Thomas sentit Jorge le talonner dans le couloir. L’atmosphère empestait le moisi et la pourriture ; de l’eau gouttait du plafond, provoquant des échos inquiétants qui, allez savoir pourquoi, lui évoquaient le sang.
— Ne t’arrête pas, grogna Jorge dans son dos. Il y a une pièce au fond, avec des chaises. Si tu tentes quoi que ce soit contre moi, tout le monde meurt.
Thomas aurait voulu se retourner et s’emporter contre lui, mais il continua à marcher.
— Je ne suis pas idiot. Tu peux m’épargner ton numéro de caïd.
Le fondu se contenta de ricaner.
Après plusieurs minutes de silence, Thomas parvint devant une porte en bois dotée d’une poignée ronde argentée. Il l’ouvrit sans hésiter, pour conserver un semblant de dignité devant Jorge. Une fois à l’intérieur, par contre, il ne sut plus quoi faire. Il faisait noir comme dans un four.
Il sentit Jorge passer à côté de lui ; puis il entendit le flap sonore d’un tissu lourd qu’on faisait claquer. Une lumière aveuglante apparut, et Thomas dut se couvrir le visage avec les avant-bras. Au début, il ne put que plisser les yeux, mais il fut bientôt en mesure de baisser les bras et d’y voir clair : le fondu avait ôté un drap de grosse toile d’une fenêtre aux carreaux encore intacts. À l’extérieur, il n’y avait que du soleil et du béton.
— Assieds-toi, dit Jorge, d’une voix moins hargneuse qu’on aurait pu s’y attendre.
Peut-être avait-il reconnu en Thomas un interlocuteur calme et réfléchi et qu’il se disait que l’issue de la discussion pourrait bénéficier aux occupants actuels de cet immeuble en ruine. Mais bien sûr, Jorge restait un fondu aux réactions imprévisibles.
La pièce était meublée en tout et pour tout d’une table et de deux chaises en bois. Thomas attrapa la plus proche et s’assit. Jorge prit place en face de lui et se pencha, les coudes sur la table, les mains croisées. Son visage était impénétrable, ses yeux rivés sur Thomas.
— Je t’écoute.
Thomas aurait voulu prendre quelques instants pour faire le tri dans ses idées, mais il n’en avait pas le temps.
— D’accord.
Il hésita. Un mot. Jusque-là, ce n’était pas fameux. Il prit une grande inspiration.
— Je t’ai entendu mentionner le WICKED tout à l’heure. On sait beaucoup de choses sur ces gars-là. Je serais curieux de savoir ce que tu pourrais nous raconter sur eux.
Jorge n’esquissa pas un mouvement ; son expression demeurait imperturbable.
— Ce n’est pas moi qui parle pour l’instant. C’est toi.
— Oui, je sais.
Thomas rapprocha un peu sa chaise de la table. Puis il la repoussa en arrière en posant un pied sur son genou. Il avait besoin de se calmer et de dire les choses comme elles venaient.
— En fait, c’est difficile parce que je ne sais pas ce que tu sais. Alors, je vais faire comme si je m’adressais à un débile.
— Je te déconseille fortement de réutiliser le mot « débile » en parlant de moi.
Thomas avala sa salive, la gorge nouée.
— Simple façon de parler.
— Continue.
Thomas prit une grande inspiration.
— Au départ, on était une cinquantaine de garçons. Plus… une fille. Aujourd’hui, on n’est plus que onze. Je ne connais pas les détails, mais le WICKED est une sorte d’organisation qui nous fait subir toutes sortes d’épreuves dans un but précis. Tout a commencé au Bloc, dans un labyrinthe en pierre, au milieu de créatures appelées Griffeurs.
Il guetta la réaction de Jorge. Mais le fondu ne donna aucun signe de perplexité ni de compréhension. Rien du tout.
