Les deux jours qui suivirent, Celia reprit les plans du pont Evermore et s’attacha à calculer les cotes en ajoutant à son propre poids la charge utile qu’aurait à supporter la nouvelle infrastructure avec le passage des véhicules et de leurs chargements. Elle ajouta des joints d’expansion pour absorber les écarts extrêmes de température qui régnaient dans la montagne, ainsi que des poutrelles en acier destinées à renforcer la résistance aux vents si, par un malheureux concours de circonstances, la ville devait subir les assauts d’un nouvel ouragan. Grâce à des injections de béton armé au centre de la maçonnerie des fondations, les piliers seraient plus solidement enracinés, enfin, les ouvertures prévues à différents points stratégiques du toit permettraient le passage du vent sans causer de dégâts à la construction.
Elle était assise sur un rocher qui dominait le site où les ouvriers démontaient les culées avec mille précautions afin de pouvoir en réutiliser les pierres. La roche et les butées en ciment qui supportaient l’ancien pont à l’endroit où l’eau et la terre se rejoignaient étaient en très bon état. Il n’y aurait qu’à les consolider avec du béton armé.
Une autre équipe d’ouvriers était occupée à construire des digues destinées à maintenir l’eau de la rivière à l’écart des culées afin que le terrain sèche avant la coulée du béton.
Lorsque Nikki était arrivée à Sweetness, elle lui avait confié que les ouvriers n’avaient guère apprécié d’être soignés par une femme médecin et le lui avaient fait sentir. Alors, qu’en serait-il pour Celia ? Comment serait-elle reçue ? Jusque-là, les ouvriers avaient été attentifs à ses ordres et respectueux de son autorité. Et il lui fallait bien convenir que c’était agréable de revenir là où, autrefois, elle n’était qu’une tête brûlée et d’y être maintenant quelqu’un. Quelqu’un en mesure de donner des ordres.
Elle frissonna dans sa veste de laine et se plongea sur son ordinateur dans l’étude d’un système de toit à lattes renforcées plus solide que l’ancien.
Des lattes renforcées… Si seulement on pouvait en faire autant pour les gens ! Un contrefort par-ci, un tasseau par-là, et le tour serait joué. On serait prêt à tout affronter, soi-même et les autres. La discussion avec Marcus l’avait profondément remuée. Ce dernier avait raison, il était temps de parler de son fils à Kendall. Mais vu le comportement de ce dernier lors de la conférence, elle s’interrogeait. Serait-ce jamais le bon moment ?
Et Tony avec qui elle communiquait de moins en moins bien. Ses rares coups de fil la laissaient plus inquiète qu’ils ne la rassuraient. Ce n’était pas tout de parler à Kendall. Il lui fallait aussi révéler à Tony l’identité de son père, ce qui n’était pas facile non plus. Plus jeune, il lui avait plusieurs fois demandé qui il était, mais elle avait été évasive, ne révélant jamais le nom de Kendall, ce dont elle se félicitait maintenant. Tony était fou d’informatique et il aurait pu tenter de retrouver son père avant qu’elle soit prête.
Elle ferma les yeux. Prête, elle ? Allons donc ! Mais le serait-elle jamais ?
Et puis, ce n’était sans doute pas le moment de bouleverser la vie de Tony. Ne valait-il pas mieux attendre qu’il ait fini l’école militaire et qu’il soit revenu à la maison, dans un environnement plus familier ? Une fois le chantier du pont terminé, elle parlerait à Kendall et s’il voulait voir Tony, il pourrait venir leur rendre visite à Broadway.
Oui… C’était ça le meilleur plan, songea-t-elle en suivant du regard les volutes du petit nuage blanc qui se formait devant sa bouche, au contact de l’air froid.
