CHAPITRE 55
Il fallut à Thomas beaucoup de volonté pour continuer à avancer sans se retourner.
— Hein ? Pourquoi tu ne m’en as jamais parlé dans le Labyrinthe ?
Comme s’il avait besoin d’une raison supplémentaire de se méfier d’eux.
— Pourquoi vous ne parlez plus ? demanda subitement Aris. Vous vous répandez sur moi dans mon dos, ou quoi ?
Curieusement, il n’avait plus l’air menaçant du tout. Comme si les événements dans le bosquet des arbres morts n’avaient jamais eu lieu.
Thomas lâcha une exclamation qu’il retenait depuis un moment.
— Je n’arrive pas à le croire. Tous les deux, vous…
Il s’interrompit, conscient qu’au fond ce n’était pas si surprenant. N’avait-il pas vu Aris dans son dernier rêve ? Le garçon était dans le coup. Et la manière dont ils se comportaient l’un envers l’autre dans son souvenir semblait indiquer qu’ils étaient dans le même camp. Ou qu’ils l’avaient été, en tout cas.
— J’en ai marre ! lâcha Thomas. Il n’y a qu’à continuer à voix haute.
— Bon, dit Teresa. J’ai beaucoup de choses à t’expliquer, alors essaie de m’écouter sans m’interrompre, d’accord ?
La descente commençait à tirer sur les cuisses de Thomas.
— D’accord, mais… comment sais-tu quand tu t’adresses à lui et quand tu t’adresses à moi ? Comment fais-tu la différence ?
— Aucune idée. C’est comme si je te demandais comment je fais la différence entre les ordres que je donne à ma jambe droite et ceux que je donne à ma jambe gauche quand je marche. Je le sais, c’est tout. C’est construit comme ça dans mon cerveau.
— On l’a fait, nous aussi, mec, intervint Aris. Tu ne te rappelles pas ?
— Bien sûr que je me rappelle, bougonna Thomas.
Si seulement il pouvait se souvenir de tout, les pièces s’emboîteraient et il pourrait passer à autre chose. Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi le WICKED tenait tellement à les priver de leur mémoire. Et pourquoi ces fuites récentes ? Étaient-elles voulues ou accidentelles ? Une conséquence imprévue de la Transformation ?
Tant de questions sans réponse.
— Très bien, déclara-t-il enfin. Je vais la boucler et mon cerveau aussi. Continue.
— On reparlera d’Aris et moi un peu plus tard. Je ne me souviens même plus de ce qu’on se disait : à mon réveil j’avais pratiquement tout oublié. Le coma fait sûrement partie des variables, alors on a peut-être monté cette forme de communication pour éviter de devenir fous. Je veux dire, on a participé à la mise en place de tout ce cirque, pas vrai ?
— La mise en place ? répéta Thomas. Je ne sais…
Teresa lui donna une petite tape sur le crâne.
— Je croyais que tu devais la boucler ?
— Oui, oui, grommela Thomas.
— Bref, quand ces gens ont débarqué dans ma chambre dans leurs combinaisons sinistres, mon lien télépathique avec toi ne voulait plus fonctionner. J’étais à moitié endormie et complètement terrorisée. J’ai d’abord cru à un cauchemar. Et puis, on m’a plaqué sur la bouche un truc qui sentait très ­mauvais et je me suis évanouie. À mon réveil, j’étais couchée sur un lit dans une autre chambre, avec des gens assis en rang qui m’observaient derrière une grande baie vitrée que je ne voyais pas, mais que je pouvais toucher… comme une sorte de champ de force.
— Oui, confirma Thomas, on a eu droit à ça, nous aussi.
