CHAPITRE 25
Il pleuvait à verse, à croire que Dieu dans sa fureur avait aspiré l’océan et le recrachait au-dessus de leurs têtes.
Thomas se tint assis à la même place pendant deux heures à regarder la pluie tomber. Recroquevillé contre le mur, à bout de forces et perclus de douleur, il attendit que son ouïe revienne. La pression sur ses tympans s’atténua, et son bourdonnement d’oreilles disparut. Quand il toussait, il percevait davantage qu’une vibration. Il s’entendait presque. Et très loin, comme en rêve, lui parvenait le battement régulier de la pluie. Peut-être n’allait-il pas rester sourd.
Le jour grisâtre qui filtrait par les fenêtres ne suffisait pas à dissiper l’obscurité à l’intérieur du bâtiment. Les blocards, silencieux, étaient éparpillés dans la pièce, assis ou allongés sur le côté. Minho, roulé en boule aux pieds de Thomas, ne bougeait pratiquement plus ; on aurait dit que le moindre geste faisait courir des frissons de souffrance le long de ses nerfs. Newt était là aussi, à proximité, ainsi que Poêle-à-frire. Personne ne se préoccupa de faire l’appel pour voir qui manquait. Ils restaient tous assis sans bouger, comme Thomas, probablement en train de ruminer la même chose que lui : quel monde pourri pouvait engendrer des tempêtes pareilles ?
Le martèlement de la pluie se fit plus fort, jusqu’à ce que Thomas n’ait plus aucun doute : il l’entendait bel et bien. C’était un son apaisant, malgré tout, et Thomas finit par s’endormir.
*
Quand il se réveilla, le corps si raide qu’il avait l’impression d’avoir de la glue séchée dans les veines et les muscles, le fonctionnement de ses oreilles et de sa tête avait repris son cours normal. Il entendait les ronflements des blocards endormis, les gémissements de Minho, le crépitement de la pluie diluvienne sur le bitume à l’extérieur.
Par contre, il faisait complètement noir. La nuit était tombée pendant son sommeil.
Ignorant son sentiment de malaise, il s’abandonna à la fatigue, changea de position pour s’allonger bien à plat, la tête contre la cuisse de quelqu’un, et se rendormit.
*
La lumière de l’aube et le soudain silence le réveillèrent pour de bon. La tempête avait pris fin, il avait dormi toute la nuit. Mais avant même de ressentir la raideur et les douleurs auxquelles il s’attendait, il fut envahi par une sensation pressante.
La faim.
Des rais de lumière s’infiltraient par les fenêtres brisées et mouchetaient le sol autour de lui. En levant les yeux, il découvrit un immeuble en ruine, des dizaines et des dizaines d’étages éventrés jusqu’au ciel. Apparemment, seule la charpente en acier empêchait le tout de s’écrouler. Il n’osait pas imaginer ce qui avait pu causer des dégâts pareils. On apercevait un coin de ciel bleu tout en haut. Aussi effroyable qu’ait été la tempête, quels que soient les bouleversements climatiques qui l’avaient rendue possible, elle était passée maintenant.
La faim lui tenaillait l’estomac, son ventre se mit à gronder. Un regard circulaire lui apprit que la plupart des blocards dormaient encore. Seul Newt, adossé au mur, fixait le centre de la pièce d’un air maussade.
— Ça va, toi ? lui demanda Thomas.
Même sa mâchoire était raide comme du bois.
Newt se tourna lentement vers lui, le regard dans le vague ; puis il parut s’arracher à sa rumination et fixa Thomas.
— Moi ? Oui, dans l’ensemble. On est en vie, je suppose que c’est la seule chose qui compte.
Son amertume était palpable.
— Parfois, je me le demande, murmura Thomas.
— Tu te demandes quoi ?
— Si c’est vraiment si important de rester en vie. Il serait tellement plus simple de mourir.
— Arrête. Tu n’y crois pas une seconde.
