Thomas ne prit pas garde à l’emballement de son pouls, pas plus qu’il n’eut le temps de réfléchir aux causes de l’explosion. Il ne pensait qu’à ses compagnons, dont il se trouvait maintenant séparé. Il courait à l’aveuglette derrière Brenda, bien obligé de s’en remettre à elle.
— Par ici ! cria-t-elle.
Ils tournèrent à droite ; il faillit tomber, mais elle l’aida à rester debout. Quand il eut repris un bon rythme, elle lâcha enfin son tee-shirt.
— Reste près de moi.
Le fracas des éboulis commençait à s’éloigner derrière eux. Thomas s’alarma.
— Et mes amis ? Que vont-ils… ?
— Continue ! C’est mieux qu’on soit séparés d’eux.
L’air se rafraîchit à mesure qu’ils s’enfonçaient dans le couloir. L’obscurité parut s’épaissir. Thomas sentait ses forces lui revenir. Il retint son souffle un instant : derrière lui, le bruit avait presque cessé. Malgré son inquiétude pour les blocards, son instinct lui soufflait qu’il devait rester avec Brenda et que ses amis se débrouilleraient très bien sans lui s’ils avaient réussi à s’échapper. Et si quelques-uns étaient tombés entre les mains de ceux qui avaient déclenché l’explosion ? Ou étaient morts ? Et puis, qui les avait attaqués ? Son cœur saignait quand il pensait à tout cela.
Brenda les fit tourner encore trois fois ; Thomas se demandait comment elle parvenait à s’orienter. Il était sur le point de lui poser la question quand elle l’arrêta, d’une main en travers du torse.
— Tu entends quelque chose ? lui demanda-t-elle entre deux halètements.
Thomas tendit l’oreille, mais n’entendit que leurs respirations. Tout le reste n’était que silence et ténèbres.
— Non, rien, répondit-il. Où sommes-nous ?
— Dans un réseau de tunnels et de passages secrets qui s’étend sous le quartier, peut-être même sous toute la ville. On appelle ça l’En-dessous.
Thomas ne distinguait pas son visage, mais elle se tenait suffisamment près pour qu’il puisse sentir son souffle.
— L’En-dessous ? répéta-t-il. Drôle de nom.
— Oh, ce n’est pas moi qui l’ai choisi.
— Vous en avez exploré une grosse partie ?
Il n’aimait pas trop l’idée de progresser à tâtons dans le noir sans savoir ce qui les attendait.
— Pas vraiment. La plupart du temps, on tombait sur des fondus. Les plus allumés. Complètement au bout du rouleau.
Thomas scruta les ténèbres sans trop savoir ce qu’il cherchait. Tout son corps était tendu comme un arc.
— D’accord… et tu es sûre qu’on est en sécurité ? Qu’est-ce qui a déclenché l’explosion ? Il faut qu’on retourne chercher mes amis.
— Que fais-tu de Jorge ?
— Pardon ?
— Est-ce qu’on ne devrait pas retourner le chercher, lui aussi ?
Thomas n’avait pas eu l’intention de la vexer.
— Si. Jorge, mes amis, tous ces tocards. On ne peut pas les abandonner.
— Pourquoi tu les appelles « tocards » ?
— Oh, c’est juste… Laisse tomber. Que s’est-il passé là-bas, d’après toi ?
Elle soupira et se rapprocha encore plus près, en plaquant sa poitrine contre son torse. Il sentit ses lèvres lui effleurer l’oreille.
— Je veux que tu me promettes une chose, murmura-t-elle.
Un frisson parcourut Thomas de la tête aux pieds.
— Heu… quoi donc ?
Elle continua à lui parler à l’oreille.
— Peu importe la suite, même si on doit continuer seuls, toi et moi. Emmène-moi jusqu’au bout. Jusqu’au WICKED et à ce remède que tu as promis à Jorge : il m’en a parlé. Je ne veux pas rester ici et m’enfoncer petit à petit dans la folie. Je préfère encore mourir !
Elle prit ses mains dans les siennes et les serra fort. Puis elle posa la tête au creux de son épaule, le nez contre son cou – elle devait se dresser sur la pointe des pieds. Chacune de ses respirations faisait courir de nouveaux frissons sur la peau de Thomas.
Il appréciait de la sentir si proche, mais cela paraissait si bizarre, tellement inattendu. Et puis, il éprouva une pointe de culpabilité en pensant à Teresa. Tout cela était ridicule. Il était en train de traverser un désert implacable, sa vie était en jeu, ses amis étaient peut-être morts ; et Teresa aussi, pour ce qu’il en savait. Faire des câlins dans le noir avec une inconnue était bien l’idée la plus absurde qui soit.
