En proie aux sentiments les plus contradictoires, allant de la terreur d’avoir perdu son fils à la joie de le voir vivant, Celia ne savait plus où elle en était.
— Tony ! hurla-t-elle en s’élançant vers lui.
Lui aussi courut vers elle et ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. Elle le serra fort contre elle, couvrant ses tempes de baisers.
— Ça va ?
— Oui, ça va, répliqua-t-il, mais sa voix se brisa.
De nouveau folle d’inquiétude, elle le repoussa et recula de deux pas pour voir s’il n’avait rien. Il portait l’uniforme de l’école, veste et pantalon kaki tout froissés. Au lieu de la chemise à col, il arborait un sweat à capuche gris sous sa veste. Il était aussi grand qu’elle, avec des épaules carrées et des membres longilignes et frêles qui se terminaient par des grands pieds et des grandes mains. Il avait un beau visage masculin. Ses cheveux châtains avaient la coupe réglementaire de l’école, mais il n’était pas peigné. En revanche, ses sourcils étaient un peu plus foncés, de même que ses longs cils qui encadraient ses yeux bleus, incroyablement bleus.
Les yeux Armstrong.
Dieu merci, il était sauf. Et le moment dont elle avait tant rêvé, et qu’elle avait aussi tant craint, le moment qui ferait basculer la vie de Tony, ce moment approchait. Elle leva les yeux sur Kendall. Adossé à son 4x4, il attendait et les observait sans rien dire, le visage impassible. Un vrai masque de pierre. La ressemblance entre les deux était flagrante. Comment n’aurait-il pas su, au premier coup d’œil, qu’il était le père de Tony ?
Elle reporta de nouveau son attention sur son fils.
— Est-ce que tu sais dans quels ennuis tu t’es fourré, jeune homme ?
— Oui, j’imagine, répliqua Tony.
— Qu’est-ce qui t’a pris ?
Pour toute réponse, il haussa les épaules.
— Je te pose une question.
— Tu me manquais, lâcha-t-il en faisant la moue.
Elle s’esclaffa, à la fois touchée et furieuse.
— Je n’y crois pas ! Tu fais l’école buissonnière, je me fais un sang d’encre et tu ne trouves rien d’autre comme excuse ?
Il réfléchit un instant.
— J’m’ennuyais. Et tu me manquais.
— Comment es-tu venu jusqu’ici ?
La question parut l’inquiéter. Visiblement, il craignait sa réaction.
— Tony ?
Il déglutit, prit une profonde inspiration et releva le menton en un geste de défi.
— Je… j’ai fait du stop.
Elle ferma les yeux et compta jusqu’à dix… deux fois. Les unes de faits-divers tous plus sanglants les uns que les autres défilaient dans sa tête.
— J’ai fait très attention, se défendit-il. Vraiment.
Elle rouvrit les yeux.
— Tu es consigné à la maison jusqu’à la fin de tes jours, annonça-t-elle.
— Tu n’es donc pas contente de me voir ? pleurnicha-t-il.
Elle poussa un gros soupir et l’attira contre elle pour de nouvelles embrassades.
— Je suis contente que tu sois sain et sauf.
Mais elle le repoussa aussitôt.
— Oui, je suis contente de te revoir. Mais nous reparlerons de tout cela plus tard. Il y a des choses urgentes à faire. Moi, je dois appeler ton école et toi, mon cher garçon, tu as bien besoin d’un bain, dit-elle en se pinçant le nez.
— Maman, je prends des douches, maintenant ! protesta le gamin.
— Pardonne-moi, répliqua-t-elle d’un ton légèrement ironique. Tu as besoin d’une douche. Et peut-être même de deux !
— Qui est cet homme ? demanda Tony en montrant Kendall d’un signe de tête.
Avant de répondre, elle prit le temps de choisir soigneusement ses mots. Au fil des années, elle avait appris à ne pas anticiper les questions que Tony pouvait poser sur son père. Elle attendait toujours que ce soit lui qui se manifeste et alors, elle pesait soigneusement ses mots. Mais là, c’était encore autre chose.
— Cet homme s’appelle Kendall Armstrong.
— Est-ce que je suis parent avec lui ?
Sous le choc, elle crut qu’elle allait s’effondrer.
— Pourquoi demandes-tu cela ?
— Parce que je lui ressemble, tu ne trouves pas ?
Elle acquiesça d’un signe de tête en essayant de garder son sang-froid. Son fils avait besoin d’une réponse claire, pas d’un exposé de ses états d’âme.
— Tu lui ressembles parce qu’il est ton père.
Ses yeux s’illuminèrent, mais sa bouche se durcit en une expression douloureuse.
— Sait-il qu’il est mon père ?
— Il ne le savait pas jusqu’à tout à l’heure. Il n’a jamais su que j’étais enceinte.
