Les trente secondes qui suivirent furent terribles pour Thomas.
Le fondu se débattit, secoué de spasmes. Il s’étrangla et cracha. Brenda le tenait pendant que Thomas tournait le couteau. L’enfonçait encore plus. La vie prit son temps pour abandonner le malheureux. Peu à peu, la lumière s’éteignit dans ses yeux et il devint moins difficile et moins fatigant de le tenir.
L’homme atteint de la Braise finit par mourir. Thomas se laissa retomber en arrière, tendu comme un ressort. Pantelant, il dut refouler une nausée.
Il venait de tuer un homme. Il avait pris la vie d’une autre personne. Il avait l’impression d’avoir du poison plein les entrailles.
— Il ne faut pas traîner, dit Brenda en bondissant sur ses pieds. Les autres ont forcément entendu tout ce bruit. Amène-toi !
Thomas n’en revenait pas de la voir si indifférente, si peu affectée par ce qu’ils venaient de commettre. Mais là encore, ils n’avaient pas le choix. Les premiers échos des autres fondus résonnaient déjà dans le couloir.
Thomas s’obligea à se relever, écartant la culpabilité qui menaçait de l’engloutir.
— D’accord, mais plus comme ça.
D’abord les boules d’argent dévoreuses de têtes ; et maintenant, le corps-à-corps avec des fondus dans l’obscurité.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Il en avait assez, des longs tunnels plongés dans le noir. Assez pour une vie entière.
— Je veux remonter à l’air libre. Peu importe comment. Je veux revoir la lumière du jour.
*
Brenda ne discuta pas. Elle le guida le long d’un chemin sinueux jusqu’à une grande échelle en fer qui menait vers le ciel, hors de l’En-dessous. Les bruits des fondus résonnaient toujours au loin. Des rires, des cris, des gloussements. Parfois un hurlement.
Bien que la plaque d’égout qui bouchait la sortie soit très lourde, ils réussirent à la soulever et purent sortir à l’air libre. Dehors, dans un crépuscule grisâtre, Thomas aperçut des immeubles gigantesques. Des fenêtres brisées. Des rues jonchées d’ordures. Plusieurs cadavres abandonnés sur le bitume. Des relents de pourriture et de poussière. Une chaleur suffocante.
Mais aucun être vivant à l’horizon. Thomas s’inquiéta à l’idée que ses amis puissent faire partie des cadavres, mais ce n’était pas le cas. Les morts étaient tous des adultes, hommes et femmes, dans un état avancé de décomposition.
Brenda fit un tour sur elle-même pour s’orienter.
— Les montagnes devraient être par là.
Elle indiquait une rue. Thomas allait devoir lui faire confiance, car les immeubles bouchaient la vue et masquaient le soleil couchant.
— Tu en es sûre ? lui demanda-t-il.
— Oui, amène-toi.
En s’enfonçant avec elle dans la longue rue déserte, Thomas garda les yeux grands ouverts, inspectant chaque fenêtre brisée, chaque ruelle, chaque seuil jonché de gravats.
*
Furtifs, ils marchèrent jusqu’à la nuit. Ils entendirent à plusieurs reprises des cris dans le lointain, ou des bruits de casse à l’intérieur d’un immeuble. Une fois, Thomas vit un groupe traverser la rue à plusieurs blocs de distance, mais personne ne parut les remarquer, Brenda et lui.
Juste avant que le soleil disparaisse, ils tournèrent à un croisement et purent voir la lisière de la ville, à moins de deux kilomètres. Les immeubles s’interrompaient brusquement, et derrière s’élevaient les montagnes. Arides, elles semblaient beaucoup plus hautes que Thomas ne l’avait pensé en les apercevant de loin quelques jours plus tôt. Pas de sommets enneigés, souvenir brumeux de son passé, dans cette région du monde.
— On continue ? suggéra Thomas.
Brenda cherchait plutôt un endroit où passer la nuit.
— C’est tentant, mais c’est trop dangereux de se promener par ici après la tombée de la nuit. Même si on arrivait à quitter la ville, on ne trouverait plus aucun abri avant les montagnes. Et je ne crois pas qu’on puisse faire tout le chemin d’une traite.
Même si la perspective de passer une nouvelle nuit dans cette ville terrifiante ne l’enchantait guère, Thomas hocha la tête. Mais le mauvais sang qu’il se faisait pour les autres blocards le rongeait. Il répondit d’une voix faible :
— D’accord. Et on va où, alors ?
— Suis-moi.
*
Ils se faufilèrent dans une ruelle qui aboutissait à un mur de briques. Au début, Thomas trouva absurde l’idée de dormir dans un cul-de-sac, mais Brenda le persuada du contraire : les fondus n’auraient aucune raison de fouiller la ruelle, sachant qu’elle ne menait nulle part. Par ailleurs, lui fit-elle remarquer, il y avait des camions rouillés dans lesquels on pouvait se cacher.
Ils grimpèrent à bord d’un semi-remorque qu’on avait dépouillé de tout ce qui pouvait encore servir. Les sièges, quoique lacérés, étaient encore moelleux et la cabine était grande. Thomas prit place derrière le volant en reculant le siège à fond. Il s’y sentit étonnamment à l’aise. Juste à sa droite, Brenda s’installait elle aussi. Dehors, la nuit tombait et des bruits de fondus dans le lointain leur parvinrent à travers les vitres brisées.
