CHAPITRE 17
Les blocards s’effacèrent devant eux, visiblement ravis de les laisser passer devant. Thomas plissa les paupières et se couvrit les yeux avec la main à l’approche de la sortie. Il avait peine à croire qu’ils allaient poser le pied dans cette fournaise aveuglante et en réchapper.
Minho s’arrêta juste avant la trouée de lumière. Puis il avança lentement sa main vers l’extérieur. Malgré son teint basané, sa peau se mit à briller comme une flamme blanche.
Après quelques secondes, Minho retira sa main et la secoua comme s’il venait de recevoir un coup de marteau sur le doigt.
— C’est chaud. C’est drôlement chaud, annonça-t-il en se tournant vers Thomas et Newt. On a intérêt à se protéger si on ne veut pas se retrouver brûlés au deuxième degré dans cinq minutes.
— Il n’y a qu’à utiliser nos sacs en drap, proposa Newt en commençant à vider le sien. Et nous envelopper dedans le temps de jeter un coup d’œil. Si ça marche, on pourra toujours porter l’eau et les provisions dans une moitié de drap et nous servir de l’autre comme protection.
Thomas avait déjà défait son propre sac afin d’aider Winston.
— On aura l’air de fantômes. S’il y a des affreux dehors, ça leur fera peut-être peur !
Minho ne prit pas autant de précautions que Newt ; il se contenta de déverser le contenu de son sac par terre. Les ­blocards les plus proches se précipitèrent pour empêcher ses provisions de rouler dans l’escalier.
— Tu es un marrant, Thomas. Espérons qu’on ne tombera pas sur un comité d’accueil de fondus, dit-il en dénouant les nœuds qu’il avait faits à son drap. Je vois mal comment on pourrait tenir longtemps dans cette chaleur. J’espère qu’on va trouver des arbres ou un abri.
— Je ne sais pas, reprit Newt. S’il y a de l’ombre, c’est justement là qu’ils risquent de se cacher.
Thomas était pressé de constater par lui-même ce qui les attendait.
— Le seul moyen de le savoir, c’est d’aller voir.
Il fit claquer son drap, s’en recouvrit la tête et l’enroula autour de son visage comme un châle.
— De quoi j’ai l’air ?
— De la fille la plus moche que j’aie jamais vue, répliqua Minho. Remercie le ciel d’être un mec.
— Merci.
Minho et Newt imitèrent Thomas, soucieux de s’assurer qu’ils étaient entièrement recouverts.
— Vous êtes prêts, les deux tocards ? demanda Minho en dévisageant tour à tour Newt et Thomas.
— Excité, même, répondit Newt.
Thomas n’aurait peut-être pas employé ce mot-là, mais il partageait le même besoin de passer à l’action.
— Moi aussi, dit-il. Allons-y.
Les marches montaient jusqu’au ras du sol à la manière d’une trappe de cave ; les dernières étaient baignées de soleil. Minho hésita puis les gravit rapidement, sans s’arrêter, et disparut comme si la lumière l’avait avalé.
— À toi ! cria Newt en poussant Thomas dans le dos.
Thomas ressentit une brusque montée d’adrénaline. Soufflant un grand coup, il courut à la suite de Minho, Newt sur les talons.
À peine eut-il émergé dans la lumière que Thomas se rendit compte qu’ils auraient aussi bien pu s’envelopper dans une toile en plastique transparent. Le drap ne filtrait rien de la lumière aveuglante ni de la chaleur suffocante qui les clouaient au sol. Quand il ouvrit la bouche pour parler, une bouffée d’air chaud s’engouffra dans sa gorge en la desséchant d’un coup. Il essaya désespérément de respirer mais eut l’impression d’inhaler du feu.
Thomas ne pensait pas que le monde extérieur était supposé ressembler à cela.
Les yeux clos, il se cogna dans Minho et faillit s’étaler de tout son long. Recouvrant l’équilibre, il fléchit les genoux, s’accroupit et déploya son drap au-dessus de lui pendant qu’il luttait pour se remplir les poumons. Il y parvint enfin, en respirant par à-coups, le temps de se calmer. Les premiers instants après la sortie de l’escalier l’avaient plongé dans la panique. Les deux autres blocards respiraient avec peine eux aussi.
— Ça va, vous deux ? finit par demander Minho.