Soudain, le ronronnement d’un tracteur qui approchait attira son attention. Après des années sur les chantiers, elle était capable de reconnaître tous les types de machines. Elle referma son ordinateur, leva les yeux et mit sa main en visière pour se protéger du soleil. A la vue de la large carrure de Kendall qui se profilait sur le siège du conducteur et malgré la distance, son cœur battit plus fort dans sa poitrine. Le tracteur avançait lentement, tirant derrière lui une remorque lourdement chargée des grosses poutres et des pièces de bois qu’elle avait vues dans l’entrepôt des objets trouvés.
Elle se leva et le regarda se garer au bord de la route, sur un emplacement aménagé à proximité du chantier, mais suffisamment à l’écart pour ne pas gêner. Il manœuvrait son engin avec une dextérité qui la remplit d’admiration. Manifestement, c’était lui le patron et il savait tout faire.
— Est-ce que ça ira, là ? lui demanda-t-il après avoir coupé le moteur.
— Parfait, lui cria-t-elle.
Il sauta à terre pour aller détacher la remorque à l’arrière du tracteur et elle put, tout à son aise, apprécier la vue de son corps athlétique. Soudain une question s’imposa dans son esprit : est-ce que faire l’amour avec lui maintenant, ça serait pareil qu’avant ou différent ?
Mais elle repoussa ces pensées incongrues alors qu’il s’avançait vers elle, son jean maculé de boue. Elle nota que sa chemise de flanelle rouge était agrémentée de peluches du plus heureux effet qui provenaient manifestement d’un pull angora rose.
Rachel ! songea-t-elle, dépitée.
— Marcus m’a chargé de te dire que les services de l’environnement avaient entériné nos plans.
— C’est une bonne nouvelle, répliqua-t-elle.
— Notre fournisseur va livrer le matériel demain matin, ajouta-t-il.
— C’est rapide, constata-t-elle.
— C’est ce que tu voulais, non ?
Le ton de Kendall était agressif.
— C’est vrai, convint-elle en pinçant les lèvres.
Il la regarda d’un air morne, comme s’il allait ajouter quelque chose à ce sujet, mais il parut se raviser.
— Il s’agit d’une travée et d’éléments standard. Ils les avaient en stock. De toute façon, comme le fabricant est d’ici, il va prendre en compte les matériaux d’origine réutilisables. Seulement, il lui faut une liste précise. A nous de voir ce qu’il y a de bon dans tout cela.
Il avait un ton un peu sec qui lui déplut.
— Dois-je comprendre que tu te proposes de m’aider ?
Il hocha brièvement la tête.
— Le temps presse, dit-il.
— Et tu ne vas manquer à personne ? insista-t-elle.
— A qui devrais-je manquer ? répliqua-t-il en ouvrant de grands yeux.
Pour toute réponse, elle tendit la main, cueillit délicatement du bout des doigts une peluche rose sur sa chemise et souffla dessus pour la faire s’envoler.
Il tressaillit et son visage prit la couleur de sa chemise. Ce qui ne fit qu’accroître son irritation.
Soudain, la sonnerie de son téléphone retentit. D’un coup d’œil, elle vit s’afficher sur l’écran le nom de Tony. Aussitôt son cœur se mit à battre la chamade. Son fils l’appelait au téléphone alors qu’elle parlait à son père !
— Pardonne-moi, mais je dois prendre cette communication, s’excusa-t-elle en s’éloignant de quelques pas.
Elle essaya de prendre un ton enjoué, mais elle n’osait pas parler trop fort.
— Bonjour, mon chéri ! Pour une surprise, c’en est une belle !
— Salut, répliqua-t-il d’un ton maussade. C’est comment, ton bled ?
— Très bien, répondit-elle avec bienveillance. Et toi ? Quoi de neuf ?
— Est-ce que tu peux venir me chercher ?
— Il y a quelque chose qui ne va pas ? dit-elle en se cramponnant encore un peu plus à son téléphone.
— Ouais, grommela-t-il. J’en ai marre.
Soulagée, elle se redressa et prit une voix plus ferme.
— Je te l’ai dit. Je dois encore passer quelques semaines ici et toi aussi, tu dois encore passer quelques semaines là-bas. Ce n’est tout de même pas insurmontable, qu’en penses-tu ?
