19

Kendall entrebâilla la porte de la chambre de Celia et glissa un œil à l’extérieur. Personne. La voie était libre. Il sortit dans le couloir et après avoir jeté un regard de regret sur le lit et la forme endormie qu’on devinait sous le drap, il ferma la porte.

Il se faufila sans bruit jusque dans le hall. Le jour était à peine levé et à cette heure matinale, il avait peu de chance de rencontrer quiconque. Du moins l’espérait-il. De ses deux ou trois jours — il ne savait plus très bien — passés au lit avec Celia, il gardait des courbatures dans tout le corps et finalement ce n’était pas si désagréable que cela. En tout cas, il ne s’était jamais senti aussi bien. Pour la première fois depuis longtemps, il avait un but dans la vie. Certes, il avait promis à ses frères d’aider à la reconstruction de Sweetness, ce qui était un but en soi. Mais maintenant, il était encore plus motivé parce qu’il voulait que Celia revienne s’y installer et il voulait lui offrir l’environnement aimant et chaleureux qu’elle n’avait jamais eu auparavant.

Pour qu’elle reste.

Il descendit sans encombre et s’arrêta au pied de l’escalier, surpris d’entendre des voix dans la cuisine où l’on paraissait déjà s’activer malgré l’heure matinale. Pour atteindre la porte d’entrée, il lui faudrait passer devant la porte de la cuisine et traverser la grande salle de devant où les gens aimaient venir s’asseoir pour bavarder.

Il regarda du côté de la porte de derrière, mais jugea que ce serait encore plus risqué car il lui faudrait traverser la grande salle qui était équipée d’un poste de télévision et d’ordinateurs.

Alors il se souvint de la porte de côté qui donnait directement sur le sentier qui menait à la rue principale. Ce n’était pas le chemin le plus court, mais au moins, il ne rencontrerait personne.

Il s’engagea résolument dans cette direction, lorsqu’un grognement menaçant le fit sursauter. A quelques centimètres devant lui, Nigel, le boxer de Rachel, lui barrait la route. Et il n’avait pas l’air content.

— Tout doux, mon bon chien, tout doux, murmura Kendall dans l’espoir d’amadouer la bête féroce.

Mais le molosse se mit à aboyer avec une intensité sonore proche de celle d’une sirène.

— Chut ! s’écria Kendall complètement affolé. Chut !

— C’est quoi tout ce raffut ?

Rachel Hutchins ! En pyjama et robe de chambre, une cuillère de bois à la main.

— Kendall ! Qu’est-ce qui se passe ? s’exclama-t-elle en claquant des doigts pour faire taire son chien.

La bête obéit instantanément et Kendall bredouilla.

— Je… euh…

Qu’allait-elle penser en voyant qu’il portait toujours les mêmes vêtements que le soir où il avait dégusté son « poulet sauce asiatique spéciale » ?

Soudain, Nikki apparut à son tour derrière Rachel.

— Ah, bonjour, Kendall. Est-ce déjà terminé ?

Puis elle se tourna vers Rachel.

— Après toute cette pluie que nous venons d’avoir, Kendall s’est proposé pour venir ce matin jeter un coup d’œil sur les fuites d’eau dans le hall.

Puis elle s’adressa à Kendall.

— Alors, c’est réparable ?

— Oui, c’est… réparable, fit-il en hochant la tête. Je vais revenir plus tard… avec des outils.

— Je te raccompagne, annonça Rachel, tout sourires.

Il étouffa un grognement mécontent, mais fit contre mauvaise fortune bon cœur, prêt à tout pour atteindre la sortie au plus vite. Il remercia Nikki d’un signe de tête et fila sans demander son reste.

Nigel sur les talons, Rachel allongea le pas pour rester à sa hauteur.

— J’espère que tu n’es pas fâché à cause de l’autre soir. Je suis vraiment désolée.

Ils étaient arrivés devant la porte. Kendall s’arrêta et se tourna vers Rachel. Elle était vraiment belle dans son genre et intelligente aussi. Mais elle n’était pas Celia.

— Je ne suis pas fâché. Ce n’était pas ta faute. Tu as seulement voulu bien faire.

Rachel se mordit la lèvre, comme si elle savait que la suite n’allait pas lui plaire.

— Mais ?

— Mais… Je ne suis pas pour toi, Rachel.

Elle baissa la tête.

— Tu veux dire que moi non plus, je ne suis pas pour toi, c’est ça ?

— Oui.

