À son réveil, il avait l’impression qu’on lui avait enfoncé à coups de marteau des glaçons dans les oreilles et dans le cerveau. Il leva le bras, grimaçant, pour se frotter les yeux et fut pris d’un vertige qui fit tanguer la pièce autour de lui. Il se souvint alors de la réaction violente de Teresa, puis de son rêve, et se sentit envahi par le découragement. Qui étaient ces gens ? Des personnes réelles ? Étaient-ils sérieux, à propos de son cerveau ?
— Content de voir que certains arrivent encore à faire la sieste.
Thomas plissa les paupières et vit Newt qui le toisait, debout à son chevet.
— Combien de temps j’ai dormi ? demanda Thomas en balayant Teresa et son rêve – son souvenir ? – dans un coin de son esprit.
Newt consulta sa montre.
— Deux heures. Quand les autres t’ont vu roupiller, ça a calmé tout le monde. Il n’y a pas grand-chose de mieux à faire de toute façon. On est enfermés ici.
Thomas s’assit dans son lit, le dos au mur, en s’efforçant de ne pas gémir.
— Est-ce qu’on a quelque chose à manger ?
— Non. Mais je suis sûr que ces gars-là ne se sont pas donné tant de mal pour nous amener ici et nous monter un plan pareil dans le seul but de nous regarder crever de faim. Il va forcément se passer un truc. Ça me rappelle au début, quand ils nous ont envoyés au Bloc. Le groupe initial, avec Alby, Minho, moi et quelques autres. Les premiers blocards.
Il avait lâché cette dernière remarque sur un ton sarcastique.
Thomas prit conscience qu’il ne s’était jamais demandé à quoi leur situation avait pu ressembler.
— Ah bon ? Raconte.
Le regard de Newt se posa sur le mur derrière la fenêtre la plus proche.
— On s’est réveillés en plein jour, couchés par terre à côté de la Boîte. Elle était fermée. On n’avait plus aucun souvenir, comme toi à ton arrivée. La panique n’a pas duré longtemps ; tu aurais été surpris de voir à quelle vitesse tout le monde s’est calmé. On était une trentaine. Bien sûr, on ignorait ce qui se passait, comment on était arrivés là, ou ce qu’on attendait de nous. Et on était terrifiés, complètement paumés. Mais vu qu’on était tous dans le même bateau, on s’est organisés comme on a pu. Et quelques jours plus tard, chacun avait son job et on faisait tourner la ferme.
Thomas constata avec soulagement que sa migraine s’estompait. Et il s’avouait intrigué par les débuts du Bloc – les pièces de puzzle éparses que la Transformation lui avait permis de rassembler ne constituaient pas des souvenirs suffisamment solides.
— Est-ce que les Créateurs avaient déjà tout mis en place ? Les champs, les animaux, tout ça ?
Newt acquiesça, sans quitter des yeux la fenêtre murée.
— Oui, mais ç’a été un sacré boulot d’apprendre à gérer tout ça correctement. On a fait pas mal d’erreurs, au début.
— Et, heu… en quoi la situation actuelle te fait-elle penser à ça ? demanda Thomas.
Newt le regarda enfin.
— Ben, à l’époque, on était tous convaincus qu’on nous avait envoyés là dans un but bien précis. Si on avait voulu nous tuer, on l’aurait fait, tout simplement. Pourquoi se donner la peine de nous envoyer dans cet endroit gigantesque, avec une ferme, une grange et des animaux ? Et puisqu’on n’avait pas le choix, on s’est retroussé les manches et on s’est mis à explorer les lieux.
— Sauf qu’on a déjà tout exploré ici, rétorqua Thomas. Pas d’animaux, rien à manger, et pas de Labyrinthe.
— Arrête, tu vois bien que c’est le même concept. On nous a forcément mis ici pour une raison précise. Et on finira par la découvrir.
— À condition de ne pas mourir de faim d’ici là.
Newt indiqua la salle de bains.