— Non, dit-il comme à regret, avec un soupir lourd de ressentiment.
— Bien. Maintenant, il faut que je retourne au travail. Mais appelle-moi ce soir, d’accord ?
— D’accord, acquiesça-t-il avec un autre gros soupir.
— Je t’aime.
— Moi aussi, j’t’aime, grommela-t-il en raccrochant.
Elle rangea son téléphone, un sourire empreint de tendresse aux lèvres. Lorsqu’elle se retourna, elle vit que Kendall n’avait pas bougé et gardait les yeux braqués sur elle.
Il avait dû l’entendre ! Avait-elle dit des choses qui pourraient lui mettre la puce à l’oreille ? Ils se regardèrent dans les yeux et elle crut qu’elle allait se trouver mal, attendant qu’il lui demande de s’expliquer.
Mais il serra seulement les lèvres en un rictus de frustration et fit un geste de la main en direction du chargement de poutres.
— Finissons-en. Au travail ! lança-t-il sèchement.
— D’accord, fit-elle, soulagée. Si tu me donnes les numéros, je cherche sur les plans.
Elle ouvrit son ordinateur et disposa les anciens plans et les nouveaux en deux tableaux.
— Quand tu veux. Je suis prête.
Il grimpa sur la remorque et s’accroupit au milieu des poutres afin de trouver le numéro qui était gravé sur chacune d’elles.
— C’est une traverse, dit Celia.
Il lui avait suffi de consulter l’ancien plan pour trouver la pièce correspondante. Ensuite, elle consulta le nouveau pour voir si cet élément aurait les mêmes cotes.
— Oui, nous pourrons la réutiliser si elle est en bon état.
Il enleva ses gants de protection et caressa le bois lisse du madrier avant de le soulever pour le retourner.
— Il faudra sabler cette pièce, mais elle est solide, jugea-t-il.
— Parfait. Cette traverse portera désormais le numéro… dix-huit, annonça-t-elle en sortant de sa poche un marqueur à la craie qu’elle tendit à Kendall. Cela fera l’affaire jusqu’à ce qu’on efface les anciens numéros au chalumeau ou au burin.
Tandis que Kendall marquait la poutre, elle enleva cette dernière de la liste des matériaux à acquérir.
— La suivante porte le numéro… trente-cinq, dit Kendall.
Ils passèrent ainsi méthodiquement en revue les deux douzaines de madriers et la bonne douzaine de pièces en fer forgé qui s’entassaient sur le plateau de la remorque. C’était un travail fastidieux, mais au bout du compte, ils purent en sauver plus de la moitié. Et il y eut même des moments où, pris par leur tâche, ils semblaient se détendre et leurs voix perdaient de leur sécheresse.
— Je crois que si nous y mettons du nôtre, nous ferons du bon travail ensemble, dit-elle en plongeant les yeux au fond des siens.
— Je le crois aussi, renchérit-il.
On aurait dit qu’il voulait ajouter quelque chose, mais rien ne vint. C’était sans doute à cause de sa légère barbe de trois jours. C’était pratique pour marmonner sans se faire entendre. Mais elle s’y était habituée. Et finalement, ça lui allait bien.
Soudain, elle s’imagina qu’il l’embrassait. Qu’il la couvrait de baisers, même. Une vague de chaleur l’envahit et elle déboutonna sa veste sans réfléchir. Une erreur dont elle s’aperçut trop tard : Kendall ne perdait pas une miette du spectacle. Et cela la mit encore plus mal à l’aise.
— Je vais donner à Marcus la liste mise à jour du matériel dont nous avons besoin, dit-elle, histoire de dire quelque chose et dans l’espoir de détourner l’attention de Kendall.
Et puis, comme toujours quand elle était mal à l’aise, elle se jeta à corps perdu dans le travail.
— Connais-tu les délais de livraison du fournisseur ?
— Cela prendra un peu plus de temps que normalement, à cause des pièces sur mesure. Probablement une semaine.