Thomas était éreinté. Courbatu. Il avait mal partout, et ses habits étaient couverts de sang. Il s’était lavé les mains un peu plus tôt, en les frottant jusqu’à ce que Brenda lui reproche de gaspiller leur eau. Mais garder le sang de ce fondu sur les mains… c’était au-dessus de ses forces. Il ne pouvait plus nier cette réalité abominable : s’il avait échappé à la Braise jusque-là – au cas bien improbable où l’homme-rat leur aurait menti –, il venait sûrement de l’attraper.
Et là, alors qu’il était assis dans le noir avec la tête appuyée contre la portière, la conscience de ce qu’il avait commis le rattrapa.
— J’ai tué ce type, murmura-t-il.
— Oui, tu l’as fait, reconnut Brenda d’une voix douce. Sinon, c’est lui qui t’aurait tué. À mon avis, c’était la seule solution.
Il aurait voulu la croire. L’homme était au bout du rouleau, consumé par la Braise. De toute façon, ses jours étaient comptés. Sans oublier qu’il les avait agressés et essayé de les tuer. Thomas avait bien agi. Malgré tout, la culpabilité le rongeait. Le meurtre d’un être humain… ce n’était pas facile à accepter.
— Je sais, finit-il par reconnaître. Mais c’était tellement… sordide. Tellement brutal. J’aurais préféré l’abattre de loin, avec un fusil ou je ne sais quoi.
— Oui. Je suis désolée que ça se soit passé comme ça.
— Et si je revoyais sa sale gueule chaque soir au moment de m’endormir ? Et s’il revenait dans mes cauchemars ?
Il éprouva une bouffée de colère contre Brenda qui l’avait obligé à poignarder le fondu – reproche assez injuste.
Brenda se tourna sur son siège pour lui faire face. La lueur de la lune l’éclairait juste assez pour qu’il puisse distinguer ses yeux sombres, et son joli visage. Peut-être que c’était mal, peut-être qu’il se comportait comme un crétin, mais le fait de regarder Brenda lui rappelait Teresa.
Brenda lui prit la main et la pressa. Il se laissa faire, sans réagir.
— Thomas ? l’appela-t-elle, bien qu’il soit en train de la regarder dans les yeux.
— Oui ?
— Tu n’as pas sauvé que ta peau, tu sais. Tu m’as aussi sauvé la vie. Je ne crois pas que j’aurais pu me débarrasser toute seule de ce fondu.
Thomas acquiesça, sans faire de commentaire. Il avait tellement de raisons d’avoir mal. Tous ses amis étaient partis. Peut-être même morts. Chuck, en tout cas, était mort. Il avait perdu Teresa. Et il n’était qu’à mi-chemin du refuge, dans une carcasse de camion en compagnie d’une fille qui finirait par devenir folle, au milieu d’une ville truffée de fondus sanguinaires.
— Tu dors les yeux ouverts ? lui demanda-t-elle.
Thomas s’efforça de sourire.
— Non. Je faisais simplement le point sur ma lamentable vie.
— La mienne n’est pas mal non plus, tu sais. Mais je suis contente d’être avec toi.
Cette déclaration était si simple et si gentille que Thomas dut fermer les yeux. Toute la douleur qu’il avait en lui se transforma en affection pour Brenda, un peu comme ce qu’il avait ressenti pour Chuck. Il haïssait ceux qui avaient infligé ça à cette jeune fille, tout comme la maladie responsable de cette situation, et il aurait voulu pouvoir y remédier.
Il finit par rouvrir les yeux.
— Moi aussi, je suis content. Ce serait encore pire si j’étais tout seul.
— Ils ont tué mon père.
Thomas dressa la tête, surpris par la tournure inattendue que prenait la conversation.
— Hein ?
— Les agents du WICKED. Il a voulu les empêcher de m’emmener, il s’est jeté sur eux en hurlant comme un possédé, en brandissant… je crois que c’était un rouleau à pâtisserie. (Elle lâcha un petit rire.) Et là, ils lui ont tiré une balle dans la tête.
Des larmes brillaient dans ses yeux.
— Ça s’est passé devant moi. Je l’ai vu mourir avant même qu’il ait touché le sol.
— Oh… (Thomas chercha ses mots.) Je suis vraiment… désolé. J’ai vu mon meilleur ami se faire poignarder sous mes yeux. Il est mort dans mes bras. Et ta mère ?
— Elle n’était plus là depuis longtemps.
Brenda n’en dit pas plus, et Thomas n’insista pas. Il ne tenait pas à savoir.
— J’ai tellement la frousse de devenir dingue, avoua-t-elle après une longue minute de silence. Je sens déjà le processus s’enclencher. Les choses me paraissent bizarres, les bruits aussi. Tout à coup, j’ai des pensées qui n’ont ni queue ni tête. Parfois, j’ai l’impression que l’air qui m’entoure est… solide. Je ne sais même pas ce que ça signifie, mais ça me fiche la trouille. Je suis en train de basculer. La Braise me fait perdre les pédales.
Incapable de soutenir son regard, Thomas baissa les yeux.
— Ce n’est pas le moment de lâcher. On va aller au refuge, et on nous donnera le remède.
— Un faux espoir, dit-elle. Je suppose que c’est mieux que le désespoir.
Elle lui pressa la main. Cette fois, Thomas lui rendit son étreinte.
Et puis, contre toute attente, ils s’endormirent.