Peu après la tombée de la nuit, Thomas entendit hurler une fille.
Il ne comprit pas tout de suite de quoi il s’agissait ; il crut d’abord à un effet de son imagination. Avec le martèlement de leurs pas dans la poussière, le frottement des sacs, les murmures entre deux respirations haletantes, c’était difficile à dire. Mais bientôt, il n’y eut plus aucun doute. Quelque part devant eux, peut-être en ville mais probablement plus près, des hurlements déchiraient la nuit.
Les autres, qui les avaient aussi entendus, cessèrent de courir. Une fois que tout le monde eut repris son souffle, il devint plus facile d’identifier les sons.
On aurait dit des miaulements de chat. Les cris de douleur d’un matou blessé. Le genre de bruit qui vous donne la chair de poule et vous fait vous boucher les oreilles en priant pour que ça s’arrête. Il y avait quelque chose de surnaturel là-dedans qui glaçait Thomas jusqu’aux os. L’obscurité ajoutait encore à l’aspect inquiétant. Quelle qu’en soit la source, ces cris stridents provenaient d’assez loin et transperçaient la nuit comme des échos vivants, comme s’ils tâchaient de s’étouffer dans la poussière.
— Vous savez à quoi ça me fait penser ? demanda Minho.
Thomas le savait.
— À Ben. Ou Alby. Ou moi, je suppose. Aux cris qu’on pousse après une piqûre de Griffeur.
— C’est ça.
— Non, non, non ! gémit Poêle-à-frire. Ne me dites pas qu’on va retrouver ces saloperies ici ! Je ne pourrais pas le supporter.
Newt, à quelques pas à gauche de Thomas et d’Aris, intervint.
— Ça m’étonnerait. Vous vous rappelez leur peau humide et poisseuse ? Ils se transformeraient en grosses boules de poussière s’ils roulaient dans ce désert.
— Oh, fit observer Thomas, si le WICKED a pu créer les Griffeurs, il est capable de faire encore pire. Ça ne m’amuse pas, mais ce type au visage de rat nous a prévenus que la difficulté allait se corser.
— Merci, c’est très réconfortant, railla Poêle-à-frire.
Il avait essayé de prendre un ton jovial, mais n’avait réussi qu’à paraître amer.
— Je dis les choses comme elles sont, c’est tout.
Poêle-à-frire renifla.
— Je sais. C’est juste que je préférerais qu’elles soient autrement.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Thomas.
— Je propose qu’on fasse une pause, dit Minho. Qu’on boive un coup et qu’on se remplisse le ventre. Et ensuite, on profitera de la nuit pour avancer le plus loin possible. On pourra peut-être dormir une heure ou deux avant l’aube.
— Et concernant la cinglée qu’on entend hurler là-bas ? s’inquiéta Poêle-à-frire.
— À mon avis, elle est trop occupée pour venir nous chercher des ennuis.
Sans qu’il sache pourquoi, cette déclaration refroidit Thomas. Et peut-être les autres, car personne ne dit plus un mot tandis qu’ils déposaient leurs sacs, s’asseyaient et se mettaient à manger.
*
— Ah, si seulement elle pouvait la boucler !
C’était la cinquième fois qu’Aris disait cela alors qu’ils couraient dans la nuit. La pauvre fille, dont ils se rapprochaient peu à peu, continuait à pousser ses lamentations déchirantes.
La pause avait été sinistre, maussade ; la conversation en revenait toujours à l’homme-rat, à ce qu’il avait dit concernant leurs « variables » et l’importance primordiale qu’ils attachaient aux réactions des blocards. Pour établir un modèle, dégager les schémas de la « zone mortelle ». Personne n’avait la moindre certitude, bien sûr ; il ne s’agissait que de spéculations sans queue ni tête. C’était drôle, songea Thomas. Ils savaient maintenant qu’ils étaient testés, que le WICKED les mettait à l’épreuve. En un sens, cela aurait dû les faire réagir différemment, et pourtant, ils persistaient à se battre, à lutter pour atteindre l’antidote qu’on leur avait promis. Et ils continueraient, Thomas en était convaincu.
