CHAPITRE 40
L’impact projeta Thomas en arrière et le fit pivoter de sorte qu’il tomba à plat ventre, le nez contre le bitume. À travers la souffrance et le bourdonnement sourd qui lui résonnait dans les oreilles, il entendit une deuxième détonation, suivie de grognements et de coups, puis d’un tintement de métal.
Il roula sur le dos, la main sur sa blessure ; il n’avait pas le courage de regarder la plaie. Le bourdonnement à ses oreilles redoubla, et il nota du coin de l’œil que le Blond avait été plaqué au sol. Quelqu’un était en train de le démolir à coups de poing.
Minho.
Thomas baissa enfin les yeux sur son épaule. Ce qu’il découvrit fit battre son cœur deux fois plus vite.
Un petit trou dans sa chemise dévoilait un cratère écarlate dans la partie charnue au-dessus de l’aisselle. Il saignait abondamment. Il avait très mal. Lui qui avait cru sa migraine douloureuse, tout à l’heure, était soumis maintenant à une souffrance bien supérieure, concentrée dans un noyau dur au beau milieu de son épaule. Et qui se diffusait dans tout son corps.
Penché sur lui, Newt le dévisageait avec un regard inquiet.
— Il m’a tiré dessus.
C’était sorti tout seul. La douleur se répandait en lui comme autant d’agrafes malveillantes qui le lardaient et le déchiraient avec leurs petites pointes. Il sentit son esprit s’engourdir.
Quelqu’un passa une chemise à Newt, qui la pressa sur la blessure de Thomas. Une nouvelle vague de douleur le submergea ; il poussa un cri – il se moquait pas mal de passer pour une mauviette. Il n’avait jamais eu aussi mal. Le monde s’estompait autour de lui.
« Perds connaissance, se dit-il. Perds connaissance, tu ne sentiras plus rien. »
Les voix lui parvenaient de très loin, comme la sienne quand on l’avait drogué sur la piste de danse.
— Je peux lui extraire ça, dit Jorge. Mais je vais avoir besoin d’un feu.
— On ne peut pas faire ça ici, protesta une voix.
Celle de Newt ?
— Commençons par foutre le camp de cette ville.
Là, ça ne pouvait être que Minho.
— D’accord. Aidez-moi à le porter, trancha une voix que Thomas ne reconnut pas.
Des mains l’empoignèrent par-dessous, lui soulevèrent les jambes. Douleur. Quelqu’un annonça qu’il allait compter jusqu’à trois. Douleur. Il avait vraiment très, très mal. Un. Douleur. Deux. Aïe ! Trois !
Il s’envola, et une nouvelle explosion de douleur s’empara de lui.
Puis son souhait se réalisa et l’obscurité emporta ses soucis.
*
Il se réveilla, la cervelle en coton.
La lumière l’aveuglait ; impossible d’ouvrir complètement les paupières. Il tressautait et se balançait, porté par plusieurs personnes. Il entendait souffler et haleter autour de lui. Des bruits de pas sur le bitume. Quelqu’un cria, mais il ne comprit pas un mot. Un peu plus loin, des fondus poussaient des cris.
Et la chaleur ! Elle était accablante.
Il avait l’épaule en feu. La douleur le déchirait en une série d’explosions toxiques. Il se réfugia dans les ténèbres.
*
Il entrouvrit les yeux.
Cette fois, la lumière était beaucoup moins vive. On aurait dit la lueur dorée du crépuscule. Il était allongé sur le dos, à même le sol. Un caillou lui rentrait dans les reins, mais ce n’était rien comparé à la souffrance qui lui tenaillait l’épaule. On se pressait autour de lui, on échangeait des mots à voix basse.
Les cris des fondus s’étaient perdus au loin. Il ne voyait aucun immeuble, rien que le ciel au-dessus de lui. Et la douleur dans son épaule. Oh, cette douleur !
Un feu crépitait à proximité. Il sentait sa chaleur lui lécher le corps, comme un souffle dans l’air chaud.
Quelqu’un dit :
— Vous avez intérêt à bien le tenir. Les jambes et les bras.
Malgré le brouillard dans lequel il flottait, cette mise en garde ne lui dit rien de bon.
Une lueur argentée accrocha son regard, le reflet du couchant sur… une lame de couteau ? Rougeoyante ?
— Ça va faire un mal de chien, annonça une voix.
Il entendit un grésillement juste avant qu’un milliard de bâtons de dynamite lui explosent dans l’épaule.
Son esprit tira le rideau pour la troisième fois.
*
Il sentit qu’il était resté évanoui un bon moment. Quand il reprit connaissance, les étoiles scintillaient dans le ciel. Quelqu’un lui tenait la main. Il voulut tourner la tête pour voir qui c’était, mais le mouvement lui provoqua une violente douleur le long de la colonne vertébrale.
