27

Debout sur le seuil de la chambre de son fils, Kendall s’apprêtait à prendre congé de lui.

— Bonne nuit, Tony.

— Bonne nuit, papa.

Il s’arrêta, déconcerté. Avait-il bien entendu ?

— Est-ce que tu veux bien que je t’appelle papa et que je te tutoie ? demanda timidement le jeune garçon.

S’il voulait bien ? L’émotion était si forte qu’il crut que son cœur allait exploser dans sa poitrine.

— Ouais… ça me va, trouva-t-il la force de répondre.

— Cool ! s’exclama Tony, le visage rayonnant de joie.

Sans rien ajouter, Kendall sortit de la chambre, ferma la porte derrière lui et poussa un profond soupir.

La soirée avec son fils avait été presque parfaite. L’équipée en quad jusqu’à Clover Ridge pour lui montrer où il avait grandi avec ses frères et lui expliquer comment le cyclone avait tout balayé s’était passée à merveille. Et Tony avait paru fasciné par l’histoire de sa grand-mère Emily et de son oncle Porter qui s’étaient réfugiés dans la cave.

Ils avaient visité le cimetière où il avait montré à Tony la tombe de son grand-père dont il portait le prénom, ainsi que celle des parents de Celia. Ils avaient désherbé, élagué quelques branches et balayé les feuilles. Puis ils avaient préparé un feu près de l’endroit où Porter faisait sécher les rondins qu’il destinait à sa future maison. Et ils avaient fait griller des hot dogs et des marshmallows. Tony lui avait parlé de son équipe de base-ball préférée et enseigné quelques termes de foot.

Pour que ce soit une soirée complètement parfaite, il aurait fallu que Celia soit avec eux, se dit Kendall en se dirigeant vers la chambre de cette dernière.

Il frappa à sa porte, tout troublé à l’idée de la voir en chemise de nuit et robe de chambre.

Mais il fut cruellement déçu, car elle ne fit qu’entrouvrir la porte.

— Bonsoir, dit-elle, peu loquace.

— Bonsoir. Il est couché.

— Vous avez passé une bonne soirée ? s’enquit-elle.

Mais il voyait bien qu’il ne s’agissait là que de pure politesse.

Il acquiesça d’un signe de tête.

— Tony m’a demandé s’il pouvait m’appeler « papa ».

Sous l’effet de la surprise, elle entrouvrit les lèvres. La porte s’entrebâilla un peu plus, laissant entrevoir la robe de chambre et la chemise de nuit.

— C’est… super, concéda-t-elle.

— Maintenant, nous voilà donc officiellement intronisés papa et maman, lâcha-t-il, bien conscient d’aller un peu loin.

— Comme tu dis.

Elle se mordit la lèvre, puis se résolut soudain à lui faire signe d’entrer.

— J’ai quelque chose à te montrer, si tu as quelques minutes.

Bien sûr qu’il avait quelques minutes !

Il entra et ferma la porte derrière lui.

Celia s’était éloignée et cherchait quelque chose dans la penderie. Tandis qu’elle fourrageait à quatre pattes dans les poches d’une valise, il fut incapable de détourner les yeux de ses fesses, fort jolies dans sa robe de chambre. Il n’aurait pas dû, car il sentit aussitôt une vague de désir le submerger.

— Je me suis souvenue de quelque chose, dit-elle d’une voix étouffée. Ah, je l’ai !

Et elle se redressa et revint vers lui, un petit album à la main.

— Du temps où je voyageais pas mal, j’emportais toujours avec moi un petit album de photos de Tony, expliqua-t-elle, le visage illuminé d’un joyeux sourire. Je me suis dit que tu serais content de voir des photos de lui quand il était petit.

— Montre, fit-il en souriant à son tour, touché par cette attention.

Comme si de rien n’était, elle alla s’asseoir sur le bord du lit. Elle ne semblait pas du tout consciente de l’effet que ça lui faisait de se retrouver ici avec elle. Alors, il prit sur lui et s’assit avec précaution à son côté.

Elle commença à feuilleter l’album.

— Là, c’est Tony, à cinq jours.

Kendall regarda, fasciné. Son fils lui ressemblait déjà. Même sourcils, même menton têtu. La photo était prise à l’hôpital.

— Il n’était pas encore sorti de la maternité ?

— Il est né avec un problème respiratoire, c’est pourquoi les médecins l’ont gardé plus longtemps.

Il eut un coup au cœur. Son fils avait été malade ?

— C’était grave ?

— Il y a eu plus de peur que de mal. Il n’a pas gardé de séquelle et maintenant, il est en parfaite santé.

Rétrospectivement, sa gorge se noua à la pensée de Celia si jeune et si seule. Comme elle avait dû avoir peur !

— Et là, il a six mois. Tu vois comme il a grandi ? Il n’avait pas le temps d’user ses vêtements et je devais sans cesse les renouveler.