— On a de l’eau, on peut tenir plusieurs jours. Il va bien se passer quelque chose !
Au fond de lui, Thomas en était persuadé lui aussi ; il ne discutait que pour se rassurer.
— Que fais-tu des cadavres qui pendaient là ce matin ? Peut-être que ces gens nous ont vraiment sauvés, qu’ils se sont fait tuer, et que tout est fichu maintenant. Ou qu’on était censés agir mais qu’il est trop tard et qu’il ne nous reste plus qu’à crever ici.
Newt éclata de rire.
— Tu es drôlement encourageant, tu sais ? Non, après le coup des cadavres qui se volatilisent et l’apparition des murs de briques, ça ressemble plutôt à un truc comme le Labyrinthe. Bizarre et impossible à expliquer. Le mystère ultime. C’est peut-être notre prochaine épreuve, va savoir. En tout cas, on aura notre chance, comme on l’a eue dans le Labyrinthe. Je te le garantis.
— Oui, murmura Thomas.
Il hésitait à lui faire part de son rêve. Il décida de le garder pour lui dans l’immédiat, et dit simplement :
— J’espère que tu as raison. Tant qu’on ne voit pas débarquer les Griffeurs, ça devrait aller.
— S’il te plaît, mec, ne parle pas de ce genre de truc. Tu vas nous porter la poisse.
L’image de Teresa s’imposa à l’esprit de Thomas, qui perdit toute envie de poursuivre la discussion.
— Qui joue les rabat-joie, maintenant ? répliqua-t-il néanmoins.
— Tu as raison, reconnut Newt. Je crois que je vais aller embêter quelqu’un d’autre en attendant que la situation se débloque. J’espère que c’est pour bientôt. J’ai faim !
— Ne parle pas de ce genre de truc…
— Ha, ha.
Newt s’éloigna et Thomas s’allongea sur le dos. Il ferma les yeux au bout d’un moment, mais quand il vit apparaître le visage de Teresa au cœur de ses idées noires, il les rouvrit aussitôt. S’il voulait réussir à s’en sortir, il allait devoir l’oublier pour le moment.
*
La faim.
« On dirait que j’ai une bestiole dans le ventre », songea Thomas. Après trois jours entiers sans manger, il avait l’impression qu’une bête féroce cherchait à se frayer un chemin hors de son estomac à coups de crocs et de griffes. La sensation le tenaillait à chaque instant. Il buvait aussi souvent que possible aux robinets de la salle de bains, mais cela n’apaisait pas la bête. Ça donnait plutôt l’impression de la renforcer, pour qu’elle puisse le tourmenter encore plus.
Les autres souffraient aussi, même si la plupart serraient les dents et ne disaient rien. Thomas les regardait marcher la tête basse, comme si chaque pas leur coûtait mille calories. Beaucoup se léchaient les lèvres. Ils se tenaient le ventre, le comprimaient, comme pour calmer la bête qui les rongeait de l’intérieur. Sauf pour aller boire à la salle de bains, presque tous évitaient de bouger. Comme Thomas, ils restaient allongés sur leur lit, inertes. Le teint pâle, les yeux creusés.
Thomas vivait cet état comme une maladie douloureuse. La vue de ses compagnons ne faisait qu’empirer les choses, lui rappelant sans cesse qu’il ne pouvait pas se contenter de fermer les yeux. La situation était bien réelle, la mort l’attendait au bout du chemin.
Sommeil agité. Salle de bains. Robinet. Retour titubant jusqu’à la couchette. Sommeil agité – sans les rêves ou les souvenirs qui lui étaient revenus précédemment. Le cycle se poursuivait, horrible, tout juste interrompu par la pensée de Teresa dont les paroles cinglantes lui rendaient un peu moins cruelle la perspective de sa mort prochaine. Elle avait été son unique espoir après le Labyrinthe et la perte de Chuck. Et voilà qu’elle avait disparu, qu’ils n’avaient plus rien à manger, depuis trois jours.