— Et là, ils ont commencé à me parler. Ils m’ont expliqué en détail tout ce qu’ils voulaient qu’on te fasse, Aris et moi, en me chargeant de le lui expliquer. Par télépathie, tu vois, même s’il appartenait désormais à ton groupe. Enfin, notre groupe. Le groupe A. Ils m’ont fait sortir de la chambre et rejoindre le groupe B ; ensuite, ils nous ont dit qu’on avait toutes la Braise et ils nous ont parlé du refuge. On avait peur, on ne ­comprenait pas tout, mais on n’avait pas le choix. On a pris des tunnels souterrains en direction des montagnes – on a complètement évité la ville. Notre rencontre à tous les deux dans le petit bâtiment, tout ce qui s’est passé après jusqu’au moment où on vous est tombées dessus en armes dans la vallée, tout était planifié depuis le départ.
Thomas repensa à ses rêves. Une petite voix lui souffla qu’il avait toujours su qu’un scénario de ce genre serait peut-être nécessaire, avant même de se rendre au Bloc, dans le Labyrinthe. Bien qu’il ait mille questions à poser à Teresa, il décida de patienter encore un peu.
Ils s’engagèrent dans un autre lacet, et Teresa continua :
— Je sais seulement deux choses de façon certaine. D’abord, que si j’avais essayé de m’écarter du plan si peu que ce soit, ils t’auraient tué. Ils m’avaient prévenue qu’ils avaient « d’autres options ». Ensuite, que le but de la manœuvre consistait à ce que tu te sentes trahi. Tout ce qu’on t’a fait subir, c’était pour ça.
Une fois encore Thomas repensa à ses souvenirs. Teresa et lui avaient employé le mot « schémas » juste avant de se séparer. Que fallait-il en déduire ?
— Alors ? demanda Teresa lorsqu’ils eurent continué un moment en silence.
— Alors quoi ? riposta Thomas.
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— Parce que c’est tout ? C’est ça, ta grande explication ? Je suis supposé me sentir beaucoup mieux maintenant ?
— Tom, je ne pouvais pas prendre le moindre risque. J’étais convaincue qu’ils te tueraient si je ne jouais pas le jeu. Tu devais avoir la certitude que je t’avais trahi. C’est pour ça que j’ai mis le paquet. Par contre, pourquoi c’était si important pour eux, je n’en ai aucune idée.
Thomas s’aperçut tout à coup que ce brusque afflux d’informations lui avait donné une nouvelle migraine.
— Je dois reconnaître que tu étais drôlement crédible. Et dans le bâtiment ? Quand tu m’as embrassé ? Et qu’est-ce qu’Aris vient faire dans cette histoire ?
Teresa lui attrapa le bras et l’obligea à s’arrêter pour lui faire face.
— Ils avaient tout calculé. Pour leurs fameuses variables. Je ne sais pas comment ça marche.
Thomas secoua lentement la tête.
— Oui, eh bien je ne suis pas plus avancé avec tout ça. Et excuse-moi de faire un peu la gueule.
— Est-ce que ça a fonctionné ?
— Pardon ?
— Ils voulaient que tu te sentes trahi, et ça a marché. Hein ?
Thomas la regarda longuement droit dans les yeux.
— Oui.
— Je suis sincèrement désolée. Mais tu es encore en vie, et moi aussi. Et Aris aussi.
— Oui, répéta-t-il.
Il n’avait pas envie de poursuivre la conversation.
— Le WICKED a obtenu ce qu’il voulait, et moi aussi, conclut Teresa. Aris, tourne-toi vers la vallée, s’il te plaît.
— Hein ? répondit-il, confus. Pourquoi ?
— Fais-le, c’est tout.
La voix de Teresa avait perdu sa dureté depuis l’épisode de la chambre à gaz, mais cela ne fit que rendre Thomas encore plus soupçonneux. Que manigançait-elle encore ?
Aris soupira, leva les yeux au ciel et s’exécuta.
Teresa n’hésita pas. Elle sauta au cou de Thomas et l’attira vers elle. Il n’eut pas le courage de lui résister.
Ils s’embrassèrent, sans que Thomas éprouve rien.