Il n’avait pas besoin de regarder. Ce ne pouvait être que Brenda.
Qui d’autre ? Et puis, la main était petite et douce. Brenda, sans hésiter.
La souffrance aiguë s’était transformée en un mal sournois qui se diffusait dans tout son corps. C’était pire qu’avant. Une sensation répugnante, comme un flot d’asticots qui se répandraient dans ses veines, au creux de ses os et entre ses muscles. En le rongeant de l’intérieur.
La douleur était devenue plus sourde.
Il n’aurait pas su expliquer pourquoi, mais il était certain que quelque chose ne tournait pas rond chez lui.
Le mot « infection » s’imposa à lui, et resta gravé dans son esprit.
Il s’évanouit.
*
Le soleil levant réveilla Thomas. Brenda ne lui tenait plus la main. Il sentit sur sa peau la fraîcheur de l’air matinal, qui lui donna brièvement le sourire.
Puis il prit conscience de la douleur lancinante qui le consumait tout entier, logée dans chacune de ses fibres. Cela n’avait plus rien à voir avec son épaule ou sa blessure. Quelque chose de terrible proliférait dans son organisme.
« L’infection. » Encore ce mot.
Il ne savait pas comment il tiendrait pendant les cinq prochaines minutes. Encore moins l’heure suivante. Comment pourrait-il tenir une journée entière ? S’endormir, et se réveiller encore plus mal en point ? Le désespoir l’envahit, comme un vide béant qui menaçait de le précipiter vers l’abîme. Il se sentit gagné par la panique. Et toujours cette douleur omniprésente…
Les choses prirent soudain une tournure étrange.
Les autres l’entendirent avant lui. Minho et ses compagnons se mirent soudain à courir dans tous les sens, en scrutant le ciel. Le ciel ? Pourquoi le ciel ?
Quelqu’un – Jorge, pensa-t-il – cria le mot « berg ».
Puis Thomas l’entendit à son tour. Un grondement grave, ponctué de chocs sourds. Le bruit devint de plus en plus fort, au point qu’il eut bientôt la sensation de l’entendre résonner à l’intérieur de son crâne, dans ses tympans, dans les os de sa mâchoire et jusque dans sa colonne vertébrale. Un martèlement constant, régulier, comme un gigantesque battement de tambour et, en arrière-fond, le vrombissement puissant d’une machinerie lourde. Le vent se leva. Thomas crut d’abord qu’il allait y avoir de l’orage, mais le ciel était d’un bleu immaculé. Pas un nuage en vue.
Le bruit accentuait sa douleur ; il commençait à tourner de l’œil. Mais il serra les dents, désespérément curieux de découvrir la source de ce vacarme. Minho cria, le doigt pointé vers le nord. Thomas avait trop mal pour se retourner dans cette direction. Le vent forcit, l’enveloppa, s’engouffra sous ses vêtements. Un nuage de poussière obscurcit l’air. Tout à coup, Brenda se pencha sur lui et lui prit la main.
Elle approcha son visage à quelques centimètres du sien. Ses cheveux volaient dans le vent.
— Excuse-moi, lui dit-elle. Je ne voulais pas… je veux dire, je sais bien que tu…
Elle détourna la tête.
De quoi parlait-elle ? Pourquoi ne lui disait-elle pas ce qui produisait ce bruit insupportable ? Il avait tellement mal…
Une expression de surprise horrifiée se répandit sur le visage de la jeune fille, qui resta bouche bée, les yeux écarquillés. Puis elle fut repoussée par deux…
Cette fois, la panique s’empara de Thomas pour de bon. Deux personnes, vêtues de la tenue la plus étrange qu’il avait jamais vue. Une sorte de combinaison intégrale, flottante, vert foncé, dont le torse était barré de lettres qu’il ne parvenait pas à lire. Le visage mangé par de grosses lunettes de soudeur. Non, pas des lunettes. Une sorte de masque à gaz. Ils étaient hideux, monstrueux. On aurait dit deux insectes géants mangeurs d’hommes, emmaillotés dans du plastique.
L’un d’eux lui attrapa les chevilles. L’autre le saisit par les aisselles. Thomas poussa un grand cri. Ils le soulevèrent du sol, et une douleur fulgurante le traversa de la tête aux pieds. Lui qui croyait s’être habitué à la souffrance découvrit qu’elle pouvait être encore pire. Comme se débattre était trop douloureux, il se laissa faire.
Ils l’emportèrent, et Thomas parvint enfin à déchiffrer les lettres sur le torse de l’homme qui lui tenait les jambes.
WICKED.
Les ténèbres menaçaient de l’engloutir. Il se laissa submerger, mais cette fois sa douleur l’accompagna.