Thomas grommela « Oui », et Newt répondit :
— J’ai l’impression d’être en enfer. J’ai toujours su que c’est là que tu finirais, Minho, mais pas moi !
— Tu m’étonnes, répliqua Minho. Ça brûle, mais je crois que je commence à m’habituer à la lumière.
Thomas entrouvrit les paupières et regarda le sol à ses pieds. Nu et poussiéreux. Quelques cailloux gris-brun. Le drap qui l’enveloppait brillait avec un tel éclat qu’on aurait dit un échantillon de technologie futuriste.
— De quoi tu te caches ? demanda Minho. Debout, tocard, je ne vois personne dans le coin.
Thomas se sentit gêné qu’on puisse penser qu’il se cachait. Il devait ressembler à un gamin qui tremble sous ses couvertures, en priant pour ne pas se faire voir. Il se redressa et souleva le drap, très lentement, afin de jeter un coup d’œil sur le décor qui l’entourait.
C’était un désert.
Devant lui, une terre plate, sèche et stérile s’étendait à perte de vue. Sans un arbre. Sans un buisson. Pas la moindre colline ou vallée. Rien qu’une mer jaune-orange de poussière et de rocaille. L’air surchauffé s’élevait en vagues ondulantes au-dessus de l’horizon, vers un ciel bleu sans nuages.
Thomas tourna sur lui-même sans remarquer de différence notable jusqu’à ce qu’il aperçoive une chaîne montagneuse dans le lointain. À mi-chemin environ, on distinguait plusieurs bâtiments cubiques évoquant un tas de cartons abandonnés. Il devait s’agir d’une ville, mais impossible d’en estimer la taille à cette distance. L’air chaud brouillait la vue au ras du sol.
À la gauche de Thomas, le soleil chauffé à blanc descendait vers l’horizon, à l’ouest. Ce qui voulait dire que la ville et les montagnes rouge et noir devaient se trouver plein nord, justement là où ils étaient supposés se rendre. Son sens de l’orientation le surprit, comme si un fragment de son passé était réapparu.
— À quelle distance se trouvent ces bâtiments, à votre avis ? demanda Newt.
Sa voix se réduisait à un murmure plat.
— Cent cinquante kilomètres ? suggéra Thomas. En tout cas, c’est au nord. Vous croyez que c’est là qu’on doit aller ?
Sous son drap, Minho fit non de la tête.
— Sûrement pas, mec. Je veux dire, c’est la bonne direction, mais ça ne fait pas cent cinquante kilomètres. Une cinquantaine au maximum. Et les montagnes doivent être à cent, cent dix.
— Je ne savais pas que tu pouvais mesurer les distances aussi précisément rien qu’avec tes yeux, grommela Newt.
— Je suis un coureur, crétin. J’ai appris à sentir ce genre de trucs dans le Labyrinthe, même si les distances étaient beaucoup plus courtes.
— L’homme-rat n’a pas exagéré avec ses histoires d’éruptions solaires, observa Thomas, en s’efforçant de garder le moral. On dirait qu’il y a eu une explosion nucléaire par ici. Je me demande si le monde entier ressemble à ça.
— Espérons que non, dit Minho. Je voudrais bien voir un arbre, si c’est possible. Peut-être même un ruisseau.
— Je me contenterais de quelques touffes d’herbe, soupira Newt.
Plus Thomas la regardait, plus la ville lui paraissait proche. Elle n’était peut-être même pas à cinquante kilomètres. Il cligna des paupières puis se tourna vers les autres.
— Difficile de faire plus différent du Labyrinthe, vous ne croyez pas ? Là-bas, on était piégés entre des murs avec tout le nécessaire pour survivre. Ici, on est libres d’aller où on veut, sauf que le seul moyen de nous en sortir consiste à suivre la direction qu’on nous a indiquée. Ce n’est pas ce qu’on appelle l’ironie du sort, ou quelque chose comme ça ?
— Quelque chose comme ça, confirma Minho. Tu es un puits de science philosophique. (Il désigna l’escalier de la tête.) Amenez-vous. Sortons les autres tocards et mettons-nous en marche. Pas la peine d’attendre que le soleil nous ait grillés sur place.
— On devrait peut-être attendre qu’il se couche, suggéra Newt.
— Et tuer le temps en compagnie de ces foutues boules de métal ? Pas question.
Thomas convint qu’il valait mieux bouger.
