CHAPITRE 24
Plus ils approchaient de la ville, plus il devenait difficile de la voir. La poussière en suspension formait un brouillard brun que Thomas inhalait à chaque respiration. Elle se collait dans ses yeux, les faisait larmoyer et se changeait en une sorte de pâte qu’il devait constamment essuyer. L’immeuble qu’ils avaient pris en point de mire n’apparaissait plus que comme une forme indistincte, de plus en plus haute, évoquant un géant qui se redresse.
Le vent mordant lui projetait du sable et du gravier à la figure. De temps à autre, il le bombardait aussi de plus gros détritus qui faisaient s’emballer son pouls. Une branche. Quelque chose qui ressemblait à une petite souris. Un bout de tuile. Et d’innombrables papiers qui tourbillonnaient comme des flocons de neige.
Puis la foudre arriva.
Ils n’étaient plus qu’à mi-chemin de l’immeuble – peut-être même moins – quand les éclairs se mirent à tomber, et le monde s’embrasa dans un chaos de lumière et de coups de tonnerre.
La foudre s’abattait en rameaux de lumière blanche, s’écrasait au sol et soulevait des paquets de terre brûlée. Le fracas était insupportable, et Thomas sentit bientôt ses oreilles s’engourdir ; le bruit épouvantable s’atténua à mesure qu’il devenait sourd.
Il continua à courir, presque aveugle maintenant, n’entendant plus rien et à peine capable de discerner l’immeuble. Certains blocards tombaient et se relevaient aussitôt. Thomas trébucha mais parvint à conserver l’équilibre. Il releva Newt, puis Poêle-à-frire. Il les poussa devant lui sans s’arrêter. Tôt ou tard, un éclair finirait par toucher l’un d’entre eux et le grillerait jusqu’aux os. Ses cheveux se hérissaient en dépit du vent ; l’électricité statique lui picotait le cuir chevelu comme une pluie d’aiguilles.
Thomas aurait voulu hurler, entendre sa propre voix, ne serait-ce que la vibration sourde qu’elle produirait à l’intérieur de son crâne. Mais il savait que la poussière l’étoufferait aussitôt ; il avait suffisamment de mal à respirer par le nez. Surtout avec la foudre qui frappait tout autour, calcinait l’atmosphère et répandait des odeurs de cuivre et de cendre.
Le ciel s’assombrit encore, tandis que le nuage de poussière s’épaississait. Thomas se rendit compte qu’il ne voyait presque plus personne, à l’exception des quelques compagnons qui le précédaient. Ils se découpaient à la lumière des éclairs, baignés de blancheur. Tout cela ne faisait que l’aveugler davantage. Il fallait qu’ils atteignent l’immeuble, qu’ils se mettent à l’abri, sans quoi ils ne tiendraient plus très longtemps.
« Où est la pluie ? se demanda-t-il. Pourquoi ne pleut-il pas ? Qu’est-ce que c’est que cette tempête ? »
Un éclair blanc s’abattit en zigzag et explosa au sol juste devant lui. Il poussa un cri qu’il n’entendit pas. Il ferma les yeux tandis qu’une force le projetait en arrière. Il atterrit sur le dos, souffle coupé, sous une grêle de terre et de cailloux. Crachant, s’essuyant le visage, il ouvrit grand la bouche et se redressa d’abord à quatre pattes, puis sur ses pieds. L’air finit par rentrer dans ses poumons, et il inspira profondément.
Il entendit un bruit, une sorte de bourdonnement strident et régulier qui lui vrillait les tympans comme un crissement de craie. Le vent tirait sur ses vêtements, la poussière lui cinglait la peau, l’obscurité l’enveloppait comme une nuit vivante, déchirée par la foudre. Puis il découvrit une scène de cauchemar, rendue plus effrayante encore par la lueur stroboscopique des éclairs.
C’était Jack. Il se tortillait au sol près d’un petit cratère, en se tenant le genou. Une partie de sa jambe avait disparu : le mollet, la cheville et le pied, pulvérisés par la décharge d’électricité tombée du ciel. Un sang noir et épais giclait de la blessure hideuse et s’étalait en flaque dans la poussière. Ses habits avaient brûlé, le laissant nu, le corps roussi. Il n’avait plus de cheveux. Et on aurait dit que ses yeux…
Thomas se retourna et s’écroula à quatre pattes. Il n’y avait plus rien à faire pour Jack. Plus rien. Mais il était toujours vivant. À sa grande honte, Thomas se réjouit de ne pas pouvoir entendre ses cris. Il n’était même pas sûr d’être capable de le regarder encore une fois.
Quelqu’un l’empoigna et le releva de force. Minho. Il lui cria quelque chose, et Thomas réussit à se concentrer suffisamment pour lire sur ses lèvres. Il faut continuer. On ne peut rien faire.
« Jack, se dit-il. Oh merde, Jack ! »
L’estomac retourné, les tympans douloureux, Thomas partit en titubant à la suite de Minho, encore sous le choc de cette vision épouvantable. Il aperçut des ombres sur sa gauche et sur sa droite : d’autres blocards, mais peu nombreux. Les éclairs trop brefs ne dévoilaient pas grand-chose : seulement de la poussière, des débris et la masse écrasante de l’immeuble qui se dressait à présent au-dessus d’eux. Ils avaient perdu tout espoir de s’organiser ou de rester ensemble. C’était chacun pour soi, maintenant – en priant pour que les autres s’en sortent.
