CHAPITRE 4
Thomas s’appliqua à ne pas regarder les corps en se relevant. Il marcha, ou plutôt tituba jusqu’à Newt, lequel se tenait près des interrupteurs en jetant des regards terrifiés aux cadavres pendus.
Minho les rejoignit en lâchant des jurons. D’autres blocards arrivaient du dortoir avec des cris d’horreur devant le spectacle. Thomas en entendit deux vomir et hoqueter dans un coin. Lui-même fut pris de nausée mais parvint à se contenir. Que s’était-il donc passé ? Comment avaient-ils pu tout perdre aussi vite ? Son estomac se contracta. Le désespoir menaçait de le submerger.
Il se souvint alors de Teresa.
— Teresa ! lança-t-il. Teresa !
Encore et encore, il hurla en lui-même, les yeux clos et la mâchoire serrée.
— Où es-tu ?
— Hé, Tommy ! dit Newt en lui pressant l’épaule. Qu’est-ce qui te prend ?
Thomas ouvrit les yeux et se rendit compte qu’il était plié en deux, les mains sur le ventre. Il se redressa lentement et s’efforça de réprimer le sentiment de panique qui le gagnait.
— À… à ton avis ? Regarde un peu autour de nous.
— Oui, mais tu avais l’air d’avoir mal…
— Je vais bien. J’essaie simplement d’entrer en contact avec elle. Et je n’y arrive pas.
Il détestait rappeler aux autres que Teresa et lui pouvaient communiquer par télépathie. Et si tous ces gens étaient morts…
— Il faut qu’on découvre où ils l’ont mise, bredouilla-t-il pour penser à autre chose.
Il parcourut la salle du regard en passant rapidement sur les cadavres, à la recherche d’une porte. Elle avait dit que sa chambre se trouvait de l’autre côté du réfectoire.
Là. Une porte jaune avec une poignée en laiton.
— Il a raison, déclara Minho au reste du groupe. Il faut qu’on la retrouve !
— C’est peut-être déjà fait.
Thomas s’élança, surpris de constater à quelle vitesse il reprenait ses esprits. Il courut jusqu’à la porte en zigzaguant entre les tables et les cadavres. Elle était forcément là-dedans, en sécurité, comme ils l’avaient été. La porte était fermée : c’était plutôt bon signe. Sans doute verrouillée. Elle s’était peut-être endormie aussi profondément que lui. Voilà pourquoi elle ne répondait pas à ses appels.
Il avait presque atteint la porte quand il se souvint qu’ils auraient peut-être besoin de l’enfoncer.
— Ramenez-moi l’extincteur par ici ! cria-t-il.
La puanteur qui flottait dans le réfectoire était suffocante ; il toussa et reprit son souffle.
— Winston, va le chercher, ordonna Minho derrière lui.
Thomas secoua la poignée, en vain. La porte était fermée à clé. Il remarqua alors une petite pochette en plastique transparent sur le mur, juste à côté de la porte. On y avait glissé une feuille de papier sur laquelle se détachaient ces simples mots :
Teresa Agnes, groupe A, sujet A1
La Traîtresse
Curieusement, le détail qui le frappa le plus fut le nom de famille de Teresa. Du moins ce qui paraissait être son nom de famille. Agnes. Il le trouvait surprenant. Teresa Agnes. Cela ne lui évoquait rien parmi les maigres connaissances historiques qui lui restaient en mémoire. Lui-même avait été baptisé en référence à Thomas Edison, le grand inventeur. Mais Teresa Agnes ? Il n’en avait jamais entendu parler.
Bien sûr, leurs noms à tous tenaient plus ou moins de la mauvaise blague ; un moyen douteux pour les Créateurs – le WICKED, ou quels que soient ceux qui leur avaient infligé ça – de prendre leurs distances avec les vraies personnes qu’ils avaient arrachées à leur famille. Thomas espérait vivement découvrir un jour son nom de naissance, celui que lui avaient donné ses parents. Où qu’ils soient désormais.
Les bribes de souvenirs qu’il avait récupérées à la suite de sa Transformation l’avaient amené à croire que ses parents ne l’aimaient pas. Qu’ils ne voulaient pas de lui. Qu’on l’avait arraché à un sort horrible. Mais, à présent, il refusait de le croire, surtout après son rêve de la nuit précédente.
Minho claqua des doigts sous son nez.
— Hé ho ! Il y a quelqu’un, là-dedans ? Ce n’est pas le moment de s’endormir, Thomas. Il y a plein de corps partout, ça schlingue encore pire que quand Poêle-à-frire lève les bras. Secoue-toi un peu.
Thomas se tourna vers lui.
— Désolé. J’ai du mal à me faire à l’idée que le nom de famille de Teresa soit Agnes.
Minho fit claquer sa langue.
— On s’en fout ! Demande-toi plutôt pourquoi ça dit qu’elle est la Traîtresse.
— Et ce que « Groupe A, sujet A1 » peut bien signifier, renchérit Newt en passant l’extincteur à Thomas. Allez, à ton tour de casser la porte.
Thomas saisit la grosse bonbonne rouge, furieux contre lui-même pour avoir perdu ne serait-ce que quelques secondes à s’interroger sur cette étiquette stupide. Teresa était ­là-dedans, et elle avait besoin de leur aide. Ignorant le mot « traîtresse », il leva l’extincteur et l’abattit sur la poignée. Le choc lui remonta dans les bras tandis qu’un fracas métallique résonnait dans la salle. Il sentit la poignée céder ; deux coups plus tard, elle se décrochait entièrement et la porte s’entrouvrait.