— Pff ! Comment pouvait-il ne pas savoir qu’il t’avait mise enceinte ? fit-il d’un ton méprisant.
— S’il te plaît, surveille tes propos, répliqua-t-elle. Je sais que tu te poses beaucoup de questions et j’y répondrai aussi sincèrement que possible — quand le moment sera venu.
Elle jeta un coup d’œil en direction de Kendall. Planté comme un arbre, il n’avait pas bougé.
— Es-tu disposé à me laisser te présenter à ton père ou préfères-tu attendre ?
— Pourquoi pas maintenant ? répondit-il en haussant les épaules, comme si finalement ce n’était pas si grave que ça.
Elle prit une profonde inspiration. Ça y était !
— Bon. Alors, allons-y. Et tiens-toi bien, s’il te plaît.
— Je sais, maman, dit Tony en soupirant.
Il semblait bien prendre les choses. Rassurée, elle prit son courage à deux mains, refoula son désir de s’accrocher à lui et de le prendre dans ses bras et ils s’avancèrent tous les deux vers Kendall.
Celui-ci avait l’air un peu perdu. Les bras ballants, il ne savait visiblement pas à quoi il devait s’attendre. Elle-même était si tremblante qu’elle n’osait imaginer le stress de son fils. En fait, Tony était imperturbable. Il s’avançait tête haute et regard assuré. Kendall ne le quittait pas des yeux, le visage plus fermé que jamais. En cet instant précis, ils étaient seuls au monde et elle ne comptait plus. Lorsqu’ils s’arrêtèrent devant lui, Kendall ne lui accorda pas un regard, ce qui n’était pas plus mal.
Mais elle eut tout de même le plus grand mal à empêcher sa voix de trembler.
— Kendall Armstrong, voici Anthony Alton Bradshaw… ton fils.
— Tony, dit l’enfant en tendant la main.
Devant pareille assurance, elle sentit son cœur se gonfler de fierté.
Kendall serra longuement la main de Tony.
— Tony, je suis content de faire ta connaissance.
Elle aurait juré avoir entendu enfin. Mais ce n’était qu’une illusion.
Ce fut Tony qui retira le premier sa main de celle de Kendall.
— Est-ce que vous attendez de moi que je vous tutoie et que je vous appelle papa ? lança-t-il en le défiant du regard, les mâchoires serrées.
Mon Dieu ! L’assurance de son fils n’était en fait que mépris et agressivité. Il en voulait à Kendall, c’était évident. Sans doute pensait-il que c’était sa faute à lui. Elle prit sur elle pour ne pas intervenir dans ce premier échange entre le père et le fils.
Heureusement, Kendall opta pour la diplomatie.
— Et toi ? Qu’est-ce que tu préfères ? demanda-t-il d’un ton précautionneux.
Tony, désarçonné, serra encore un peu plus les dents.
— Je vais y réfléchir, répliqua-t-il sèchement.
Kendall hocha la tête en silence. Puis il reprit la parole.
— Je suis heureux d’entendre que ton deuxième prénom, c’est Alton. C’était celui de mon père.
— Il est mort ?
— Oui, malheureusement. Mais ma mère vit toujours et je suis sûr qu’elle sera heureuse de faire ta connaissance. Et j’ai deux frères, Marcus que tu as rencontré sur l’autre chantier et Porter que tu rencontreras bientôt.
Tony écoutait avec attention, mais elle comprit à son air égaré qu’il était au bord de craquer. Il ne savait pas ce qu’était une famille. Jusqu’ici, sa famille, c’était deux personnes, sa mère et lui. Et voilà que d’un coup, il se retrouvait avec un père, une grand-mère et deux oncles.
— Chaque chose en son temps, dit-elle. Je vais emmener Tony se débarbouiller.
Puis, se tournant vers Kendall :
— Je suppose que cela ne posera pas de problème de lui trouver une chambre avec moi au gîte.
— Il pourrait aussi habiter avec nous, dans le quartier des hommes, suggéra Kendall.
Elle ravala la réflexion qui lui montait aux lèvres.
— Je peux ? s’écria Tony en se tournant vers elle.
— Nous verrons, dit-elle. Souviens-toi que tu es puni. Je tiens à te garder à l’œil.
Tony lui lança un regard noir tandis qu’elle se tournait vers Kendall pour le saluer.
— A bientôt, lui lança-t-elle.
Mais Kendall la retint.
— Celia, puis-je te parler un moment ? Seul à seule ?
Elle le regarda un instant, le cœur battant. Son tour était venu. Il allait falloir qu’elle s’explique.
— Bien sûr, dit-elle.
Elle sortit les clés de la poche de son manteau et les tendit à Tony.
