une plaque de verre froid ; puis tout le corps, qui rebondit et le fit reculer en chancelant. Il se frotta le nez en plissant les paupières pour essayer de distinguer l’obstacle.
Mais il eut beau scruter, il ne vit rien du tout. Pas le moindre reflet, aucune trace de saleté. Il ne voyait rien. Pendant ce temps, l’homme n’avait pas esquissé un geste, impassible.
Thomas s’avança de nouveau, plus prudemment cette fois, les mains tendues devant lui. Il toucha bientôt le mur de… quoi ? Cela ressemblait à du verre : lisse, dur et froid au toucher.
Frustré, Thomas se déplaça vers la gauche, puis la droite, sans rompre le contact avec le mur invisible. Celui-ci barrait toute la pièce ; impossible d’approcher de l’inconnu derrière son bureau. Thomas finit par tambouriner du poing sur l’obstacle, avec un bruit sourd. Plusieurs blocards, dont Aris, l’informèrent qu’ils avaient déjà essayé.
L’inconnu lâcha un soupir théâtral, décroisa les jambes et posa les pieds sur le sol. Il laissa son doigt dans le livre pour marquer la page et leva les yeux vers Thomas sans chercher à masquer son irritation.
— Combien de fois vais-je devoir le répéter ? dit l’homme, dont la voix nasillarde correspondait parfaitement à son teint blafard, ses cheveux clairsemés et son corps maigrelet. (Curieusement, ses paroles n’étaient pas du tout assourdies par la barrière.) Il nous reste encore quarante-sept minutes avant que je reçoive l’autorisation d’exécuter la phase 2 des Épreuves. Alors, un peu de patience, s’il vous plaît, et laissez-moi tranquille. On vous a accordé un peu de temps pour manger et reprendre des forces, jeune homme, et je vous conseille fortement d’en profiter. Et maintenant, si vous permettez…
Sans attendre de réponse, il se renfonça dans son fauteuil et remit les pieds sur le bureau. Puis il rouvrit son livre et se replongea dans sa lecture.
Thomas en resta bouche bée. Il s’adossa au mur invisible, dont il sentit la surface dure contre ses omoplates. Que venait-il de se passer ? Il devait être encore endormi, en train de rêver. Curieusement, cette idée parut décupler sa faim, et il jeta un regard gourmand vers le tas de nourriture. C’est alors qu’il remarqua Minho sur le seuil du dortoir, appuyé, les bras croisés, contre l’encadrement de la porte.
Thomas pointa le pouce par-dessus son épaule en haussant les sourcils.
— Tu as fait connaissance avec notre nouveau copain ? dit Minho avec un sourire narquois. Un sacré rigolo, hein ? J’adore son costard. Je veux me dégotter le même.
— Je suis vraiment réveillé ? demanda Thomas.
— Mais oui. Mange un morceau, tu es tout pâle. Presque autant que notre ami l’homme-rat, là-bas, avec son bouquin.
Thomas fut surpris de constater à quelle vitesse il parvenait à oublier l’étrangeté de la situation, l’homme en costume blanc surgi de nulle part et le mur invisible. Encore cette sensation d’engourdissement qui lui était devenue familière. Passé le premier choc, rien ne l’étonnait plus. Tout lui paraissait normal. Chassant cette idée, il se traîna jusqu’à la nourriture et se mit à manger. Une autre pomme. Une orange. Un sachet de fruits secs, puis une barre de céréales aux raisins. La soif se mit à le tenailler, mais il ne parvenait pas à se résoudre à aller boire.
— Vas-y mollo, lui conseilla Minho. Il y a des tocards qui ont vomi un peu partout à force de trop manger. Je crois que ça devrait aller comme ça, mec.
Thomas se redressa, enfin rassasié. La bête féroce qui lui avait rongé les entrailles pendant si longtemps avait disparu. Minho avait raison – il avait assez mangé pour l’instant. Il adressa un hochement de tête à son ami puis alla boire dans la salle de bains, en se demandant quelle serait la suite des événements quand l’homme au costume blanc serait prêt à exécuter la « phase 2 des Épreuves ».