Thomas avait baissé les yeux pour marmonner cet aveu déprimant, et la réponse de Newt lui fit redresser la tête. Il sourit ; il se sentait mieux.
— Tu as raison. J’essayais juste d’avoir l’air aussi morose que toi.
Il parvint presque à se convaincre que c’était vrai. Qu’il ne pensait pas réellement que la mort leur offrirait une issue commode.
Newt eut un geste las en direction de Minho.
— Que lui est-il arrivé ?
— La foudre a mis le feu à ses vêtements. Ne me demande pas comment son cerveau a été épargné. En tout cas, on a réussi à éteindre les flammes avant qu’il soit trop amoché. Enfin, je crois.
— Avant qu’il soit trop amoché ? Je ne sais pas ce qu’il te faut !
Thomas ferma les yeux et appuya sa tête contre le mur.
— Bah, tu l’as dit toi-même… il est en vie, non ? Et il lui reste encore des vêtements, ce qui veut dire qu’il n’est pas brûlé sur tout le corps. Il va s’en remettre.
— Ben voyons, railla Newt avec un rire sarcastique. Rappelle-moi de ne jamais t’engager comme médecin personnel.
— Ohhhhh, geignit Minho en émergeant du sommeil. (Il ouvrit les yeux, puis les plissa en croisant le regard de Thomas.) Oh, les mecs, je dérouille. Je peux vous dire que je dérouille.
Minho se redressa très lentement en position assise, en grimaçant à chaque étape. Il y parvint, les jambes croisées sous lui. Ses vêtements étaient noircis et déchirés. Aux endroits découverts, on voyait des cloques rouge vif sur sa peau, comme des yeux menaçants. Mais bien qu’il n’eût pas la moindre connaissance médicale, Thomas était sûr que ces blessures n’étaient pas trop graves et guériraient rapidement. Le visage de Minho avait été relativement épargné, et il avait encore ses cheveux.
— Ça ne doit pas être si grave, puisque tu peux t’asseoir, observa Thomas avec un petit sourire.
— Écrase, répliqua Minho. Je suis un dur à cuire. Même si j’avais deux fois plus mal, je pourrais encore te botter ton petit cul de monteur de poneys.
Thomas haussa les épaules.
— J’aime les poneys. Je voudrais bien en avoir un pour le petit déjeuner, tiens !
Son estomac renchérit par des gargouillis.
— Je rêve, ou notre ami Thomas le rabat-joie vient juste de faire une blague ? dit Minho.
— Je crois que tu ne rêves pas, dit Newt.
— Je peux être drôle, leur assura Thomas.
— C’est ça, oui.
Mais Minho se lassait déjà de cet échange fumeux. Il tourna la tête pour examiner les autres, dont la plupart dormaient encore ou restaient allongés avec une expression hébétée.
— Combien on est ?
Thomas les compta. Onze. Après tout ce qu’ils avaient traversé, les blocards n’étaient plus que onze. En comptant le nouveau, Aris. Ils étaient une petite cinquantaine quand Thomas était arrivé au Bloc. Et voilà qu’ils n’étaient plus que onze.
« Onze. »
Il ne put se résoudre à l’annoncer à haute voix, et les plaisanteries qu’ils avaient échangées quelques secondes plus tôt lui parurent tout à coup relever du blasphème. Une abomination.
« Dire que j’ai appartenu au WICKED, pensa-t-il. Dire que j’ai participé à ça ! » Il savait qu’il aurait dû leur parler de ses rêves, mais les mots refusaient de sortir.
— On n’est plus que onze, lâcha enfin Newt.
Voilà. C’était dit.
— Donc ça nous fait six morts dans la tempête ? Ou sept ?
Minho avait l’air complètement détaché, comme s’il comptait le nombre de pommes qu’ils avaient perdues avec leurs sacs.
