CHAPITRE 16
En dévalant les marches à la poursuite de Winston, Thomas fut frappé par une idée atroce : il ignorait s’il lui courait après pour l’aider, ou simplement pour assouvir sa curiosité à l’égard de cette boule tueuse argentée.
Winston termina sa chute, l’épaule bloquée contre une marche. Une chance : ils se trouvaient encore très loin du bas. La lumière aveuglante qui se déversait par la trappe illuminait la scène à la perfection. Winston avait les deux mains sur son visage et tirait sur la pâte argentée. Le métal en fusion lui avait déjà recouvert le sommet du crâne, ainsi que la zone au-dessus des oreilles. À présent, elle s’écoulait vers le bas comme un sirop épais, en coiffant les oreilles et les sourcils.
Thomas sauta au-dessus du blocard et s’agenouilla sur la marche juste en dessous de lui. Winston tirait sur la pâte métallique pour l’éloigner de ses yeux. Étonnamment, cela semblait fonctionner. Mais le garçon hurlait à pleins poumons, en ruant contre le mur.
— Enlevez-moi ça ! cria-t-il d’une voix si étranglée que Thomas faillit l’abandonner à son sort.
Si ce matériau était si douloureux…
On aurait dit du gel argenté très épais. Coriace et obstiné, comme une créature vivante. À peine Winston en avait-il écarté un morceau de ses yeux que le reste coulait autour de ses doigts. Thomas entrevit son visage aux endroits qu’il avait réussi à dégager : ce n’était pas joli à voir. La peau rougie formait déjà des cloques.
Winston cria quelque chose d’inintelligible – ses hurlements déformés auraient aussi bien pu appartenir à une autre langue. Il fallait que Thomas agisse. Et vite.
Il vida le contenu de son sac. Fruits et sachets s’éparpillèrent au bas des marches. Il récupéra le morceau de drap, l’entortilla autour de ses mains pour les protéger, puis se lança. Tandis que Winston se battait contre l’argent fondu qui lui descendait sur les sourcils, Thomas l’empoigna par les côtés qui lui recouvraient les oreilles. Il sentit la chaleur à travers le tissu et craignit de le voir s’embraser. Les pieds bien écartés, il serra le matériau de toutes ses forces, puis tira.
Avec un bruit de succion écœurant, les deux bords de métal se soulevèrent sur plusieurs centimètres avant de lui glisser des mains et de retomber sur les oreilles de Winston. Le malheureux se mit à hurler encore plus fort. Deux autres blocards s’approchèrent pour les aider, mais Thomas leur cria de reculer ; ils n’auraient fait que le gêner.
— Il faut qu’on tire en même temps ! cria Thomas, bien décidé à ne plus lâcher cette fois. Écoute-moi, Winston. Essaie de saisir le truc et de le décoller de ta tête !
L’autre ne donnait aucun signe d’acquiescement ; tout son corps était pris de convulsions. Si Thomas ne s’était pas trouvé juste en dessous de lui, il serait certainement tombé au bas des marches.
— À trois ! cria Thomas. Winston ! Je vais compter jusqu’à trois !
Toujours aucune confirmation. Le garçon continuait à hurler. À se cabrer. À ruer. À griffer l’argent.
Thomas se mit à larmoyer, à moins que ce ne fût la sueur qui lui coulait dans les yeux. En tout cas, ça le brûlait. Et il avait la sensation que l’air s’était réchauffé à un million de degrés. Ses muscles lui faisaient mal ; des douleurs lui fouaillaient les jambes et il était sur le point d’avoir des crampes.
— On y va ! hurla-t-il. Un ! Deux ! Trois !
Il empoigna de nouveau les bords du matériau, dont il sentit la dureté et la souplesse, puis le souleva le plus possible de la tête de Winston. Ce dernier devait l’avoir entendu, ou peut-être fut-ce un coup de chance, mais au même instant il repoussa le gel avec les deux paumes, comme s’il essayait de s’arracher le front. La masse se détacha tout entière, lourde, épaisse et tremblotante. Thomas n’hésita pas ; il tendit les bras, souleva cette saleté et la jeta sous lui dans l’escalier. Puis il observa ce qui se passait.
En vol, la chose prit aussitôt la forme d’une sphère ; sa surface ondula brièvement avant de se solidifier. Elle s’arrêta quelques marches plus bas, hésita une seconde, comme si elle jetait un dernier regard à sa victime, , puis elle fila comme une flèche, dévalant l’escalier jusque dans l’obscurité.