La faim. Insupportable.
Il ne se donnait plus la peine de consulter sa montre – cela ne servait qu’à faire paraître le temps plus long et lui rappeler depuis combien de temps il n’avait rien avalé. Vers le milieu de l’après-midi du troisième jour, un bourdonnement soudain se fit entendre dans le réfectoire.
Il regarda vers la porte, conscient qu’il devrait se lever et aller voir. Mais son esprit retombait déjà dans l’état de semi-conscience brumeuse dans lequel il flottait désormais.
Peut-être avait-il imaginé ce bruit. Pourtant, il l’entendit de nouveau.
Il décida de se lever.
Et s’enfonça dans le sommeil.
*
— Thomas.
C’était la voix de Minho. Faible, mais tout de même moins que la dernière fois qu’il l’avait entendue.
— Thomas ! Réveille-toi, mec.
Thomas ouvrit les yeux, surpris d’être encore en vie. Sa vision resta floue une seconde, et au début il ne crut pas à la réalité de ce qu’il voyait flotter à quelques centimètres de son nez. Puis la chose se précisa, ronde et rouge, parsemée de points verts sur sa surface brillante. Il eut l’impression de contempler le paradis.
Une pomme.
— Où as-tu… ?
Il ne prit pas la peine d’achever. Ces trois mots avaient déjà sapé toute son énergie.
— Mange, va, dit Minho, avant d’émettre un bruit mouillé.
Thomas leva les yeux et vit son ami mordre dans une autre pomme. Alors il se redressa sur un coude pour ramasser le fruit posé sur le lit. Il le porta à sa bouche et mordit dedans. La saveur et le jus du fruit explosèrent dans sa bouche.
Avec un gémissement, il attaqua le reste du fruit et l’eut bientôt dévoré jusqu’au trognon avant même que Minho n’ait terminé le sien.
— Vas-y mollo, lui conseilla son ami. Continue à t’empiffrer comme ça et tu vas tout dégueuler. En voilà une autre. Essaie de prendre le temps de mâcher, cette fois.
Il tendit une deuxième pomme à Thomas, qui la saisit sans un mot de remerciement et en prit une grosse bouchée. Tout en mastiquant et en se promettant d’avaler avant de prendre une autre bouchée, il sentit un regain d’énergie lui traverser le corps.
— Oh, ça fait du bien, soupira-t-il. Mais d’où elles sortent, ces pommes ?
Minho hésita, puis se remit à mastiquer.
— Elles étaient dans le réfectoire, répondit-il. Avec… le reste. Les tocards qui les ont trouvées jurent que, quelques minutes plus tôt, il n’y avait rien, mais moi, je m’en fiche.
Thomas balança ses jambes hors du lit et s’assit.
— Et qu’ont-ils trouvé d’autre ?
Minho indiqua la porte d’un hochement de tête.
— Va voir toi-même.
Thomas se leva avec difficulté. Il se sentait toujours très faible, comme si on l’avait vidé de sa chair et qu’il ne lui restait plus que les os. Mais il se tint debout et, après quelques secondes, jugea même qu’il se sentait déjà mieux que lors de son dernier trajet jusqu’à la salle de bains.
Quand il eut recouvré son équilibre, il gagna la porte et pénétra dans le réfectoire. Trois jours plus tôt, la salle était pleine de cadavres ; à présent elle était remplie de blocards en train de puiser dans un gros tas de nourriture au milieu de la pièce. Fruits, légumes, petits paquets.
À peine eut-il enregistré la scène qu’une chose plus étrange encore attira son attention à l’autre bout de la salle. Il tendit le bras pour s’appuyer contre le mur derrière lui.
On avait installé un grand bureau face à la porte du deuxième dortoir.
Et juste derrière, un homme maigre en costume était assis dans un fauteuil, les pieds sur le bureau, jambes croisées.
Il était plongé dans la lecture d’un livre.