— Sept, répondit Newt d’un ton sec, pour marquer sa désapprobation devant son attitude, avant de reprendre d’un ton plus doux : Sept. À moins que certains se soient réfugiés dans un autre bâtiment.
— Comment voulez-vous qu’on se fraye un chemin dans cette ville avec onze gars seulement ? grogna Minho. Il y a peut-être des centaines de fondus là-dehors. Et on ne sait pas du tout à quoi s’attendre avec eux !
Newt poussa un grand soupir.
— C’est la seule chose qui te préoccupe ? Que fais-tu de ceux qui sont morts, Minho ? Jack a disparu. Winston aussi… le pauvre n’avait aucune chance. Et… (Il regarda autour de lui.) Je ne vois pas Stan, ni Tim. Que fais-tu d’eux ?
— Holà, holà, holà, s’exclama Minho, les mains levées. Écrase un peu, frangin, d’accord ? Je n’ai pas demandé à être le chef. Tu veux pleurer toute la journée sur ce qui s’est passé ? Très bien. Mais ce n’est pas le rôle d’un chef. Le rôle d’un chef consiste à décider où aller et comment continuer.
— Je suppose que c’est pour ça que c’est tombé sur toi, rétorqua Newt. (Puis il afficha une grimace d’excuse.) Désolé. Sérieusement, ce n’est pas ce que je voulais…
— Ça va, moi aussi, je suis désolé.
Minho leva les yeux au plafond, mais Newt ne le vit pas car il s’était remis à fixer le sol.
Heureusement Aris se décida à se joindre à eux. La conversation allait prendre une autre tournure.
— Vous aviez déjà vu une tempête pareille ? leur demanda le nouveau.
Thomas secoua la tête.
— Elle ne semblait pas naturelle. Même avec ma mémoire défaillante, je suis à peu près certain que ça ne devrait pas pouvoir se produire.
— Rappelez-vous ce que nous ont dit l’homme-rat et la femme dans le bus, observa Minho. Cette histoire d’éruptions solaires, et la planète entière qui serait en train de griller. Largement de quoi bousiller le climat au point de déclencher ce genre de tempêtes, non ? J’ai plutôt l’impression qu’on a eu de la chance, et que ça aurait pu être pire.
— Je ne sais pas si le mot « chance » est le premier qui me serait venu à l’esprit, dit Aris.
— Oui, bah…
Newt indiqua la porte vitrée brisée, par où le soleil commençait à taper avec la même blancheur aveuglante à laquelle ils s’étaient habitués lors de leurs premiers jours sur la Terre Brûlée.
— En tout cas, c’est fini. On ferait mieux de réfléchir à ce qu’on va faire.
— Tu vois ? dit Minho. Tu es aussi insensible que moi. Et tu as bien raison.
Thomas se rappela l’image des fondus aux fenêtres du dortoir. Des cauchemars ambulants, auxquels il ne manquait plus qu’un certificat de décès pour en faire des zombies officiels.
— Oui, on a intérêt à trouver quelque chose avant qu’une autre bande de ces tordus ne s’amène. Mais avant toute chose, il faut qu’on mange. On doit se dégotter à manger.
Ce dernier mot fut presque douloureux, tant il avait faim.
— À manger ?
Thomas poussa une exclamation de surprise ; la voix leur était parvenue d’en haut. Il leva la tête, comme les autres. Un visage – celui d’un jeune Hispanique – les contemplait à travers un trou dans le premier étage. Une lueur étrange brillait dans ses yeux, et Thomas sentit son estomac se nouer.
— Qui es-tu ? cria Minho.
Sous les yeux éberlués de Thomas, le jeune homme sauta à travers le plafond et se laissa tomber vers eux. Au dernier moment, il se recroquevilla, enchaîna trois roulés-boulés puis se releva d’un bond.
— Je m’appelle Jorge, dit-il, les bras écartés comme un acrobate qui s’attend à une salve d’applaudissements. C’est moi le fondu qui commande ici.