— Hé ! protesta-t-il.
Il dégagea ses mains, l’empoigna par les avant-bras et la repoussa. Bien qu’il ne la distingue pas, il l’imaginait devant lui en train de le regarder.
— Tu ne crois pas qu’on a d’abord des choses à régler ?
— J’attends ta promesse, répondit-elle.
Thomas se retint de hurler. Il ne parvenait pas à croire qu’on puisse se comporter aussi bizarrement.
— D’accord, je te le promets. Jorge t’a tout raconté ?
— Dans les grandes lignes. Mais j’avais déjà compris à la seconde où il a dit à notre groupe de partir sans nous et de nous retrouver à la Tour.
— Compris quoi ?
— Qu’on allait vous faire traverser la ville moyennant un billet de retour à la civilisation.
Ceci ne laissa pas d’inquiéter Thomas.
— Si tu as deviné ça si vite, tu ne crois pas que tes amis l’ont aussi deviné ?
— Exactement.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? J’ai l’impression que quelque chose m’échappe.
Elle posa les mains sur son torse.
— Je pense que c’est exactement ce qui s’est passé. Au début, j’ai eu peur d’avoir affaire à d’autres fondus plus atteints que nous, mais vu que personne ne nous a poursuivis, je crois plutôt que ce sont Barkley et deux de ses copains qui ont fait sauter l’entrée de l’En-dessous pour essayer de nous tuer. Ils savent où trouver de la nourriture ailleurs, et il y a d’autres moyens de descendre ici.
Thomas ne comprenait toujours pas pourquoi elle se montrait aussi familière avec lui.
— C’est absurde, de chercher à nous tuer. Ce ne serait pas plus malin de se servir de nous ? De vouloir nous accompagner ?
— Non, non, non. Barkley et les autres sont très bien ici. Je crois qu’ils sont un peu plus dérangés que nous, qu’ils commencent à perdre la raison. Ça m’étonnerait qu’ils aient autant réfléchi. Je parie qu’ils ont tout simplement cru qu’on allait s’allier pour… les éliminer. Qu’on était descendus ici pour comploter contre eux.
Thomas s’adossa au mur. Elle revint se coller à lui et le prit par la taille.
— Heu… Brenda ? dit-il.
Quelque chose ne tournait pas rond chez cette fille.
— Oui ? murmura-t-elle.
— Qu’est-ce que tu fabriques ?
— Comment ça ?
— Ton comportement est un peu étrange, non ?
Elle éclata de rire de façon tellement inattendue que Thomas crut un instant qu’elle avait succombé à la Braise, qu’elle était arrivée au bout du rouleau, ou quelque chose comme ça. Elle se détacha de lui, hilare.
— Quoi ? protesta-t-il.
— Rien, fit-elle avec un petit gloussement de collégienne. Je suppose qu’on ne vient pas du même milieu, c’est tout. Désolée.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Tout à coup, il se prit à souhaiter qu’elle le reprenne dans ses bras.
— Ne t’en fais pas, dit-elle. Désolée d’être aussi directe. Simplement, c’est… assez normal là d’où je viens.
— Non, ce… ça va. Enfin… c’est bon. Ça ne me dérange pas.
Heureusement qu’elle ne pouvait pas le voir, parce qu’il avait rougi si fort qu’elle aurait certainement éclaté de rire.
Il songea alors à Teresa. À Minho, et à tous les autres. Il fallait qu’il se reprenne. Et vite.
— Écoute, tu l’as dit toi-même, lança-t-il en s’efforçant de donner de l’assurance à sa voix, personne ne nous a poursuivis. Il faut qu’on retourne sur nos pas.
— Tu es sûr ?
Elle avait pris un ton soupçonneux.
— Oui, pourquoi ?
— Je suis capable de te guider dans la ville. Et de trouver assez de provisions pour nous deux. Pourquoi ne pas oublier les autres ? Et nous rendre à ton fameux refuge par nos propres moyens ?
Thomas ne voulait pas en entendre parler.
— Si tu ne veux pas m’accompagner, très bien. En tout cas, moi, j’y retourne.
La main posée sur le mur afin de s’orienter, il partit dans la direction par laquelle ils étaient venus.
— Attends ! l’appela-t-elle, avant de le rattraper. (Elle lui prit la main et entremêla ses doigts aux siens ; ils marchaient maintenant côte à côte, comme des amoureux.) Je suis désolée. Sincèrement. C’est juste que… je pense qu’on y arriverait plus facilement en étant moins nombreux. Je ne suis pas vraiment amie avec tous ces fondus. Pas comme toi et tes… blocards.