Alors Thomas lui raconta tout : ce qu’ils avaient vécu dans le Labyrinthe, comment ils s’en étaient échappés, comment ils s’étaient crus sauvés avant de découvrir qu’il s’agissait simplement d’une étape dans le projet du WICKED. Il lui parla de l’homme-rat, et de la mission qu’il leur avait fixée : survivre assez longtemps pour couvrir cent soixante kilomètres vers le nord, jusqu’à un endroit qu’il avait présenté comme un refuge. Il lui décrivit le long tunnel, l’attaque des boules d’argent et les premiers kilomètres de leur voyage.
Et plus il se confiait, plus cela lui semblait une mauvaise idée. Il continua pourtant, car il ne voyait pas quoi faire d’autre. Il le fit dans l’espoir que le WICKED était autant l’ennemi du fondu que le leur.
Cependant, il omit de mentionner Teresa.
— Donc on a forcément quelque chose de spécial, conclut Thomas. Ils ne nous font pas subir tout ça par pure méchanceté. À quoi ça rimerait ?
— Où veux-tu en venir ? répondit Jorge, ouvrant la bouche pour la première fois depuis plus de dix minutes, le délai accordé étant largement écoulé.
Thomas hésita. C’était l’heure de vérité. Sa seule et unique chance.
— Eh bien ? insista Jorge.
Thomas se jeta à l’eau.
— Si tu… nous aides… enfin, toi et quelques-uns d’entre vous, si vous venez avec nous et nous aidez à atteindre le refuge…
— Oui ?
— Peut-être que vous pourrez être sauvés vous aussi.
Voilà ce que Thomas préparait depuis le début, la carte qu’il avait l’intention de jouer : l’espoir que leur avait fait miroiter l’homme-rat.
— On nous a dit qu’on avait la Braise. Et que si on arrivait jusqu’au refuge, on serait tous guéris. Qu’il existait un remède. Peut-être que si vous nous aidez, vous pourrez en bénéficier aussi.
Thomas se tut et scruta Jorge avec attention.
À ces derniers mots, quelque chose avait changé dans l’expression du fondu et Thomas sut qu’il avait gagné. Ç’avait été bref, mais il avait incontestablement lu de l’espoir, vite remplacé par une morne indifférence. Impossible de se tromper.
— Un remède, répéta le fondu.
— Un remède.
Désormais, Thomas était bien décidé à en dire le moins possible. Il avait fait le maximum.
Jorge se renversa en arrière sur sa chaise, laquelle grinça comme si elle était sur le point de se rompre, et croisa les bras. Il fronça les sourcils d’un air pensif.
— Comment tu t’appelles ?
La question surprit Thomas. Il pensait le lui avoir déjà dit.
— Alors ? insista Jorge. Tu as forcément un nom.
— Oh. Oui, désolé. C’est Thomas.
Une autre lueur passa brièvement sur le visage de Jorge – on aurait dit que ce nom lui évoquait quelque chose. Mêlée de surprise.
— Thomas, hein ? Je suppose qu’on t’appelle Tommy ? Ou Tom ?
Cette question lui fit mal, elle lui rappelait son rêve à propos de Teresa.
— Non, répondit-il un peu trop vite. Juste… Thomas.
— D’accord, Thomas. Laisse-moi te poser une question. Y a-t-il la moindre idée dans ta petite cervelle de ce que la Braise peut faire aux gens ? Ai-je l’air d’un malade atteint d’une maladie abominable ?
Il semblait difficile de répondre sans se faire rouer de coups. Thomas opta pour la prudence.
— Non.
— Non ? Aux deux questions ?
— Oui. Je veux dire… non. Enfin… oui, la réponse est non aux deux questions.
Jorge sourit. Un pli discret se creusa au coin de sa bouche. Thomas eut l’impression qu’il savourait chaque seconde de cet entretien.
— La Braise fonctionne par étapes. Tout le monde en ville l’a, et je ne suis pas étonné d’apprendre que toi et tes mauviettes de copains l’avez aussi. Je n’en suis qu’au commencement, je ne suis pas encore un vrai fondu. Je l’ai attrapée il y a quelques semaines et on m’a contrôlé positif à un checkpoint de quarantaine. Le gouvernement déploie de gros efforts pour séparer les gens sains des malades. Je n’avais plus qu’à tirer un trait sur ma vie. On m’a envoyé ici. Et je me suis battu pour prendre cet immeuble avec une bande de bleusailles.