Il avait mis un moment à se dérouiller les jambes quand Minho les avait fait repartir. Au-dessus d’eux, un mince croissant de lune brillait, à peine plus lumineux que les étoiles. Mais ils n’avaient pas besoin de plus de lumière pour courir sur ce sol plat et nu. De plus, à moins que ce ne soit un effet de son imagination, ils commençaient à se rapprocher des lumières de la ville. Thomas les voyait vaciller, ce qui voulait dire qu’il s’agissait de feux : les chances de trouver de l’électricité dans ce désert étaient proches de zéro.
Il ne comprit pas exactement ce qui se passa, mais tout à coup les bâtiments vers lesquels ils se dirigeaient parurent beaucoup plus proches. Et plus nombreux qu’ils ne s’y attendaient. Plus hauts, également. Plus imposants. Soigneusement alignés, en blocs réguliers. L’endroit avait peut-être été une ville importante avant d’être frappée par la catastrophe qui avait dévasté la région. Des éruptions solaires pouvaient-elles vraiment infliger autant de dégâts ? Ou y avait-il eu d’autres causes ?
Thomas commençait à croire qu’ils atteindraient les premiers bâtiments dans la journée du lendemain.
Même s’ils n’avaient pas besoin de la protection du drap pour le moment, Aris courait à côté de lui, et Thomas avait envie de parler.
— Raconte-moi un peu ton expérience dans le Labyrinthe.
Aris gardait une respiration régulière ; il avait l’air en aussi bonne forme que Thomas.
— Mon expérience dans le Labyrinthe ? De quoi veux-tu parler ?
— Tu n’es jamais rentré dans les détails. Comment c’était, pour toi ? Combien de temps y es-tu resté ? Comment as-tu réussi à t’échapper ?
Aris répondit par-dessus les bruits légers de leurs pas sur le sol du désert.
— J’en ai discuté avec plusieurs de tes amis, et ça ressemblait beaucoup à ce que vous avez connu. Sauf que… c’étaient des filles à la place des garçons. Certaines étaient là depuis deux ans, les autres étaient arrivées une par une, tous les mois. Puis il y a eu Rachel, et moi le lendemain, dans le coma. Je ne me souviens pratiquement de rien, à part ces quelques jours de folie quand j’ai fini par me réveiller.
Il expliqua ce qui s’était passé ensuite ; les événements recoupaient de très près ce qu’avaient enduré Thomas et les blocards. C'en était carrément bizarre. Presque incroyable. Aris avait émergé de son coma en balbutiant quelque chose à propos de la fin, les murs avaient cessé de se refermer à la tombée de la nuit, la Boîte ne s’était plus ouverte, ils avaient découvert que le Labyrinthe comportait un code, et ainsi de suite jusqu’à leur évasion. Celle-ci s’était déroulée à peu près de la même manière que l’expérience terrifiante des blocards, à ceci près que les filles avaient subi moins de morts. Si elles étaient toutes aussi coriaces que Teresa, Thomas n’en était pas surpris.
Pour finir, quand Aris et son groupe s’étaient retrouvés dans la dernière salle, Beth – qui avait disparu quelques jours plus tôt, exactement comme Gally – avait tué Rachel, juste avant que leurs sauveurs interviennent et les évacuent vers le gymnase dont Aris avait déjà parlé. Après quoi, on avait conduit ce dernier dans le dortoir où les blocards l’avaient découvert.
Si toutefois tout cela avait vraiment eu lieu. Car comment savoir, après ce qui s’était passé à la Falaise et avec le transplat qui les avait menés au tunnel ? Sans oublier les fenêtres murées et le changement de nom sur la porte d’Aris.
Thomas en avait la migraine rien que d’y penser.
Réfléchir au groupe B et à sa répartition des rôles – Aris et lui s’étaient retrouvés dans la même situation, et Aris était le pendant masculin de Teresa – lui donnait le tournis. Le fait que Chuck soit mort à sa place était la seule différence notable. Le cadre de départ était-il destiné à engendrer certains conflits, à provoquer certaines réactions pour les études du WICKED ?
— Ça fiche les jetons, hein ? dit Aris, après avoir laissé le temps à Thomas de digérer son histoire.
