CHAPITRE 14
Personne ne protesta quand Thomas fit avancer les autres derrière Minho. Personne ne dit un mot ; ils se contentèrent d’échanger des regards furtifs, apeurés, au moment d’approcher du transplat et de s’y enfoncer. Tous sans exception marquèrent un temps d’hésitation avant le dernier pas dans le carré gris. Thomas les regarda défiler un à un, leur donnant une petite tape dans le dos juste avant qu’ils disparaissent.
Deux minutes plus tard, il ne restait plus qu’Aris et Newt.
— Tu es sûr de ton coup ? lui demanda Aris par télépathie.
Thomas s’étrangla, surpris par les mots qui venaient de résonner dans son crâne, presque inaudibles, et néanmoins compréhensibles. Il avait cru – espéré – avoir fait comprendre à Aris qu’il ne tenait pas à communiquer de cette façon. Que c’était une chose qu’il ne voulait partager qu’avec Teresa.
— Dépêchons, marmonna Thomas à voix haute. Il ne faut pas traîner.
Aris s’avança, vexé. Newt le suivit de près ; et l’instant d’après, Thomas se retrouva seul dans le réfectoire.
Il jeta un dernier coup d’œil autour de lui. Il se rappela les cadavres boursouflés qui pendaient là quelques jours plus tôt ; le Labyrinthe et tout ce qu’ils avaient traversé. Soupirant le plus fort possible, dans l’espoir que quelqu’un pouvait l’entendre quelque part, il attrapa son sachet d’eau, son coin de drap rempli de provisions, et s’avança dans le transplat.
Une ligne de froid lui parcourut la peau, d’avant en arrière, comme si le carré gris était un plan vertical d’eau glacée. Il ferma les yeux à la dernière seconde. Il les rouvrit dans le noir absolu. Il entendit des voix.
— Hé ! appela-t-il, sans prêter attention à la panique qui perçait dans sa voix. Hé, les gars…
Avant de pouvoir terminer, il trébucha sur un obstacle et s’étala de tout son long sur un corps allongé par terre.
— Aïe ! protesta la personne en repoussant Thomas, qui faillit bien lâcher son sachet d’eau.
— Restez tranquilles et bouclez-la ! (C’était Minho, et Thomas fut tellement soulagé de l’entendre qu’il faillit pousser un cri de joie.) Thomas, c’est toi ? Tu es là ?
— Oui !
Thomas se releva en tâtonnant autour de lui pour éviter de se cogner dans quelqu’un d’autre. Il ne toucha que le vide et ne vit que du noir.
— J’étais le dernier, continua-t-il. Tout le monde est là ?
— On était en train de s’aligner bien sagement pour se compter jusqu’à ce que tu débarques comme un chien dans un jeu de quilles, répliqua Minho. On n’a plus qu’à recommencer. Un !
Comme personne ne réagissait, Thomas cria :
— Deux !
Les blocards continuèrent à se compter l’un après l’autre jusqu’à ce qu’Aris termine en disant :
— Vingt !
— Parfait, conclut Minho. On est au complet. Où ? C’est une autre question. Je ne vois même pas mes mains.
Thomas resta silencieux. Il sentait la présence des autres autour de lui, les entendait respirer, mais il avait peur de bouger.
— Dommage qu’on n’ait pas de lampe torche.
— Merci pour cette évidence, Thomas, railla Minho. Très bien, écoutez-moi. On est dans une espèce de couloir. Je peux sentir les murs de chaque côté et, à l’oreille, je dirais que, pour la plupart d’entre vous, vous êtes à ma droite. Thomas, tu te tiens juste à l’endroit par lequel on est arrivés. Je crois qu’il vaut mieux éviter de repasser dans ce trans-machin-truc-chouette, alors guidez-vous à ma voix et rapprochez-vous de moi. On n’a pas le choix ; il faut suivre le couloir dans ce sens-là et voir où il mène.
Thomas l’entendit s’éloigner de lui en terminant sa tirade. Des raclements de pas et le frottement des sacs lui indiquèrent que les autres le suivaient. Quand il eut l’impression qu’il ne restait plus que lui et qu’il ne risquait pas de marcher sur qui que ce soit, il se déplaça lentement sur la gauche, main tendue, jusqu’à ce qu’il sente une surface dure et froide sous ses doigts. Après quoi, il suivit le groupe, en laissant sa main glisser le long du mur pour se guider.
