Thomas poussa un petit cri. À côté de lui, Brenda resta silencieuse, pétrifiée, sa torche braquée sur l’inconnu défiguré.
L’homme esquissa un pas maladroit dans leur direction, en balançant son bras valide pour garder l’équilibre.
— Robert m’a pris mon blair, c’est clair, répéta-t-il. Et c’est l’enfer !
Thomas retint son souffle, guettant la réaction de Brenda.
— Vous pigez ? dit l’homme en essayant de changer son rictus en sourire. (Il ressemblait à un animal sur le point de bondir sur sa proie.) C’est l’enfer. Mon nez. Robert me l’a pris. C’est clair.
Il éclata d’un rire affreux que Thomas allait à coup sûr retrouver dans ses cauchemars.
— Oui, oui, on pige, fit Brenda. C’est tordant.
Thomas la sentit bouger et lui jeta un coup d’œil. Elle avait sorti une boîte de conserve de son sac, et la tenait dans sa main droite. Avant qu’il puisse se demander si c’était une bonne idée et s’il ne devrait pas essayer de l’arrêter, il la vit armer son bras et projeter la boîte vers le fondu. La conserve vola et s’écrasa dans la figure de l’homme.
Ce dernier poussa un cri qui glaça d’effroi Thomas.
D’autres apparurent alors. Deux. Puis trois. Puis quatre de plus. Des hommes, des femmes. Tous se traînèrent hors de l’obscurité et vinrent s’aligner derrière le premier fondu. Ils étaient au bout du rouleau. Tous aussi hideux, ravagés par la Braise, fous à lier et couverts de plaies de la tête aux pieds. Ils n’avaient plus de nez.
— Ça ne m’a pas fait si mal, dit le premier fondu. Vous avez de jolis blairs. J’aimerais bien retrouver un blair.
Il s’arrêta de grimacer le temps de s’humecter les lèvres. Sa langue était violacée, horriblement tailladée, à croire qu’il la mâchonnait quand il s’ennuyait.
— Et mes copains aussi, ajouta-t-il.
La peur s’empara de Thomas. Il voyait mieux que jamais ce que la Braise infligeait à ses victimes. Il l’avait déjà vu aux fenêtres du dortoir. Là, il l’affrontait plus directement, sans barreaux pour maintenir une certaine distance. Les visages des fondus étaient primitifs, bestiaux. L’homme de tête fit un pas hésitant vers eux, puis un deuxième.
Il était temps de filer.
Brenda ne dit rien. Ce ne fut pas nécessaire. Après qu’elle eut sorti une autre conserve et l’eut jetée vers les fondus, Thomas et elle tournèrent les talons et partirent en courant. Les hurlements de folie de leurs poursuivants retentirent derrière eux tel le cri de guerre d’une armée de démons.
Le faisceau de la torche de Brenda balayait le couloir dans tous les sens, tandis qu’ils franchissaient plusieurs intersections sans s’arrêter. Thomas savait qu’ils avaient l’avantage : les fondus avaient vraiment l’air mal en point, couverts de plaies et de bosses. Ils auraient du mal à les rattraper. Mais l’idée qu’il puisse y en avoir d’autres dans ces tunnels, peut-être en embuscade un peu plus loin…
Brenda ralentit et prit sur la droite, en tirant Thomas par le bras. Celui-ci faillit trébucher, se rattrapa de justesse et se remit à courir. Les cris de rage et les hurlements des fondus s’estompèrent un peu.
Puis Brenda s’engagea vers la gauche. Et de nouveau à droite. Ensuite, elle éteignit sa torche mais continua sans ralentir.
— Qu’est-ce que tu fais ? protesta Thomas.
Il mit sa main devant lui, certain qu’il allait se cogner contre un mur d’un instant à l’autre.
— Chut, lui souffla-t-elle en guise de réponse.
Il s’interrogea sur la confiance qu’il accordait à Brenda. Il avait remis sa vie entre ses mains. Il est vrai qu’il n’avait pas tellement le choix, surtout en cet instant.
