Celia jeta un regard circulaire sur le site du futur pont couvert. Les hommes foraient dans le lit boueux de la rivière. On espérait atteindre la roche plus tôt que prévu. Tout allait bien et elle profita de cet instant de répit pour appeler Tony.
Une fois de plus, elle tomba encore sur cette maudite messagerie vocale.
« Bonjour, mon chéri. C’est maman. J’espérais te trouver. Rappelle-moi quand tu auras ce message. »
Et elle referma son téléphone en soupirant. Quand cesserait-elle de faire la mère poule ? Devant les autres garçons de son âge, il n’avait sûrement pas envie qu’on le croie obligé de constamment rendre des comptes à sa mère.
En règle générale, elle désapprouvait l’usage du texto entre eux. Mais là, c’était un cas de force majeure. Il ne répondait pas à ses appels, elle n’avait donc pas d’autre choix.
Rappelle-moi vite. Je t’aime. Maman.
Elle se retint de recomposer son numéro dans la foulée. S’il ne répondait pas, c’est qu’il était en cours. Ou qu’il avait fait quelque bêtise et qu’on lui avait restreint l’usage de son téléphone.
Au fond d’elle-même, elle éprouvait une certaine admiration pour l’esprit d’indépendance de son fils ainsi que pour sa maturité. Elle lâchait suffisamment les brides pour qu’il fasse ses propres expériences, les bonnes comme les mauvaises. Cette méthode éducative n’avait pas toujours été concluante, mais elle estimait que c’était la seule façon de lui donner les moyens d’affronter le monde quand il quitterait le nid familial.
Elle mit son téléphone dans sa poche et refoula au fond de son esprit la sourde inquiétude qui la taraudait. Si elle se faisait du souci pour Tony, c’était simplement parce qu’elle se demandait toujours comment annoncer à Kendall qu’il avait un fils. Et qu’elle culpabilisait.
Que dire de ces deux derniers jours qu’ils avaient passés enlacés dans les bras l’un de l’autre ? N’aurait-elle pas dû en profiter pour lui parler au lieu de se perdre dans des interrogations sans fin sur ses possibles réactions ? Pourquoi n’avait-elle imaginé qu’un seul scénario ? Elle s’était persuadée qu’au lieu d’être transporté de joie, il serait furieux qu’elle ait gardé son secret. Qu’il serait encore plus furieux d’apprendre que Tony était dans une école militaire suite à des problèmes avec la justice. Qu’il considérerait de son devoir de prendre les choses en main, voire qu’il ferait irruption à l’école et qu’il exigerait de voir son fils sur-le-champ.
Elle pensa à Tony. De toute évidence, ce n’était vraiment pas le moment pour lui de voir débarquer son père.
Dans ces conditions, quelle solution lui restait-il ? Aucune, sinon de s’en tenir à son plan initial. C’est-à-dire finir la reconstruction du pont Evermore, mettre Kendall au courant pour Tony et l’inviter à lui rendre visite à Broadway quand ce dernier aurait accompli son trimestre à l’école et qu’il serait rentré à la maison.
A la maison.
Elle réfléchirait plus tard à ce que cela signifiait, la maison. Kendall n’avait que ce mot à la bouche. Comme s’il avait le même sens pour tout le monde. Aller à la maison, rentrer à la maison, rester à la maison, faire une fête de retrouvailles à la maison. Il avait sa propre représentation de « la maison » parce que sa maison à lui avait toujours été et serait toujours à Sweetness, en Georgie. Elle pouvait bien tomber de nouveau amoureuse de lui — son corps conservait d’ailleurs le souvenir de ses efforts pour la « convaincre » de rester. Le fait qu’il consacre sa vie à reconstruire une chose — une idée ? — qu’elle ne comprenait pas montrait bien comme ils étaient éloignés l’un de l’autre.
Un contremaître qui lui faisait signe de la main la tira de ses pensées et elle remisa ses considérations personnelles et ses émotions dans un coin de son esprit pour se concentrer sur sa tâche. Le matériel pour le pont couvert devait être livré dans l’après-midi. Sachant que le déballage et le rangement prendraient probablement plusieurs jours, il fallait aussi penser à la préparation du site avant d’envisager l’assemblage proprement dit. Et tout ce qui pourrait être fait avant l’arrivée du matériel, c’était autant de temps gagné sur le calendrier.
Elle ne pouvait pas se permettre de perdre du temps et de rester après la date qu’elle s’était fixée. Il fallait qu’elle soit rentrée à Broadway quand Tony aurait fini l’école.
Elle passa les heures suivantes sur le site, à suivre l’avancée des forages et la consolidation des empiètements rocheux. La rivière charriait des flots tumultueux, rouges des dernières pluies et du sol que brassaient les excavatrices. L’escarpement abrupt des berges faisait de la simple descente des équipements lourds dans le lit de la rivière une opération délicate. Pour elle, la sécurité était prioritaire et elle ne laissait rien au hasard, supervisant tout dans les moindres détails, ne donnant l’autorisation de poursuivre une manœuvre qu’après s’être assurée que tout était en ordre. Elle estimait que la mise en place de strictes mesures de sécurité à tous les stades de la réalisation d’un projet, y compris là où cela paraissait superflu, voire inutile, adoucirait en temps voulu la pénibilité des conditions de travail à venir. Sécurité rimait forcément avec confiance, voilà ce qu’elle s’était toujours dit.