Vent. Explosions de lumière. Vent. Poussière suffocante. Vent. Bourdonnement dans les oreilles, souffrance. Vent. Thomas continuait à courir, l’œil rivé sur Minho à quelques pas devant lui. Il n’éprouvait plus aucune émotion concernant Jack. Il se fichait de savoir s’il resterait sourd. Ou ce que ­deviendraient les autres. Le chaos qui l’entourait semblait anéantir son humanité, le transformer en animal. Il ne pensait plus qu’à survivre, à rejoindre cet immeuble, à s’engouffrer à l’intérieur. Vivre. Gagner un jour de plus.
Une lumière blanche et aveuglante explosa devant lui, le projetant en l’air. Il se mit à hurler, tout en battant des bras dans le vide. La détonation avait eu lieu juste à l’endroit où se tenait Minho. Minho ! Thomas atterrit lourdement avec l’impression de se broyer chaque articulation. Ignorant la douleur, il se releva d’un bond, la vision emplie de ténèbres mêlées d’images floues, de particules de lumière pourpre. Puis il aperçut les flammes.
Son cerveau mit un peu de temps à décrypter ce qu’il voyait. Des langues de flammes dansaient comme par magie, couchées par le vent. Puis les flammes s’effondrèrent sur le sol, en se débattant furieusement. Thomas s’approcha et comprit.
C’était Minho. Ses vêtements avaient pris feu.
Avec un cri strident qui résonna douloureusement sous son crâne, il se laissa tomber par terre à côté de son ami. Il enfonça ses doigts dans la terre – pulvérisée par l’explosion d’électricité – et en projeta de pleines poignées sur Minho, en ciblant les endroits où les flammes étaient les plus vives. Minho l’aida en roulant sur lui-même et en se martelant le haut du corps avec les mains.
En quelques secondes, le feu s’éteignit, laissant derrière lui des lambeaux de vêtements calcinés et d’innombrables plaies à vif. Sachant qu’ils n’avaient pas le temps de s’arrêter, Thomas empoigna leur chef par les épaules et le hissa sur ses pieds.
— Allez, viens ! cria-t-il.
Les mots résonnèrent dans son cerveau comme deux palpitations insonores.
Minho toussa, grimaça, puis hocha la tête et s’appuya sur Thomas. Ils repartirent bras dessus, bras dessous en direction de l’immeuble.
Autour d’eux, la foudre continuait de s’abattre en colonnes de feu blanc. Thomas ressentait jusque dans son squelette l’impact assourdi des explosions. Partout, des éclairs crépitaient. Derrière l’immeuble, plusieurs foyers d’incendie s’étaient allumés ; deux ou trois fois, il vit la foudre s’abattre sur le toit d’un bâtiment, faisant pleuvoir des briques et des éclats de verre dans la rue en contrebas.
L’obscurité virait du gris au brun, et Thomas devina que les nuages d’orage avaient dû s’épaissir et se rapprocher encore du sol. Le vent s’atténuait un peu, tandis que la foudre tombait plus fort que jamais.
Les blocards couraient tous dans la même direction. Ils paraissaient moins nombreux mais Thomas n’y voyait pas assez pour en être sûr. Il identifia Newt, Poêle-à-frire. Et Aris. Ils semblaient aussi terrorisés que lui, l’œil rivé à leur objectif, désormais tout proche.
Minho dérapa et s’étala de tout son long. Thomas, l’aida à se relever et passa la tête sous son bras. Après quoi, il repartit en le traînant et en le portant à moitié. Un arc de foudre frappa le sol derrière eux ; Thomas continua sans se retourner. Un blocard s’écroula sur sa gauche ; il ne vit pas qui c’était, ni n’entendit son hurlement. Un autre tomba sur sa droite mais se releva aussitôt. La foudre frappa devant eux, légèrement sur leur droite. Puis à gauche. Puis de nouveau devant. Thomas dut s’arrêter et cligner des paupières jusqu’à ce que sa vision revienne. Il repartit, en tirant Minho.
Ils arrivèrent enfin à destination. Le premier immeuble de la ville.
Dans la noirceur de la tempête, le bâtiment apparaissait entièrement gris. De grands blocs de pierre, une arche en briques, des fenêtres cassées. Aris fut le premier à atteindre la porte. Il ne chercha même pas à l’ouvrir : c’était une ancienne porte vitrée dont il ne restait quasiment plus que le cadre. Il se contenta de faire tomber avec le coude les derniers morceaux de verre encore en place. Il laissa passer deux blocards, entra à son tour et fut avalé par l’obscurité.
Arrivé sur place en même temps que Newt, Thomas lui fit signe de l’aider. Newt et un autre garçon le débarrassèrent de Minho, qu’ils traînèrent avec précaution jusqu’à la porte. Ses talons heurtèrent le bas du cadre au moment de passer le seuil.
Après quoi, Thomas, encore sous le choc de la foudre qui avait failli l’atteindre, suivit ses amis et s’enfonça dans la pénombre.
Il se retourna juste à temps pour voir tomber les premières gouttes de pluie, comme si la tempête se décidait enfin à pleurer de honte pour ce qu’elle leur avait infligé.