Elle ralentit quelques instants plus tard, puis s’arrêta. Ils restèrent debout dans le noir, à bout de souffle. Les fondus étaient loin, mais on les entendait toujours. Ils se rapprochaient.
— Ça doit être juste… là, dit-elle.
— Quoi ? demanda-t-il.
— Il y a une pièce. Suis-moi. Je connais une cachette à l’intérieur ; je l’ai découverte un jour où j’étais partie en exploration. Ils ne la trouveront jamais. Viens.
Elle lui prit la main et l’entraîna vers la droite. Il sentit qu’ils franchissaient une porte étroite ; Brenda le fit s’accroupir.
— Il y a une vieille table, annonça-t-elle. Tu la sens ?
Elle guida sa main jusqu’à une surface en bois lisse et dur.
— Oui, répondit-il.
— Attention à ta tête. On va ramper et passer par un trou dans le mur qui mène à un compartiment secret. Je ne sais pas à quoi il servait, mais tu peux être sûr que les fondus n’y verront que du feu. Même s’ils ont une torche, ce qui m’étonnerait.
Thomas se demanda comment ils se déplaçaient dans le noir s’ils n’en avaient pas, mais décida de garder la question pour plus tard. Brenda s’éloignait déjà, et il n’avait pas envie de la perdre. Collé à elle, les doigts en contact avec son pied, il la suivit tandis qu’elle avançait à quatre pattes sous la table. Ils se faufilèrent par une ouverture carrée dans un long compartiment étroit. Thomas explora leur cachette à tâtons : le plafond se trouvait à moins de soixante centimètres du sol. Il continua en rampant sur les coudes.
Brenda se tenait au fond du compartiment quand Thomas la rejoignit. Ils n’eurent pas d’autre possibilité que de s’allonger l’un contre l’autre, couchés sur le côté. C’était étroit, mais ils tenaient tous les deux, tournés dans la même direction, le dos de Thomas contre la poitrine de Brenda. Il sentait son souffle sur sa nuque.
— C’est douillet, ta planque, murmura-t-il.
— Tais-toi.
Thomas bougea un peu de manière à pouvoir appuyer sa tête contre le mur ; il se détendit. Il se calma en respirant profondément, guettant le moindre signe des fondus.
Au début, le silence était si lourd qu’il lui donnait l’impression de résonner à ses oreilles. Mais bientôt il commença à entendre des bruits. Des quintes de toux, des cris sans queue ni tête, des ricanements démentiels. Les fondus se rapprochaient. Thomas paniqua. Avaient-ils été assez stupides pour se piéger tout seuls ? Et puis, il réfléchit à la question. Les chances que les fondus découvrent leur cachette étaient assez minces, surtout dans le noir. Ils allaient plutôt passer devant sans s’arrêter, et les chercher plus loin. Peut-être même les oublieraient-ils complètement. Cela valait mieux qu’une longue traque.
Au pire, Brenda et lui pourraient facilement se défendre à travers l’ouverture étroite de leur compartiment. Non ?
À présent, les fondus étaient tout près. Thomas dut lutter contre la tentation de retenir son souffle ; s’il le relâchait brusquement, il se trahirait à coup sûr. Malgré l’obscurité totale, il ferma les yeux pour se concentrer.
Des raclements de pieds. Des grognements, des exclamations. Des coups assourdis contre le mur en béton. Des disputes, des échanges vifs et incompréhensibles. Il entendit crier « Par ici ! » et puis « Par là ! ». Des quintes de toux. Quelqu’un se racla la gorge et cracha, comme s’il essayait de se débarrasser d’un organe. Une femme s’esclaffa d’un rire si fou que Thomas en eut le frisson.