Ils progressèrent en silence. Au grand dam de Thomas, ses yeux ne s’habituaient pas à l’obscurité ; il n’y avait pas assez de lumière pour cela. L’air était froid et empestait le vieux cuir et la poussière. Deux fois, il se cogna dans celui qui le précédait ; il ne savait pas qui c’était car le garçon ne dit pas un mot.
Ils continuèrent ainsi pendant une éternité, le long de ce tunnel rectiligne. Le mur sous sa main et le sol sous ses pieds étaient les seuls éléments qui rattachaient Thomas à la réalité ou lui donnaient la sensation d’avancer. Sans eux, il aurait eu l’impression de flotter dans le vide.
On n’entendait que le frottement des semelles sur le béton et quelques chuchotements échangés entre les blocards. Thomas percevait chaque battement de son cœur tandis qu’ils suivaient le tunnel interminable. Il ne put s’empêcher de repenser à la Boîte, ce cube obscur et poussiéreux qui l’avait conduit au Bloc ; il y avait ressenti la même chose. Au moins, il avait maintenant quelques souvenirs, des amis, et il savait qui il était. Il comprenait les enjeux, à savoir qu’il leur fallait un antidote et qu’ils allaient probablement devoir traverser l’enfer pour l’obtenir.
Un murmure résonna soudain dans le tunnel. Thomas fut tétanisé. Cela ne venait pas d’un des blocards, il en aurait mis sa main au feu.
Plus loin devant, Minho cria aux autres de s’arrêter.
— Vous avez entendu ça ?
Tandis que plusieurs blocards répondaient oui et se mettaient à poser des questions, Thomas tendit l’oreille. Le murmure avait été bref, juste quelques mots incompréhensibles qui semblaient balbutiés par un vieil homme très malade.
Minho fit taire tout le monde et leur ordonna d’écouter.
Bien qu’ils soient dans le noir complet, Thomas ferma les yeux pour mieux entendre. Si la voix parlait de nouveau, il tenait à comprendre ce qu’elle dirait.
Moins d’une minute plus tard, la même voix éraillée résonna dans tout le tunnel. À croire qu’elle était diffusée par des haut-parleurs fixés en hauteur. Thomas entendit plusieurs de ses compagnons pousser une exclamation de stupeur, comme s’ils avaient compris cette fois et s’effrayaient de ce qu’ils avaient entendu. Lui n’avait pas réussi à distinguer un seul mot. Il rouvrit les yeux, mais rien n’avait changé. Il faisait toujours aussi noir.
— Vous avez saisi quelque chose ? demanda Newt.
— Un ou deux mots, répondit Winston. J’ai eu l’impression d’entendre vers le milieu : « demi-tour ».
— Oui, moi aussi, confirma un autre.
Thomas repensa à ce qu’il avait entendu, et rétrospectivement il lui sembla bien avoir perçu ces deux mots. Demi-tour.
— Vos gueules, tous, et cette fois tâchez d’écouter sérieusement, grogna Minho.
Le silence retomba dans le tunnel.
Quand la voix retentit encore une fois, Thomas comprit chaque syllabe.
— C’est votre dernière chance. Faites demi-tour et vous éviterez la découpe.
À en juger par les réactions devant lui, les autres avaient capté la même chose.
— On évitera la découpe ?
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire qu’on doit faire demi-tour !
— On ne va quand même pas obéir au premier tocard qui chuchote dans le noir.
Thomas s’efforça de ne pas se laisser impressionner par la menace. Vous éviterez la découpe. Ça ne sentait pas bon du tout. Et le fait d’être dans le noir n’arrangeait rien. Ça le rendait fou.
— Il n’y a qu’à continuer ! cria-t-il à Minho. Je n’en peux plus de cet endroit. On continue !
— Une minute, intervint Poêle-à-frire. La voix a dit que c’était notre dernière chance. On devrait au moins y réfléchir.
— Oui, ajouta quelqu’un. On ferait peut-être mieux de l’écouter.
Thomas secoua la tête, même si personne ne pouvait le voir.