— Va m’attendre dans ma voiture, s’il te plaît, lui enjoignit-elle.
Il se dirigea vers le véhicule de son allure gauche de préadolescent, se retournant plusieurs fois comme pour s’assurer que sa mère allait bien. De son côté, un sourire rassurant aux lèvres, elle attendit sans bouger que la portière se referme sur lui. Alors, seulement, elle se tourna vers Kendall.
Elle ne s’attendait pas à voir une telle hostilité dans son regard.
— Comment as-tu pu ? éructa-t-il, la voix tremblant de rage contenue. Comment as-tu pu ne pas me dire que j’avais un fils ?
Elle avait eu douze bonnes années pour se préparer à répondre à cette question, et pourtant voilà qu’elle ne savait plus quoi dire.
— Tu ne voulais pas de moi, Kendall. J’en ai déduit que tu ne voudrais pas non plus d’un bébé.
Elle vit ses mâchoires se crisper.
— Tu t’es trompée. Je me serais occupé de vous… de vous deux.
Il se serait peut-être occupé d’eux, mais l’intonation de sa voix manquait singulièrement de chaleur. Et elle ne manqua pas de remarquer l’absence totale du mot amour dans son propos. Exactement ce qu’elle avait anticipé à l’époque. Mais même après douze ans, c’était très douloureux.
— Nous mettre la corde au cou en nous mariant uniquement à cause de l’existence de cet enfant ? Jamais je ne m’y serais résolue ! affirma-t-elle. D’autant plus qu’un jour ou l’autre, il se serait senti déchiré, obligé de prendre parti pour l’un ou l’autre de ses parents.
— J’étais en droit de savoir, répliqua-t-il, la voix vibrant de colère.
— Pour ma tranquillité, il valait mieux que tu ne saches pas, lui renvoya-t-elle du tac au tac en jetant un coup d’œil inquiet du côté de son véhicule.
Tony ne perdait pas une miette de la scène.
— Tu vois, ajouta-t-elle, il y a dix minutes que tu le connais et nous nous disputons déjà devant lui.
C’était un coup bas, elle le savait, mais elle voulait se défendre. Défendre le choix qu’elle avait fait plus de douze ans plus tôt. L’espace d’un instant, il parut décontenancé, mais il se reprit très vite.
— Je veux passer du temps avec lui.
— Je comprends, mais je ne sais pas s’il sera possible qu’il reste, répliqua-t-elle. Il a eu des problèmes avec la justice et ce sont les juges qui ont ordonné son séjour à l’école militaire.
— Des problèmes avec la justice ? s’exclama Kendall, horrifié. Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Oh ! ne t’inquiète pas ! Il n’a pas dévalisé une banque, dit-elle en essayant de dédramatiser. Il a vandalisé une école.
La réaction de Kendall était éloquente.
— Eh bien, si, je m’inquiète. C’est grave. Il ne serait peut-être pas devenu un délinquant s’il lui avait été donné de connaître son père.
Elle accusa le coup.
— Est-ce que tu veux insinuer que j’ai eu une mauvaise influence sur lui ? fulmina-t-elle, aveuglée par les larmes.
— Je dis qu’un enfant a besoin d’une mère et d’un père ! Tu es bien placée pour le savoir.
Cette fois, il allait trop loin.
— Parce que je suis une moins-que-rien, moi qui n’ai eu ni père ni mère ? C’est ça que tu veux dire ?
— Tu me prêtes des mots que je ne…
Un coup de Klaxon intempestif interrompit net la discussion. Tony passa la tête par la portière.
— Viens, maman ! Je meurs de faim.
— J’arrive, lui lança-t-elle en s’efforçant de sourire.
Puis, se tournant vers Kendall :
— Je vais parler au juge et je te tiendrai au courant.
— Nous allons parler tous les deux au juge.
Le ton n’admettait pas de réplique. Elle serra les lèvres en inclinant la tête.
— D’accord. Nous parlerons tous les deux au juge. Demain.
Et elle tourna les talons pour rejoindre sa voiture, le cœur battant.
— Celia.
Elle s’arrêta et se retourna.
— Qu’y a-t-il ?
— Je veux qu’il change de nom et prenne celui de Armstrong.
Voilà, c’était dit. Elle ferma les yeux, mais se ressaisit bientôt.
— C’est Tony qui fera ce choix, pas moi… et certainement pas toi.
Elle vit Kendall serrer les mâchoires, elle crut qu’il allait répliquer, mais il n’en fit rien.
Comme dans un rêve, elle repartit vers son véhicule, attentive à bien mettre un pied devant l’autre. Son cœur saignait. Et dire que pas plus tard que ce matin, Kendall se glissait hors de son lit et la quittait après une nuit d’amour fou.
C’était bien fini. Ce temps était révolu.