Brenda lui prit la main et la serra. Une fois de plus, Thomas éprouva une pointe de culpabilité absurde, comme s’il trompait Teresa. Il n’y pouvait rien si cette fille se montrait aussi « tactile ». Et puis, quelle idée ridicule alors que…
Un fondu pénétra dans la pièce voisine de leur compartiment. Puis un deuxième. Thomas entendit leurs respirations sifflantes, leurs pas traînants. Un troisième les rejoignit, dont le pas se traduisait par une longue glissade et un choc sourd, une longue glissade et un choc sourd. Thomas pensa qu’il s’agissait peut-être de celui qui leur avait parlé.
— Petit gaaaaarçon, appela l’homme d’une voix sinistre. (C’était lui, pas d’erreur, Thomas n’était pas près d’oublier cette voix.) Petite fiiiiille. Sortez, sortez, venez voir pépère. Je veux vos blairs.
— Y a rien là-d’dans, cracha une femme. Rien qu’une vieille table.
Un raclement de bois fendit l’air, puis s’arrêta brusquement.
— Peut-être qu’ils cachent leurs blairs dessous, suggéra l’homme. Peut-être qu’ils tiennent encore à leurs jolies petites gueules.
Thomas se serra contre Brenda quand il entendit une main, ou un pied, racler le sol juste devant l’ouverture de leur cachette. À moins de trente centimètres.
— Y a rien là-d’ssous ! annonça la femme.
Thomas l’entendit reculer. Il s’aperçut que tout son corps était tendu comme un arc. Il s’obligea à se détendre, sans cesser de maîtriser sa respiration.
D’autres bruits de pas. Puis un échange à voix basse, comme si le trio s’était réuni au centre de la pièce pour mettre au point une stratégie. Avaient-ils encore suffisamment de jugeote pour ça ? se demanda Thomas. Il tendit l’oreille, essaya de capter quelques mots, tandis que leurs messes basses restaient incompréhensibles.
— Non ! s’écria une voix d’homme, dont Thomas n’aurait pu affirmer s’il s’agissait de celle du boiteux. Non ! Non, non, non, non, non.
Les mots se transformèrent en un marmonnement continu.
La femme l’interrompit par un autre de son cru :
— Si, si, si, si, si.
— La ferme ! gronda le chef. (Cette fois, c’était bien lui.) La ferme, la ferme, la ferme, la ferme, la ferme !
Thomas se sentait glacé, malgré la sueur qui perlait sur sa peau. Il ne savait pas si cet échange avait le moindre sens ou si ce n’était qu’une preuve supplémentaire de folie.
— Je m’en vais, annonça la femme avant de sangloter.
On aurait dit une petite fille écartée d’un jeu.
— Moi aussi, moi aussi, dit l’autre homme.
— Vos gueules, vos gueules, vos gueules ! hurla le chef. Tirez-vous, tirez-vous, tirez-vous !
Ces étranges répétitions donnaient froid dans le dos. Comme si ces malheureux avaient perdu la maîtrise du langage.
Brenda serrait si fort la main de Thomas qu’elle lui faisait mal. Son souffle lui rafraîchissait le cou.
Des bruits de pas s’éloignèrent.
Ils s’estompèrent quand les trois fondus sortirent dans le couloir. Le reste de la bande semblait déjà loin. Bientôt, le silence revint. Thomas n’entendait plus que sa propre respiration ainsi que celle de Brenda.
Ils attendirent dans le noir, couchés sur le béton, face à l’ouverture, collés l’un à l’autre et trempés de sueur. Le silence se prolongea, assourdissant. Thomas continua à tendre l’oreille. Il ne voulait courir aucun risque. Malgré son envie de s’extirper de là au plus vite, malgré l’inconfort de leur cachette, ils devaient encore attendre.
De longues minutes s’écoulèrent. Sans rien d’autre que le silence et les ténèbres.
— Je crois qu’ils sont partis, chuchota Brenda.
Elle alluma sa lampe torche.
— Coucou, les blairs ! glapit une voix hideuse à l’extérieur.
Puis une main ensanglantée se faufila par l’ouverture et empoigna Thomas par la chemise.