— C’est Celia qui est pour toi, n’est-ce pas ?

Il refusa de lui mentir. De toute façon, si cela ne tenait qu’à lui, il l’aurait crié sur les toits.

— Oui, c’est elle. Depuis toujours.

Elle hocha tristement la tête.

— J’ai entendu dire qu’elle est originaire d’ici. Et que vous sortiez ensemble, autrefois.

— Oui.

— Eh bien, cela adoucit un peu ma déception.

— Je suis désolé. Mais, crois-moi, Rachel, tu es la fille bien que tout garçon rêverait de rencontrer.

— On m’a déjà dit ça, répliqua-t-elle avec un pauvre petit sourire.

Puis elle poussa un profond soupir.

— Du coup, tu ne vas pas réparer le trou dans mon mur ?

Il lui sourit.

— Si. Je te promets qu’il sera réparé.

Elle n’avait pas l’air de trop y croire.

— Rachel, je suis vraiment désolé pour tout ce qui est arrivé.

Elle se pencha vers son chien et le serra affectueusement contre elle.

— Ce n’est pas grave, dit-elle tristement, j’ai Nigel.

Et elle gratifia sa fidèle bestiole d’un bisou avant de se relever et de rentrer dans le hall.

Pauvre Rachel ! Combien d’hommes l’avaient déjà laissée tomber ? Il se détestait d’être un de ceux-là. Mais comment faire autrement ?

Il laissa la porte se refermer derrière lui et s’arrêta sous le porche d’entrée pour respirer l’air frais purifié par les dernières pluies. Le soleil se levait et le ciel était dégagé. Une belle journée d’hiver s’annonçait.

Mais il avait tant plu que d’immenses flaques de vilaine boue rouge s’étaient formées. A coup sûr, le site du chantier ne serait qu’un gigantesque bourbier. Heureusement, grâce à l’excellent travail accompli par Celia et son équipe le jour de la livraison des pièces métalliques, ils étaient encore dans les temps.

Son estomac criait famine, il décida donc de traverser la rue en direction de la cantine. Comment trouverait-il les lieux après l’émeute de l’autre jour ? Ce fut avec une certaine appréhension qu’il ouvrit la porte. Tout était calme. Fidèle à son poste derrière son comptoir, Molly qui paraissait de charmante humeur servait, comme d’habitude, la bouillie d’avoine collante à pleines louches. La salle était bondée d’ouvriers qui prenaient leur petit déjeuner avant de prendre leur poste. Il courut presque vers le comptoir, tellement affamé qu’il était prêt à manger n’importe quoi, même des œufs caoutchouteux et du bacon pas cuit.

Mais le Dr Jay Cross se jeta sur lui.

— Monsieur Armstrong, puis-je m’entretenir un instant avec vous ?

Kendall s’arrêta juste à temps pour ne pas bousculer le petit homme un peu emprunté qui lui barrait la route.

— Certainement, docteur. A quel sujet ?

— Je tiens à vous faire part de mon profond mécontentement, exposa le médecin avec cette façon inimitable qu’il avait de détacher les syllabes.

— De votre mécontentement ? s’étonna Kendall. Expliquez-vous ?

Jay Cross ajusta ses lunettes avant de poursuivre.

— Je me vois dans la pénible obligation de vous dire de cesser d’importuner ma femme.

Kendall se gratta la tempe. Mais de quoi ce type était-il en train de lui parler ?

— Votre femme ?

— Comme si vous ne saviez pas de qui je parle ! Rachel Hutchins, évidemment.

Çà alors ! Rachel, avec ce type ? C’était une plaisanterie. Pourtant, Jay Cross paraissait sérieux.

— Docteur, je ne savais pas que vous étiez liés tous les deux, s’excusa Kendall.

— Nous ne le sommes pas, murmura le médecin sur le ton de la confidence. Mais nous le serons dès que je vous aurai éliminé et que vous ne me ferez plus concurrence.

— Holà, holà ! s’exclama Kendall en levant les mains au ciel. Je ne vous fais pas concurrence.

— Comme vous voulez ! Réglons cela entre hommes ! répliqua Jay Cross, de toute évidence prêt à en découdre.

Et il se mit à sautiller devant lui, poings en avant. Autour d’eux quelques hommes ricanèrent.

Médusé, Kendall regardait le médecin qui s’agitait devant lui, cravate au vent. Il faisait presque le double de sa taille, d’une simple chiquenaude, il aurait pu l’écraser comme une mouche.