— Je crois que ça ira. Le soleil va se coucher dans quelques heures. On serrera les dents au début, on fera une pause, puis on pourra continuer le plus loin possible pendant la nuit. Moi, en tout cas, je ne remets pas les pieds là-dessous.
Minho acquiesça.
— D’accord, approuva Newt. Commençons par atteindre cette saleté de ville, en espérant qu’elle ne sera pas remplie de fondus.
Thomas sentit son cœur se serrer.
Minho marcha jusqu’au trou et se pencha au-dessus.
— Ohé, tas de mauviettes, remuez-vous un peu ! Ramassez la bouffe et ramenez vos fesses par ici !
*
Aucun blocard ne protesta.
Thomas les regarda copier, l’un après l’autre, les attitudes qu’il avait eues en émergeant de l’escalier. La respiration difficile, les yeux plissés, l’abattement complet. Sans doute avaient-ils voulu croire que l’homme-rat leur avait menti, qu’ils avaient connu le pire dans le Labyrinthe. Mais après les boules d’argent dévoreuses de têtes, puis ce spectacle de désolation, il était convaincu qu’aucun d’eux n’entretiendrait plus ce genre d’espoir mal placé.
Ils durent s’adapter pour la suite du voyage : faire tenir les provisions et les sachets d’eau dans la moitié des sacs d’origine ; chaque drap récupéré ainsi permit de recouvrir deux personnes marchant côte à côte. Mais tout se déroula sans accroc – même pour Jack et le pauvre Winston – et bientôt ils se mirent en route sur l’étendue jonchée de cailloux. À son grand étonnement, Thomas partageait son drap avec Aris. Peut-être refusait-il tout simplement d’admettre qu’il avait voulu se mettre avec lui, que ce garçon représentait son unique chance de comprendre ce qui avait pu arriver à Teresa.
Thomas tenait un coin du drap de la main gauche et portait un sac sur son épaule droite. Aris marchait à sa droite ; ils étaient convenus de se passer le sac, beaucoup plus lourd désormais, toutes les trente minutes. Pas à pas, ils s’enfoncèrent dans la poussière en direction de la ville. La chaleur semblait leur coûter une journée de vie tous les cent mètres.
Durant un long moment, ils n’échangèrent pas un mot, jusqu’à ce que Thomas finisse par rompre le silence.
— Alors comme ça, tu n’avais jamais entendu le nom de Teresa ?
Aris lui jeta un regard acéré, et Thomas se rendit compte qu’il avait probablement pris un ton plus accusateur qu’il n’en avait eu l’intention. Il insista néanmoins.
— Hein ? Jamais ?
Aris ramena son attention devant lui, les yeux brillants.
— Non. Jamais. Je ne la connais pas et je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Au moins, tu ne l’as pas vue mourir sous tes yeux.
La réponse, brutale, inspira à Thomas du respect pour Aris.
— Je sais, désolé. (Il réfléchit un instant.) Vous étiez très proches, tous les deux ? Rappelle-moi comment elle s’appelait.
— Rachel.
Aris marqua une pause, et Thomas crut que la discussion était déjà close, mais le garçon reprit :
— On était plus que proches. Il s’est passé des choses. On s’est rappelé des trucs. On s’est forgé des souvenirs.
Thomas avait conscience que Minho lui aurait ri au nez, mais pour sa part, il trouvait que c’était la phrase la plus triste qu’il avait jamais entendue.
— Oui. J’ai un ami qui est mort dans mes bras, moi aussi. Chaque fois que je repense à Chuck, je pète les plombs. S’ils ont fait la même chose à Teresa, ils ne pourront pas m’arrêter. Rien ne le pourra. Ils crèveront tous.
Thomas stoppa, choqué par ce qu’il venait de dire. Comme si ces mots avaient été prononcés par un autre. Il les approuvait pourtant, de tout son cœur.
— À ton avis, qu’est-ce que… ?
Mais avant qu’il puisse terminer sa phrase, Poêle-à-frire se mit à crier. Il indiquait quelque chose.
Il suffit d’une seconde à Thomas pour comprendre la nervosité du cuisinier.
Loin devant eux, en direction de la ville, deux silhouettes couraient à leur rencontre, telles des ombres chinoises dans les ondes de chaleur, soulevant à chaque foulée de petits nuages de poussière.