Thomas sursauta. Avait-il déjà prononcé le mot en sa présence ? Il ne s’en souvenait pas, mais un autre avait pu le faire sans qu’il s’en aperçoive.
— Je crois que c’est important qu’on soit le plus possible à atteindre le refuge. Et puis, si on arrive à quitter la ville, qui sait ce qui nous attend après ? On sera peut-être contents de pouvoir compter les uns sur les autres.
Il réfléchit à ce qu’il venait de dire. Sa seule préoccupation était-elle réellement de réunir le plus de monde possible pour augmenter leurs chances de réussite ? Était-il si détaché que cela ?
— D’accord, répondit-elle.
Quelque chose avait changé en elle. Elle paraissait moins sûre d’elle. Moins maîtresse de la situation.
Thomas lâcha sa main, en prétextant une petite toux.
Ils continuèrent sans ajouter un mot pendant plusieurs minutes. Il la suivait de près, sentait sa présence, même s’il ne pouvait pas la voir. Après plusieurs virages, une lueur se dessina devant eux et se précisa à mesure qu’ils s’en rapprochèrent.
C’était la lumière du jour qui perçait par des trous au plafond, dus à l’explosion. De gros blocs de béton, des bouts de métal tordus et des tuyaux éventrés leur barraient l’accès à l’escalier. De toute évidence, escalader ces éboulis ne serait pas sans danger. Un nuage de poussière troublait l’atmosphère, découpant les rayons du soleil à gros traits ; les grains de poussière en suspension y dansaient comme des insectes. L’air empestait le plâtre et le brûlé.
Bien que l’accès à la cache de provisions soit aussi bloqué, Brenda retrouva les deux sacs à dos qu’elle en avait sortis.
— On dirait qu’il n’y a personne, observa-t-elle. Jorge et tes amis sont peut-être déjà là-haut.
Thomas ne savait pas vraiment ce qu’il avait espéré trouver, mais c’était tout de même une bonne nouvelle.
— Au moins, il n’y a pas de corps, non ? Personne n’est mort dans l’explosion.
Brenda haussa les épaules.
— Les fondus auraient pu les évacuer. Mais ça m’étonnerait. Pour quoi faire ?
Thomas hocha la tête. Cependant il ne savait pas quoi décider pour la suite. Devaient-ils s’enfoncer dans les tunnels de l’En-dessous à la recherche des blocards ? Devaient-ils remonter à l’air libre ? Retourner dans l’immeuble où ils avaient laissé Barkley et les autres ? Rien de tout cela ne paraissait très engageant. Il regarda autour de lui, comme si la solution allait se présenter d’elle-même.
— Il faut passer par l’En-dessous, annonça Brenda au bout d’un moment de réflexion. Si les autres sont remontés, ils doivent déjà avoir trop d’avance sur nous. En plus, ils feront diversion et ce sera plus facile pour nous.
— Alors que s’ils sont toujours là-dessous, on finira par les retrouver, c’est ça ? demanda Thomas. Je suppose que tous ces tunnels finissent par se rejoindre à un moment ou à un autre, non ?
— Exact. De toute façon, Jorge va sûrement les conduire à l’autre bout de la ville, en direction des montagnes. On les retrouvera là-bas et on pourra continuer tous ensemble.
Thomas dévisagea Brenda, songeur. Au fond il n’avait pas d’autre choix que de la suivre. Elle représentait vraisemblablement sa meilleure – voire sa seule – chance de ne pas connaître une mort aussi rapide qu’abominable entre les mains des fondus. Que pouvait-il faire d’autre ?
— D’accord, décida-t-il. Allons-y.
Elle lui fit un adorable sourire qui illumina son visage crasseux, et Thomas se prit à regretter ce moment où ils s’étaient trouvés tous les deux dans le noir. Cette pensée se dissipa presque aussi vite qu’elle s’était formée, cependant. Brenda lui tendit l’un des sacs à dos, puis fouilla dans le sien et en sortit une lampe torche, qu’elle alluma. Le faisceau lumineux balaya le nuage de poussière avant de s’enfoncer dans le tunnel qu’ils avaient déjà emprunté deux fois.
— On est partis ? demanda-t-elle.
— On est partis, grommela Thomas.
Mal à l’aise vis-à-vis de ses amis, il se demandait si c’était vraiment la meilleure solution de rester avec Brenda.
Mais quand elle se mit en route, il la suivit.