— Je ne sais pas si c’est le mot. En tout cas, je trouve ça dingue de voir que les deux groupes ont subi exactement la même expérience. Ou le même test, ou la même épreuve, peu importe. Bon, s’ils cherchent à éprouver nos réactions, je suppose que c’est logique de nous placer dans la même situation. Mais quand même, c’est bizarre.
À l’instant précis où Thomas se tut, la fille dans le lointain poussa un cri encore plus déchirant que les précédents. Thomas sentit son pouls s’accélérer.
— Je crois que je sais, murmura Aris si bas que Thomas ne fut pas certain d’avoir bien entendu.
— Pardon ?
— Je crois que je sais. Pourquoi il y avait deux groupes. Enfin, pourquoi il y en a deux.
Thomas se tourna vers lui. Son visage affichait une expression d’une étonnante sérénité.
— Ah bon ? Pourquoi ?
— En fait, j’ai deux hypothèses. La première, c’est que les gens du WICKED essaient de sélectionner les meilleurs des deux groupes dans un but précis. Peut-être dans l’idée de nous accoupler, ou quelque chose dans ce goût-là.
— Hein ? (Thomas était si abasourdi qu’il faillit en oublier les hurlements de la fille. L’idée lui paraissait extravagante, inconcevable.) Nous accoupler ? Arrête.
— Après le Labyrinthe et ce qui vient de nous arriver dans ce tunnel, tu trouves ça tiré par les cheveux ?
— Pas faux. Très bien, et ton autre hypothèse ?
Thomas sentait la fatigue le gagner ; il avait le gosier aussi sec et râpeux que s’il venait d’avaler un verre de sable.
— Eh bien, c’est l’inverse, répondit Aris. Au lieu de s’intéresser aux survivants des deux groupes, peut-être qu’ils ne veulent en garder qu’un seul. Donc, soit ils font le tri parmi les garçons et les filles, soit ils font le tri entre les deux groupes. C’est la seule explication que je vois.
Thomas réfléchit longuement à ce qu’il allait dire avant de répliquer.
— Et que fais-tu du discours de l’homme-rat ? Comme quoi ils testent nos réactions, pour établir je ne sais quel modèle ? Peut-être qu’il s’agit simplement d’une expérience. Qu’aucun de nous n’est supposé en réchapper. Peut-être qu’ils étudient notre cerveau, nos réactions, nos gènes et tout le reste. Et quand ce sera fini, on sera tous morts et eux auront les données qu’ils voulaient.
— Hum, fit Aris d’un air pensif, c’est possible. Je continue à me demander pourquoi il n’y avait qu’un seul membre du sexe opposé dans chaque groupe.
— Peut-être pour voir le genre de conflits ou de problèmes que ça soulèverait. C’est quand même une situation unique pour étudier nos réactions. (Thomas faillit pouffer.) J’adore notre façon de discuter de ça, comme si on était en train de jouer aux cartes.
Aris gloussa, d’un petit rire sans joie qui aida Thomas à se sentir mieux. Il appréciait de plus en plus le nouveau.
Au même moment, Minho cria à la cantonade :
— Tout le monde s’arrête ! On va se reposer un quart d’heure, puis continuer un peu en marchant. Je sais que vous n’êtes pas habitués à soutenir le même rythme que Thomas et moi.
Thomas cessa de l’écouter et jeta un regard circulaire autour de lui. Il inspira bien à fond, et au moment d’expirer, son regard se posa sur une forme sombre à quelques centaines de mètres devant eux, légèrement à l’écart de leur chemin. Comme un carré de noirceur qui se découpait sur les lumières de la ville. La forme se détachait si nettement qu’il ne comprit pas pourquoi il ne l’avait pas remarquée plus tôt.
— Hé ! cria-t-il, le doigt tendu. On dirait qu’il y a une construction là-bas, à quelques minutes à droite. Vous la voyez ?
— Oui, je la vois, répondit Minho en le rejoignant. Je me demande bien ce que c’est.
Avant que Thomas puisse émettre une suggestion, les cris déchirants de l’inconnue s’interrompirent d’un coup, comme si une porte venait de se refermer. Ensuite, une silhouette féminine se détacha de l’arrière du bâtiment sombre. Ses longs cheveux flottaient derrière elle comme de la soie noire.