Une semaine, c’était très raisonnable. Heureuse de se sentir dans son élément, elle reprit toute son assurance.
— Est-ce une maison de confiance ?
Il hocha la tête en guise d’acquiescement.
— Nous avons travaillé avec eux pour tous les bâtiments préfabriqués de la ville. Avant chacune de leurs livraisons, les éléments sont vérifiés et comparés avec le bordereau de commande. Après, il n’y a plus qu’à assembler les pièces du puzzle.
Elle eut un petit rire.
— C’est ça… un jeu d’enfant ! s’exclama-t-elle. Mais je te préviens, construire un pont, c’est un peu plus compliqué qu’assembler les éléments d’un bâtiment préfabriqué.
Elle se rendit compte trop tard qu’elle avait été maladroite.
— Je sais, répliqua-t-il sèchement.
Elle repensa aux questions qu’elle ne lui avait jamais posées… sur son travail… sur les chantiers fabuleux auxquels il avait participé… sans elle.
— Alors, tu as déjà construit un ou deux ponts ? s’enquit-elle.
— Deux ou trois, répondit-il sans se démonter. Mais rien d’aussi ambitieux que celui-ci, évidemment.
— Comme moi, admit-elle. En fait, je dois dire que c’est…
Mais elle se tut, craignant d’en dire trop et de dévoiler son attachement pour ce pont.
— Particulier ? proposa-t-il.
En effet, c’était un endroit particulier. Là où ils avaient l’un et l’autre tant de souvenirs en commun. Et surtout, là où ils avaient conçu leur fils. Elle hocha simplement la tête.
Leurs yeux se croisèrent et ce fut comme si le temps s’arrêtait.
Finalement, Kendall toussota et montra du doigt les ouvriers qui s’activaient dans le lit de la rivière.
— Avec eux, comment cela se passe ? demanda-t-il.
— Bien, pour le moment, répondit-elle. Et sur l’autre site ?
— C’est justement ce que j’allais voir. Viens, je t’emmène avec moi, proposa-t-il en souriant. Comme au bon vieux temps.
Elle aurait presque succombé à son sourire — le même que celui de Tony, celui dont il la gratifiait quand il essayait de l’embobeliner. Maintenant, elle savait pourquoi elle ne pouvait jamais y résister. Et elle repensa aux équipées en tracteur avec Kendall, sur les terres de ses parents. C’était juste pour lui tenir compagnie tandis qu’il labourait ou fauchait un pré. De temps à autre, ils s’arrêtaient au pied d’une meule de foin ou à l’ombre d’un arbre.
Une idylle champêtre sur un tracteur ! N’était-ce pas ridicule ? Et pourtant, elle en avait adoré chaque minute. Mais aujourd’hui, les temps avaient changé.
Elle aussi. Et elle ferait bien de se le rappeler le plus souvent possible.
— Je passerai, murmura-t-elle. Auparavant, je veux remettre à Marcus la liste des matériaux ainsi que les cotes pour le fabricant.
S’il fut déçu de son refus de l’accompagner, il n’en montra rien.
— Comme tu veux, dit-il en partant.
Il était déjà loin quand il se retourna vers elle.
— J’allais presque oublier ! Molly m’a demandé de te dire de passer la voir à l’occasion.
Elle se sentit aussitôt légèrement inquiète. Que lui voulait-elle ?
— Non. Bonne chance ! lui lança-t-il en riant.
Elle ouvrit la bouche pour lui dire qu’elle avait changé d’avis et qu’elle venait avec lui, mais à la vue de son jean qui épousait parfaitement la ligne de ses fesses musclées, elle renonça. Jamais elle ne supporterait de se serrer contre lui sur le tracteur. Sans parler des vibrations du moteur et des cahots du chemin qui vous bringuebalaient de droite et de gauche. Non, vraiment, très peu pour elle !
Elle ferma les yeux en poussant un profond soupir. Entre deux maux, mieux valait choisir le moindre. En l’occurrence, c’était Molly.