Elle était plongée dans l’étude du plan avec un contremaître lorsqu’elle sentit son téléphone vibrer dans la poche de son manteau. Lorsqu’elle reconnut le nom qui s’affichait sur l’écran, celui de l’école de Tony, elle crut qu’elle allait défaillir. Elle s’excusa auprès du contremaître et s’éloigna de quelques pas pour prendre la communication.
— Allô ?
— Madame Bradshaw ? fit une voix masculine au bout du fil.
— Oui. Qui est à l’appareil ?
La personne se présenta comme étant le préfet des élèves.
— En quoi puis-je vous être utile ? demanda-t-elle, déjà morte d’inquiétude.
— Votre fils est-il avec vous ?
— Non, répondit Celia dont le cœur fit une embardée dans la poitrine. J’imagine qu’il est avec vous ! Qu’est-ce que vous me racontez ? Lui est-il arrivé quelque chose ?
— Madame Bradshaw, je suis au regret de vous informer que votre fils, Tony, est absent.
* * *
Kendall s’accroupit pour inspecter une soudure sur une poutrelle métallique. Impeccable. Il se redressa et se prépara à inspecter la suivante.
Mais il fut interrompu par Marcus qui arrivait avec deux tasses de café.
— Ça se présente bien, demanda-t-il ?
— Oui, répondit Kendall. Si ça continue comme ça, encore deux jours et la passerelle sera opérationnelle.
Il but une gorgée du café que son frère venait d’apporter.
— Merci, Marcus.
— Pas de quoi. Ce n’est que du café, se récria Marcus.
Puis, ayant goûté le sien, il grimaça.
— Et du mauvais, par-dessus le marché.
— Non, ce que je veux dire, c’est merci pour avoir réussi à convaincre Celia de venir ici.
Marcus détourna les yeux. Kendall savait que son frère détestait aborder les sujets personnels. Ça le gênait.
— Ne me dis pas merci. Celia correspondait au job, c’est tout.
Et il but une autre gorgée de café avant de poursuivre :
— Comment ça va entre vous ? Je veux dire, pas seulement en apparence, mais pour de vrai.
— Honnêtement, je ne sais pas, avoua Kendall avec un sourire sincère. Mais je l’aime toujours.
— Grands dieux ! J’espère bien que tu l’aimes toujours ! explosa Marcus. Si tu me disais le contraire, je ne te croirais pas, après t’avoir vu te morfondre comme une âme en peine en attendant qu’elle revienne.
Kendall éclata de rire.
— Je voulais que ce soit son idée. Ou du moins, que ce ne soit pas la mienne. Pour tout dire, je voulais qu’elle revienne de son plein gré.
— Et va-t-elle rester quand le pont sera fait ?
— Elle dit que non, mais j’espère la faire changer d’avis.
Marcus fit une grimace et jeta le reste de son café.
— Elle n’a rien dit d’autre ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Kendall en haussant les sourcils.
Ils furent interrompus par le Klaxon d’un gros camion. Kendall fit signe au chauffeur et s’avança jusqu’au bord de la route.
— Où voulez-vous que je dépose le chargement ? s’enquit l’homme par la vitre baissée de sa portière.
— Un peu plus loin, là-bas, répondit Kendall. Attendez, je vais monter avec vous pour vous guider.
— C’est que j’ai déjà un passager, répliqua le chauffeur en pointant le doigt sur un gamin assis sur le siège du passager. Il faisait du stop sur la 7 et m’a dit qu’il allait à Sweetness rejoindre sa mère. Vous connaissez une certaine Celia Bradshaw ?
* * *
« Votre fils, Tony, est absent… » L’annonce du préfet des élèves fit à Celia l’effet d’une bombe. Le sol se déroba sous ses pieds. Absent ? Pourquoi Tony serait-il absent ?
— Il a dû quitter le campus sans autorisation et nous ne le retrouvons pas.
Elle prit une profonde inspiration et déglutit, s’efforçant de garder son calme. Voyons, Tony ne lui avait-il pas dit qu’il s’ennuyait ? Il devait être avec des copains, au cinéma ou dans un centre commercial, peut-être.
— Quand est-il parti ?
— Euh… hier soir, madame.
Quoi ? Cette fois elle crut bien qu’elle allait se trouver mal.
— Hier ? s’indigna-t-elle. Mon fils est absent depuis hier et c’est seulement maintenant qu’on me prévient ?
— Il y a seulement deux heures que nous nous sommes aperçus de son absence, madame. Mais la dernière fois qu’il a été vu, c’était hier matin. Nous sommes persuadés qu’il est parti de son plein gré et seul. Nous avons déjà prévenu la police. J’ai le nom et le téléphone de l’enquêteur en charge de l’affaire pour que vous entriez en contact avec lui.
Mon Dieu ! C’était une catastrophe. Kendall, où était-il ? Elle avait besoin de lui.
— Ça va, madame ? s’inquiéta le contremaître en se précipitant à son secours.
Elle lâcha son téléphone et s’agrippa à sa manche.
— Non, ça ne va pas. Pouvez-vous appeler M. Armstrong pour moi, s’il vous plaît ?
— Lequel des trois, madame ?
— Kendall, répondit-elle, la voix brisée par l’émotion.
Il sortit son téléphone et s’apprêtait à composer le numéro lorsqu’il pointa la route du doigt.
— Je crois qu’il arrive, là-bas.
Elle leva les yeux et vit un 4x4 noir se garer en bordure du chantier et Kendall en descendre. Elle s’avança vers lui, les jambes flageolantes. Et se figea à la vue de la personne qui descendait côté passager.
Tony ?