Thomas balança l’extincteur sur le côté et ouvrit le battant en grand. Des frissons le parcoururent à l’idée de ce qu’il allait trouver. Il entra le premier dans la pièce éclairée.
C’était une version plus modeste du dortoir des garçons, avec quatre lits superposés, deux placards et une porte close qui menait sans doute à une salle de bains. Les lits étaient faits au carré à l’exception d’un seul, dont les couvertures étaient défaites, l’oreiller de travers et les draps froissés. Mais aucun signe de Teresa.
— Teresa ! appela Thomas, la gorge nouée.
Un bruit de chasse d’eau leur parvint de l’autre côté de la porte, et un profond soulagement l’envahit. Il fut presque obligé de s’asseoir. Elle était là, saine et sauve. Il se redressa et fit mine de se diriger vers la porte. Newt le retint par le bras.
— Tu as trop l’habitude de vivre avec des garçons. Je ne crois pas qu’il soit très poli de débarquer dans les toilettes des filles. Attends plutôt qu’elle sorte.
— Je propose qu’on fasse venir tout le monde ici pour un rassemblement, intervint Minho. Ça ne pue pas, et il n’y a pas de fenêtres avec des fondus pour nous hurler dans les oreilles.
Thomas n’avait pas remarqué l’absence de fenêtres jusqu’à cet instant. Ç’aurait pourtant dû lui paraître évident, vu le chaos qui régnait dans leur propre dortoir. Les fondus. Il les avait presque oubliés.
— Si seulement elle voulait bien se dépêcher…, grom­mela-t-il.
— Je vais chercher les autres, annonça Minho.
Thomas fixa la porte de la salle de bains. Newt, Poêle-à-frire et plusieurs autres blocards s’avancèrent dans la chambre et s’assirent sur les lits, les coudes sur les genoux, se frottant les mains d’un geste machinal. Tout dans leur attitude trahissait la nervosité et l’inquiétude.
— Teresa ? fit Thomas. Tu m’entends ? On attend que tu sortes.
Aucune réponse. Et il éprouvait toujours cette sensation de vide, comme si sa présence lui avait été retirée de manière permanente.
Il y eut un déclic. La poignée de la porte de la salle de bains tourna, puis le battant s’ouvrit vers Thomas. Il s’avança, prêt à serrer la jeune fille dans ses bras sans se soucier des autres. Sauf que la personne qui pénétra dans la chambre n’était pas Teresa. Thomas se figea net. Tout parut s’effondrer en lui.
C’était un garçon.
Il portait le même genre de vêtements qu’on leur avait remis la veille au soir : un pyjama bleu ciel avec une veste à boutons et un pantalon de flanelle. Il avait le teint basané et des cheveux noirs, étonnamment courts. Son expression de stupéfaction fut la seule chose qui retint Thomas de l’empoigner par le col et de le secouer pour lui arracher des réponses.
— Tu es qui, toi ? demanda Thomas sans prendre de gants.
— Qui je suis ? rétorqua le garçon sur un ton sarcastique. Dis-moi plutôt qui vous êtes, vous.
Newt, qui s’était levé, se trouvait encore plus près que Thomas du nouveau venu.
— Ne commence pas à jouer les caïds. On est plein et tu es tout seul. Crache le morceau !
L’autre croisa les bras dans une posture de défi.
— D’accord. Je m’appelle Aris. C’est tout ce que vous vouliez savoir ?
Thomas se retint de le cogner. Le voir les prendre de haut comme ça, alors que Teresa restait introuvable…
— Comment es-tu arrivé là ? Où est passée la fille qui a dormi là cette nuit ?
— Une fille ? Quelle fille ? Il n’y a que moi, ici. Je n’ai vu personne d’autre.
Thomas se tourna vers le réfectoire.
— Il y a un écriteau juste là qui indique que c’est sa chambre. Teresa… Agnes. Rien à voir avec un tocard du nom d’Aris.
Le ton de sa voix dut faire sentir au dénommé Aris qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie. Le garçon leva les mains en un geste apaisant.
— Écoute, mec, je ne sais pas de quoi tu parles. On m’a amené ici la nuit dernière, j’ai dormi dans ce lit (il indiqua celui qui était défait) et je me suis réveillé il y a cinq minutes pour aller pisser. Je ne connais aucune Teresa Agnes. Désolé.
Le soulagement qu’avait éprouvé Thomas quand il avait entendu la chasse d’eau vola en éclats. Désemparé, il se tourna vers Newt.
Ce dernier haussa les épaules avant de s’adresser à Aris.
— Qui t’a amené ici ?
Le garçon leva les bras en l’air, puis les laissa retomber contre ses flancs.
— Aucune idée. Des types avec des flingues qui nous ont délivrés et nous ont dit que tout irait bien.
— Délivrés de quoi ? s’enquit Thomas.
Cette histoire devenait vraiment bizarre. Très, très bizarre.
Aris baissa la tête, ses épaules s’affaissèrent. On aurait dit qu’un souvenir horrible lui revenait en mémoire. Il soupira, puis releva les yeux vers Thomas et lui répondit :
— Du Labyrinthe, mec. Du Labyrinthe.