Minho les laissa dormir durant presque quatre heures. Il n’eut pas beaucoup de mal à les réveiller. Le soleil s’était mis à cogner de plus en plus fort, et sa chaleur était devenue insupportable. Le temps de se lever et de remballer ses provisions après le petit déjeuner, Thomas était déjà en nage. Leurs odeurs corporelles flottaient autour d’eux comme une brume puante. Les douches du dortoir semblaient désormais un luxe lointain.
Les blocards achevèrent de se préparer dans un silence maussade. En y réfléchissant, Thomas devait convenir qu’il n’y avait pas de quoi se réjouir. Deux choses le poussaient quand même à continuer. Tout d’abord, une curiosité dévorante pour ce qui se trouvait dans cette ville stupide – laquelle paraissait de plus en plus vaste à mesure qu’ils s’en approchaient ; et ensuite, l’espoir de retrouver Teresa saine et sauve. Peut-être avait-elle emprunté elle aussi un transplat et avait-elle pris de l’avance sur eux, attendant en ville. Thomas trouvait l’idée très encourageante.
— Allons-y, déclara Minho une fois que tout le monde fut prêt.
Ils reprirent leur route dans le désert sec et poussiéreux. Thomas savait qu’ils pensaient tous la même chose : ils n’avaient plus l’énergie de courir sous le soleil. Et quand bien même, ils n’auraient pas eu assez d’eau pour rester en vie à un rythme plus soutenu.
Ils marchèrent donc, la tête sous les draps. La diminution de leurs provisions et de leurs réserves d’eau libérait quelques sacs que l’on pouvait récupérer pour se protéger du soleil, et tous les blocards n’étaient plus obligés de marcher par deux. Thomas fut l’un des premiers à se retrouver seul, peut-être parce que personne n’avait envie de lui parler après le récit de sa rencontre avec Teresa. Il n’allait pas s’en plaindre ; la solitude lui paraissait une bénédiction.
Marcher. Faire une pause pour boire et s’alimenter. Marcher encore. La chaleur, comme un océan sec dans lequel ils nageaient. Et ce vent, plus fort à présent, qui charriait la poussière sans guère apporter de fraîcheur. Il s’engouffrait sous les draps et les soulevait si l’on n’y prenait pas garde. Thomas n’arrêtait pas de tousser et de se frotter les yeux. Chaque gorgée d’eau ne faisait qu’attiser sa soif, et leurs réserves s’épuisaient dangereusement. S’ils ne trouvaient pas d’eau en arrivant en ville…
Ils marchaient, un peu plus péniblement à chaque pas, et le silence s’installa. Thomas ne se sentait plus l’énergie de prononcer un mot. Il avait suffisamment de mal à mettre un pied devant l’autre, en fixant stupidement leur but : la ville qui n’en finissait pas de se rapprocher.
C’était comme si les immeubles prenaient vie sous leurs yeux. Thomas put bientôt distinguer la pierre et les fenêtres qui scintillaient au soleil. Quelques-unes étaient brisées. De loin, les rues semblaient désertes. Aucun feu ne brûlait pendant la journée. Autant que Thomas puisse en juger, il ne semblait pas y avoir de végétation dans cet endroit. Comment y en aurait-il eu sous ce climat ? Comment pouvait-on vivre là ? Faire pousser quoi que ce soit ? Que découvriraient-ils là-bas ?
Ils auraient mis plus de temps qu’il ne l’avait cru, mais Thomas était convaincu qu’ils atteindraient la ville le lendemain. Il aurait probablement été plus malin de la contourner, mais ils n’avaient pas le choix. Ils devaient reconstituer leurs provisions.
Marcher. Souffler. Endurer la chaleur.
Quand le soir arriva enfin et que le soleil disparut à l’ouest avec une lenteur exaspérante, le vent forcit, apportant enfin un brin de fraîcheur. Thomas savoura avec reconnaissance ce maigre soulagement.
À minuit toutefois, quand Minho donna le signal de la halte et leur ordonna de dormir, alors que la ville et ses feux paraissaient plus proches que jamais, le vent avait redoublé. Il soufflait maintenant en rafales, sèches et tourbillonnantes, avec une violence croissante.
Thomas se retrouva bientôt couché sur le dos, enveloppé jusqu’au menton dans son drap, les yeux levés vers le ciel. Les sifflements du vent l’apaisaient, le berçaient presque. Au moment où son esprit épuisé succombait au sommeil, les étoiles pâlirent, et il rêva de nouveau.
*
Il est assis sur une chaise. Il a dix ou onze ans. Teresa – elle a l’air différente, beaucoup plus jeune, mais c’est bien elle, aucun doute là-dessus – est assise en face de lui de l’autre côté d’une table. Elle a à peu près son âge. Il n’y a personne d’autre dans la pièce obscure, qui ne comporte qu’une seule lampe – un pâle carré de lumière jaune au plafond, juste au-dessus de leurs têtes.
— Concentre-toi un peu, Tom, lui reproche-t-elle.
Elle a les bras croisés, et malgré son jeune âge, c’est une attitude qui ne le surprend pas. Une posture familière. À croire qu’il la connaît depuis longtemps.
— J’essaie !
Encore une fois, c’est lui qui parle, mais il n’est pas vraiment là. Cela n’a aucun sens.
— Ils vont finir par nous tuer si on n’y arrive pas.
— Je sais.
— Alors essaie !
— C’est ce que je fais !
— D’accord, dit-elle. Tu sais quoi ? À partir de maintenant, je ne dirai plus un mot. Jusqu’à ce que tu y arrives.
— Mais…
— Et pas comme ça, non plus.
Elle lui parle dans sa tête. Ce truc qui lui fait si peur et qu’il ne parvient pas à reproduire.
— C’est fini.
— Teresa, laisse-moi encore quelques jours. Je vais y arriver.
Elle reste sans réaction.
— Allez, juste un jour, insiste-t-il.
Elle le regarde en silence. Et puis elle baisse les yeux sur la table, tend la main et entreprend de gratter du bout de l’ongle un nœud du bois.
— Tu ne pourras pas tenir longtemps sans me parler, Teresa…
Pas de réaction.
— Parfait, dit-il.
Il ferme les yeux et s’efforce de suivre les recommandations de leur instructeur. Il imagine un immense océan de noirceur dans lequel flotterait le visage de Teresa. Et puis, avec toute sa volonté, il forme les mots et les projette dans sa direction.
— Tu pues la charogne.
Teresa sourit et lui répond :
— Et toi donc !