Elle était partie. Pour une raison inconnue, elle n’avait plus tenté d’attaquer.
Thomas inspira à pleins poumons ; tout son corps était trempé de sueur. Il s’adossa contre le mur, craignant de se retourner vers Winston qui geignait derrière lui. Au moins le pauvre avait-il cessé de hurler.
Thomas finit par lui faire face.
Le garçon était dans un état épouvantable. Recroquevillé, il frissonnait. À la place de ses cheveux, on voyait son crâne pelé et sanguinolent. Ses oreilles étaient tailladées mais encore entières. Il sanglotait, sûrement à cause de la douleur et du traumatisme. Son visage couvert d’acné semblait net et propre comparé aux plaies à vif du reste de sa tête.
— Ça va aller, mec ? demanda Thomas, sachant que c’était sans doute la question la plus stupide qu’il avait jamais formulée.
Winston secoua la tête de façon convulsive ; il continua de frissonner.
Thomas leva les yeux vers Minho, Newt, Aris et les autres blocards massés quelques marches plus haut, qui contemplaient la scène avec une expression d’horreur. La clarté aveuglante qui descendait sur eux plongeait leurs visages dans l’ombre, mais Thomas distinguait leurs yeux brillants comme ceux d’un chat dans un rai de lumière.
— Qu’est-ce que c’était que ce truc ? murmura Minho.
Incapable de parler, Thomas se contenta de secouer la tête avec lassitude.
Newt fut le premier à répondre.
— Une saloperie magique qui bouffe la tête des gens, voilà ce que c’était !
— Sûrement une nouvelle forme de technologie, suggéra Aris.
C’était la première fois que Thomas le voyait prendre part à la discussion. Le garçon regarda autour de lui les visages surpris et haussa les épaules d’un air gêné avant de poursuivre.
— Je me rappelle vaguement deux ou trois choses. Je sais que le monde extérieur possède une technologie très évoluée, mais je ne me souvenais pas qu’il existait des plaques volantes de métal en fusion qui essaient de vous décapiter.
Thomas fouilla dans ses propres souvenirs. Lui non plus ne se rappelait rien de semblable.
Minho indiqua la cage d’escalier derrière Thomas.
— Cette saleté doit vous recouvrir le visage, puis vous ronger le cou jusqu’à ce que votre tête se détache. Génial. C’est génial.
— Vous avez vu ? Ce truc est tombé directement du plafond ! s’écria Poêle-à-frire. Il faut vite se tirer d’ici !
— Je suis bien d’accord, approuva Newt.
Minho baissa les yeux sur Winston avec un air dégoûté. Thomas suivit son regard. Le garçon avait cessé de trembler, et ses sanglots s’étaient réduits à quelques reniflements étouffés. Mais il avait une tête affreuse et resterait sûrement marqué à vie. Thomas voyait mal comment ses cheveux pourraient repousser sur son cuir chevelu sanguinolent.
— Poêle-à-frire, Jack ! ordonna Minho, relevez Winston et aidez-le à marcher. Aris, ramasse ses affaires, fais-toi aider par deux gars pour les porter. On fiche le camp. Je me fous de savoir à quel point le soleil cogne dehors, je n’ai pas envie de me retrouver avec une boule de bowling sur la tête.
Il tourna les talons, sans attendre de voir s’il serait obéi. C’est à ce moment-là que Thomas se surprit à penser qu’il faisait un bon chef.
— Thomas, Newt, avec moi, lança Minho par-dessus son épaule. On va sortir en premier tous les trois.
Thomas se tourna vers Newt, lequel lui retourna un regard légèrement inquiet mais surtout rempli de curiosité. Il avait hâte de découvrir la suite. Thomas ressentait la même chose, et même s’il rechignait à l’admettre, ça valait mieux que continuer de s’occuper de Winston.
— Allons-y, dit Newt d’une voix résignée, comme s’ils n’avaient pas le choix.
Mais son expression le trahissait : il était aussi impatient que Thomas de se débarrasser du pauvre Winston.
Thomas hocha la tête et enjamba le garçon, en évitant de regarder son crâne en sang. Sa vue le rendait malade. Il s’écarta devant Poêle-à-frire, Jack et Aris qui descendaient, puis grimpa les marches quatre à quatre à la suite de Newt et de Minho, vers la trappe béante inondée de soleil.