— Je n’ai pas l’intention de me battre avec vous…

Mais il ne put finir sa phrase, interrompu par le poing que Jay Cross lui balança en plein sur le nez.

Cette fois il y eut un remue-ménage dans la pièce et tous les yeux se braquèrent sur eux.

Kendall fronça les sourcils. Le « coup » ne lui avait pas fait plus d’effet qu’une piqûre de moustique, mais en revanche, il suffit à le rendre de fort mauvaise humeur.

Cross continuait à le narguer en ajustant ses lunettes.

— Allez ! Sors tes mains et bats-toi en homme !

Kendall réfléchit deux secondes et évalua la situation. D’un côté, il ne voulait pas risquer de blesser ce petit homme, ni de briser ses lunettes. Ce qui ne manquerait pas d’arriver s’il le frappait. De l’autre côté, Cross avait besoin de sauver la face. Alors il le laissa sautiller autour de lui et lui administrer tout son soûl une volée de coups.

Ce manège dura quelques instants, puis il leva les mains en l’air en signe de reddition.

— C’est bon ! J’abandonne.

Cross s’immobilisa et, tout en sueur, il remonta ses lunettes.

— Vous abandonnez vraiment ?

— Oui, promit Kendall. Je vous laisse Rachel. Vous pouvez y aller.

Cross sourit. Puis il mit les poings sur les hanches, s’inclina brièvement devant Kendall avec un air très satisfait.

— Très bien ! Brillante décision.

Il lui tendit la main.

— Sans rancune, monsieur Armstrong ?

— Pas du tout, murmura Kendall. Traitez-la bien.

— Comptez sur moi, répliqua le médecin, l’air sérieux — et rayonnant.

Et il fonça vers la porte, sûrement pressé d’annoncer à Rachel que, désormais, la voie était libre et qu’ils pouvaient sortir ensemble.

Le pauvre ! Il avait presque pitié de lui.

Alors que le Dr Cross sortait, Porter et Marcus firent leur entrée. Devant le désordre de tables et de chaises, ils se regardèrent, interloqués.

— Avons-nous raté un épisode ? demandèrent-ils à Kendall.

— Non, fit ce dernier avec un geste évasif de la main. Allons manger.

Porter éclata de rire en lui balançant une grande claque dans le dos.

— Content de voir que tu as survécu, frérot. Eh bien, j’ai l’impression que tu en tenais une bonne. En tout cas, tu as été secoué et tu as mouillé ta chemise. Ça se voit !

Et comme Kendall haussait les épaules, incapable de dissimuler son sourire, Porter se rengorgea.

— Regarde-moi ça ! Un sourire ! Marcus, notre frère se remet à sourire !

— Eh bien, j’espère que tu es prêt à reprendre le boulot, grommela ce dernier.

— Je suis prêt, confirma Kendall.

— Celia aussi ? demanda Marcus. J’ai entendu dire qu’elle avait été saisie du même mal que toi.

Rester calme ! Il fallait impérativement qu’il reste calme. Kendall laissa passer un petit temps avant de répondre.

— Je pense qu’elle aussi est prête à reprendre le boulot aujourd’hui.

— Tant mieux ! répliqua Porter. Parce que c’est cet après-midi que le fabricant nous livre le bois pour le pont Evermore.

Cet après-midi ? Kendall tomba des nues.

— Mais, c’est plus tôt que prévu ! s’exclama-t-il.

Bon sang ! Voilà que les matériaux pour ce projet dont il aurait voulu retarder la réalisation arrivaient en avance sur le calendrier !

— Tu veux bien prévenir Celia ? demanda Marcus. Si toutefois tu la vois.

Quel hypocrite, ce Marcus ! Mais Kendall resta calme.

— Je le lui ferai savoir, assura-t-il, l’air narquois.

— Tu n’as pas besoin d’une paire de bras supplémentaire sur le chantier cet après-midi ? ajouta Marcus.

Le plus souvent occupés aux quatre coins de la ville, ils n’avaient pas souvent l’occasion de se retrouver et c’était toujours une joie pour eux de travailler ensemble.

— Si, bien sûr, acquiesça Kendall. Et le gars de l’environnement, on en a des nouvelles ?

— Pas encore. J’espère que son rapport ne sera pas aussi mauvais que tu le crains.

— Moi aussi, répliqua Kendall. Moi aussi.

Il avait désormais plus de raisons que jamais de vouloir que la résurrection de Sweetness soit un succès.