Thomas eut la gorge serrée. Ce mot faisait remonter tellement de souvenirs du Bloc.
— Mes amis que tu as vus là-bas, avec leurs armes, sont au même stade que moi. Mais sors donc te promener en ville et tu verras ce qui se passe avec le temps. Tu verras les étapes, tu verras ce que c’est d’être au bout du rouleau ; enfin, si tu vis assez longtemps pour en profiter. Sans compter qu’on ne peut pas se procurer l’agent calmant par ici. Le bliss. C’est introuvable.
— Qui vous a envoyés ici ? s’enquit Thomas en mettant de côté ses interrogations à propos de l’agent calmant.
— Le WICKED… comme vous. Sauf qu’on n’a rien de spécial, nous. Le WICKED a été instauré par les gouvernements encore en place pour lutter contre la maladie, et d’après eux, cette ville aurait un rapport avec ça. Je n’en sais pas plus.
D’abord envahi par un mélange de surprise et de confusion, Thomas se prit à espérer des explications.
— C’est qui, le WICKED ? C’est quoi, au fond ?
Jorge parut tout aussi perplexe que lui.
— Je t’ai dit tout ce que je savais. Pourquoi me demandes-tu ça ? Je croyais que vous aviez un lien spécial avec eux, qu’ils étaient à l’origine de toute cette histoire que tu m’as racontée.
— Écoute, je t’ai dit la stricte vérité. On nous a fait des promesses, mais on ne sait pas grand-chose sur ces gens. Ils ne nous ont donné aucun détail. J’ai l’impression qu’ils veulent voir si on arrive à s’en sortir sans savoir exactement ce qui se passe.
— Et qu’est-ce qui te fait croire qu’ils possèdent vraiment un remède ?
Thomas s’efforça de garder une voix égale et de se rappeler précisément ce que leur avait dit l’homme-rat.
— Le type en costume blanc dont je t’ai parlé… il nous a dit que c’était la récompense qui nous attendait au refuge.
— Mouais, fit Jorge. Et qu’est-ce qui te fait croire qu’ils vont nous accueillir à bras ouverts et nous refiler le remède à nous aussi ?
Thomas continua à jouer la carte de la franchise.
— Rien du tout, c’est vrai. Mais pourquoi ne pas essayer ? Si vous nous aidez, vous avez une petite chance de vous en sortir. Aucune si vous nous tuez. Il faudrait être complètement fondu pour choisir la deuxième solution.
Jorge refit le même sourire infime, puis lâcha un petit rire sec.
— Je dois reconnaître que tu es fortiche, Thomas. Tout à l’heure, j’étais prêt à crever les yeux de ton copain et à vous faire subir le même sort. Mais tu m’as presque convaincu !
Thomas haussa les épaules, s’appliquant à conserver une expression imperturbable.
— Tout ce qui m’intéresse, c’est de vivre un jour de plus. Je veux seulement traverser cette ville ; le reste, je m’en préoccuperai plus tard. Et tu veux savoir un truc ?
Il afficha une assurance qu’il était loin de ressentir.
Jorge haussa les sourcils.
— Quoi donc ?
— Si te crever les yeux pouvait me faire vivre jusqu’à demain, je le ferais. Sans hésiter. Mais j’ai besoin de toi. On a tous besoin de toi.
Thomas se demanda s’il serait vraiment capable de mettre sa menace à exécution.
Mais son plan fonctionna.
Le fondu le dévisagea un long moment, puis lui tendit la main au-dessus de la table.
— Je crois qu’on se comprend, mec. Marché conclu.
Thomas lui serra la main. Un grand soulagement l’envahit, mais il réussit à le dissimuler.
Puis ce fut la douche froide.
— Je n’ai qu’une seule condition, reprit Jorge. Ce petit salopard qui m’a dérouillé… je crois t’avoir entendu l’appeler Minho…
— Oui ? fit Thomas d’une voix blanche, le cœur battant.
— Je veux sa peau.