Quoi qu’il entende par là.
*
Une demi-heure plus tard, Thomas se retrouva assis par terre avec les blocards, Minho à sa droite et Newt à sa gauche, devant le mur invisible et l’homme au visage de fouine assis derrière. Celui-ci avait toujours les pieds sur le bureau et continuait sa lecture. Thomas sentait avec délice ses forces lui revenir et se répandre peu à peu dans tout son corps.
Le nouveau, Aris, l’avait regardé d’un drôle d’air dans la salle de bains ; comme s’il souhaitait entrer en communication télépathique avec lui. Thomas l’avait ignoré et s’était dirigé droit vers le lavabo pour s’abreuver jusqu’à plus soif. Le temps qu’il termine et s’essuie la bouche avec sa manche, Aris était sorti. Et maintenant, il se tenait assis près du mur, la tête baissée. Thomas était désolé pour lui ; la situation n’était pas brillante pour les blocards, mais pour Aris, c’était encore pire. Surtout s’il était aussi proche de son amie assassinée que Thomas l’était de Teresa.
Minho fut le premier à rompre le silence.
— J’ai l’impression qu’on est tous en train de devenir dingues comme ces… Comment ils s’appellent, déjà ? Les fondus. Ces fondus qui hurlaient aux fenêtres. On est assis là, à attendre le sermon de monsieur l’homme-rat comme si c’était tout à fait naturel. On se croirait à l’école. Je vais vous dire un truc : s’il avait de bonnes nouvelles à nous apprendre, il n’aurait pas besoin d’une saleté de mur magique pour se protéger, vous ne croyez pas ?
— Écrase et prends ton mal en patience, lui dit Newt. Si ça se trouve, c’est la fin du cauchemar.
— Ben voyons ! fit Minho. Et Poêle-à-frire va tomber enceinte, Winston va se débarrasser de son acné et Thomas va enfin se décider à sourire.
Thomas se tourna vers Minho et lui adressa un grand sourire grimaçant.
— Là, tu es content ?
— Arrête. Ça te rend encore plus moche.
— Si tu le dis.
— Vos gueules, murmura Newt. Je crois que c’est l’heure.
Thomas regarda l’inconnu. L’homme-rat, comme Minho le surnommait si gentiment, avait posé ses pieds sur le sol et son livre sur le bureau. Il recula son fauteuil, ouvrit l’un des tiroirs et le fouilla. Il en sortit une chemise en papier kraft bourrée de papiers froissés et rangés de travers.
— Ah, nous y voilà, annonça l’homme-rat de sa voix nasillarde.
Il posa la chemise sur le bureau, l’ouvrit et contempla les garçons regroupés devant lui.
— Merci de vous être alignés en bon ordre pour que je puisse vous expliquer ce qu’on m’a… chargé de vous dire. Écoutez attentivement, s’il vous plaît.
— Enlevez cette saleté de mur ! cria Minho.
Newt se pencha devant Thomas et mit un coup de poing dans le bras de Minho.
— La ferme !
L’homme-rat poursuivit son laïus comme s’il n’avait rien entendu.
— Si vous êtes là, c’est grâce à votre instinct de survie exceptionnel en toutes circonstances… entre autres raisons. Nous avons envoyé une soixantaine de personnes dans le Bloc. Enfin, dans votre Bloc. Et une soixantaine d’autres dans le Bloc du groupe B, mais laissons ça de côté pour l’instant.
Le regard de l’homme s’égara un bref instant vers Aris, avant de balayer lentement le reste du groupe. Thomas n’était pas sûr que les autres l’aient remarqué, mais il était convaincu d’avoir décelé quelque chose dans ses yeux.