— Pas question. Rappelez-vous ce que nous a dit le type derrière son bureau. Que ceux qui retourneraient sur leurs pas connaîtraient une mort horrible.
Poêle-à-frire insista.
— Et alors, pourquoi aurait-il plus raison que ce type qui chuchote ? Comment savoir lequel il faut écouter ?
Thomas savait que c’était une bonne question, mais retourner sur leurs pas ne lui disait rien de bon.
— Je parie que c’est juste une manière de nous mettre à l’épreuve. Il faut continuer.
— Il a raison, approuva Minho. Venez, on repart.
À peine avait-il prononcé ces mots que la voix chuchotante résonna de nouveau, vibrant d’une haine presque enfantine.
— Vous êtes fichus. Vous allez vous faire découper. Vous allez tous mourir.
Les cheveux se dressèrent sur la nuque de Thomas, et un frisson lui parcourut l’échine. Il s’attendait à ce que les autres demandent à faire demi-tour. Pourtant, personne ne dit un mot, et bientôt le groupe se remit en marche. Minho ne s’était pas trompé en disant que tous les froussards avaient été éliminés.
Ils continuèrent à s’enfoncer dans l’obscurité. L’air se réchauffa un peu, et la poussière parut s’épaissir. Thomas se mit à éternuer. Il aurait bien voulu boire, mais n’osait pas dénouer son sachet dans le noir. Il ne manquerait plus qu’il renverse son eau.
En avant.
Plus chaud.
Soif.
Noir.
Marcher.
Le temps s’écoulait lentement. Thomas ne comprenait pas comment un tunnel aussi long pouvait exister. Ils avaient dû parcourir au moins trois ou quatre kilomètres depuis le chuchotement menaçant. Où se trouvaient-ils donc ? Sous terre ? À l’intérieur d’un bâtiment gigantesque ? L’homme-rat avait dit qu’ils devaient remonter à l’air libre. Comment… ?
Un garçon se mit à hurler à quelques mètres devant lui.
Le cri, d’abord abrupt, comme une exclamation de surprise, dégénéra bientôt en hurlement de terreur à l’état pur. Il ne reconnut pas la voix qui hurlait à s’en déchirer les cordes vocales, piaillant et couinant comme un animal à l’abattoir. Thomas entendit le garçon se débattre dans tous les sens.
D’instinct, il s’élança, écartant au passage plusieurs blocards paralysés de peur, pour courir vers ces bruits inhumains. Il ne savait pas ce qui le qualifiait plus qu’un autre pour aider, mais il n’hésita pas et piqua un sprint dans le noir sans se soucier de savoir où il posait les pieds. À croire que son corps avait besoin d’action après cette longue marche dans l’obscurité.
Il rejoignit le garçon en furie qui se débattait sur le sol de béton. Thomas déposa son sachet d’eau et son sac, puis tendit les mains, timidement, pour essayer de saisir un bras ou une jambe. Il sentit les autres blocards se rapprocher dans son dos, dans un concert d’exclamations qu’il ignora.
— Hé ! lança Thomas au garçon. Qu’est-ce qui t’arrive ?
Ses doigts touchèrent son jean, puis son tee-shirt. Le ­malheureux se cabrait dans tous les sens et ses hurlements continuaient à déchirer l’air.
Finalement, Thomas n’y tint plus. Il se jeta en avant et retomba de tout son poids sur le garçon. Le choc lui coupa le souffle. Il sentit l’autre se tortiller sous lui ; il reçut un coup de coude dans les côtes, une gifle en pleine figure, et faillit prendre un bon coup de genou dans les parties.
— Arrête ! cria Thomas. Qu’est-ce que tu as ?
Les cris s’interrompirent en gargouillant, comme si le garçon venait de plonger sous l’eau. Ses convulsions, en revanche, continuèrent de plus belle.
Thomas plaqua son avant-bras sur le torse du blocard et tendit l’autre main pour l’empoigner par les cheveux. Mais ce qu’il sentit sous ses doigts le plongea dans une extrême confusion.
Il n’y avait pas de tête. Pas de cheveux, ni de visage. Pas même de cou. Rien de ce qui aurait dû se trouver là.
À la place, Thomas ne palpait qu’une sphère de métal parfaitement lisse.