— Sur ces soixante individus, seuls quelques-uns ont survécu et sont ici aujourd’hui. Je suppose que vous avez déjà dû le comprendre, mais la plupart des choses qui vous sont arrivées avaient pour seul but de juger et d’analyser vos réactions. Il ne s’agit pas vraiment d’une expérience, mais plutôt d’établir un… modèle. De stimuler la zone mortelle et de recueillir les schémas qui s’en dégagent. Puis de les rassembler pour parvenir à la plus grande découverte de toute l’histoire de la science et de la médecine.
« Les différentes situations auxquelles on vous a confrontés sont ce que nous appelons des variables, et chacune a été soigneusement étudiée. J’y reviendrai plus tard. Je ne peux pas tout vous expliquer tout de suite, mais il faut bien que vous compreniez une chose : ces Épreuves que vous traversez sont de la plus haute importance. Continuez à réagir correctement aux variables, continuez à vous en sortir, et vous pourrez avoir la fierté de vous dire que vous avez joué un rôle dans la survie de l’espèce humaine. Et dans la vôtre, bien sûr.
L’homme-rat marqua une pause, pour ménager son effet semblait-il. Thomas se tourna vers Minho en haussant les sourcils.
— Ce type est complètement cinglé, murmura Minho. En quoi le fait de s’échapper du Labyrinthe va contribuer à sauver l’espèce humaine ?
— Je représente un groupe appelé le WICKED, continua l’homme-rat. Je sais que ce mot – le « méchant » – n’est pas très engageant, mais c’est l’acronyme de World In Catastrophe, Killzone Experiment Department. Monde sinistré, département Expérience de la zone mortelle. Il n’y a rien qui doive vous inquiéter là-dedans. Nous avons un seul et unique but : sauver le monde de la catastrophe. Et vous qui êtes là, dans cette pièce, vous représentez un élément vital de notre plan. Nous disposons de ressources inédites. Des fonds quasi illimités, un immense capital humain et une technologie qui dépasse vos rêves les plus fous.
« Au fil des Épreuves, vous avez pu voir à l’œuvre cette technologie et les ressources qui sont derrière. S’il y a une chose que je peux vous dire aujourd’hui, c’est de ne jamais, jamais, vous fier à vos yeux. Ni à votre esprit, d’ailleurs. C’était la raison d’être de notre petite démonstration avec les corps suspendus et les fenêtres murées. Vous devez bien comprendre que, parfois, ce que vous verrez ne sera pas vrai, tout comme ce que vous ne verrez pas sera vrai. Nous sommes en mesure de manipuler votre cerveau et chacune de vos terminaisons nerveuses. Je sais que tout ça doit vous paraître confus et même un peu effrayant.
Thomas pensa que c’était l’euphémisme du siècle. Et les mots « zone mortelle » lui revenaient en boucle. Il n’en avait pas retrouvé la signification dans ses souvenirs parcellaires, mais il les avait vus pour la première fois sur une plaque métallique dans le Labyrinthe ; une plaque où s’étalaient les mots constitutifs de l’acronyme WICKED.
L’homme examina tour à tour chacun des blocards présents dans la salle. La sueur faisait briller sa lèvre supérieure.
— Le Labyrinthe a servi de cadre aux Épreuves. Les variables auxquelles on vous a soumis avaient toutes leur raison d’être dans la collecte de nos schémas. Comme votre évasion. Votre bataille contre les Griffeurs. La mort du pauvre Chuck. Votre prétendu sauvetage et le voyage en bus qui a suivi. Tout ça faisait partie des Épreuves.
Thomas sentit la colère monter en lui à la mention de Chuck. Il fit mine de se lever ; Newt le força à se rasseoir.
Comme si ce mouvement lui avait donné un coup de fouet, l’homme-rat se dressa brusquement, envoyant son fauteuil rouler jusqu’au mur derrière lui. Puis il posa les deux mains à plat sur son bureau et se pencha vers les blocards.
— Tout ce que vous avez vécu faisait partie des Épreuves, vous comprenez ? De la phase 1, pour être précis. Toutefois, il nous manque encore des éléments cruciaux. Alors, nous allons devoir accélérer un peu le rythme et passer à la phase 2. Les choses vont commencer à se corser.