Jamais elle ne lui avait demandé d’aide financière, ni d’aucune sorte d’ailleurs. Comment avait-elle fait pour mener à bien ses études à l’école d’ingénieurs tout en élevant son enfant ? Il était bouleversé.

— Les autres photos ont été prises à chacun de ses anniversaires, jusqu’à l’âge de dix ans.

Si Kendall avait conservé ses propres photos d’enfance, on aurait pu aisément les confondre avec celles-ci. Tony lui ressemblait au même âge. Bien sûr, les détails étaient différents — la fête du club de soccer, le jeu vidéo… Mais sur toutes les photos se lisaient l’amour et le confort qui baignaient son enfance — les petits copains de son âge, les cadeaux, les gâteaux… Celia était une mère entièrement dévouée à son fils. Et s’il prétendait le contraire, ce ne serait que par pur esprit de vengeance. Ou par méchanceté.

— Merci, murmura-t-il, profondément troublé.

— Je t’en prie, répliqua-t-elle en souriant. J’ai d’autres photos à la maison, je t’en ferai des copies.

Il secoua la tête.

— C’est pour avoir élevé mon fils et l’avoir si bien entouré d’amour que je voulais te remercier, précisa-t-il.

— Je t’en prie, répondit-elle de nouveau.

Mais cette fois-ci, son sourire vacilla un peu.

— Kendall, je suis désolée de ne pas t’avoir parlé plus tôt de Tony. C’était pur égoïsme de ma part.

Il chercha son regard.

— Je suis désolé que tu aies pu croire que je ne saurais pas t’entendre et je n’ose imaginer toutes les épreuves que tu as dû endurer, dit-il tristement en effleurant son visage d’une caresse légère. Tu es admirable.

Et, lentement, il se pencha pour lui donner un baiser, prêt à reculer si elle manifestait la moindre résistance.

Mais elle ne résista pas. Au contraire. Quand ses lèvres se posèrent sur les siennes, elle gémit de plaisir. Alors, fou de désir et incapable de résister plus longtemps, il l’attira contre lui pour un baiser passionné. Puis il la renversa sur la couverture, écarta les pans de sa robe de chambre et releva sa chemise de nuit sur ses cuisses. Comme si elle comprenait l’urgence de son désir, elle le débarrassa prestement de sa chemise et l’aida à défaire sa ceinture. Jean, chemise de nuit, chaussettes, tous ces vêtements allèrent valser sur le sol et bientôt ils furent nus l’un face à l’autre. Celia se redressa et ce fut elle qui prit le contrôle des opérations. Il se laissa faire avec bonheur, s’abandonna sans résistance à la valse de ses caresses et de ses baisers qui bientôt le menèrent au bord de l’extase.

N’y tenant plus, il fit glisser sa culotte en dentelle le long de ses cuisses. Puis se penchant sur elle, il enfouit son visage dans les profondeurs moites de son sexe, la caressant jusqu’à lui arracher les gémissements de plaisir, prémices d’une longue suite d’orgasmes. Alors il se redressa et, le goût de son corps toujours sur ses lèvres, il enfila un préservatif. Puis, il la pénétra…

Et il perdit pied. Etait-ce l’enfer ou le paradis ? Il ne le savait plus, incapable de discerner les moments de félicité des tourments de la torture qui alternaient à chacun de ses mouvements. La tension montait, l’embarquait inexorablement vers l’explosion finale qu’il voulait pourtant retarder à tout prix. Il glissa les mains dans les boucles de Celia, lui murmurant des encouragements. Bientôt leurs deux corps ne firent plus qu’un, se soulevant et retombant au même rythme, jusqu’à l’apogée finale qui lui fit perdre la tête.

Son corps ne s’était pas encore apaisé qu’il la désira de nouveau et le ballet reprit de plus belle, sur un rythme plus lent, cette fois-ci. Il noua les mains autour de sa tête et ne la quitta plus des yeux tandis qu’il allait et venait en elle. Elle essaya de le repousser afin de le chevaucher, mais ce fut peine perdue. Il poursuivit sans relâche son mouvement et elle succomba une deuxième fois… puis une troisième. Finalement ce fut son tour et ses muscles se relâchèrent tandis qu’il s’affaissait, exténué, sur sa poitrine.

*  *  *

Kendall s’efforça de s’habiller sans faire de bruit pour ne pas déranger Celia. Il se dépêchait parce que le soleil se levait et qu’il ne voulait pas qu’on le surprenne en train de sortir du gîte. On était samedi matin et tout le monde faisait la grasse matinée, mais de là à tenter le diable, il y avait un pas qu’il ne voulait pas se risquer à franchir.

Il entrouvrit la porte et s’assura d’abord que la voie était libre. Puis il l’ouvrit en grand et se glissa dans le couloir… pour tomber pile sur Tony, habillé de pied en cap, qui se dirigeait vers la chambre de Celia.

Ils se regardèrent, aussi décontenancés l’un que l’autre. Soudain, Tony réalisa que Kendall venait de sortir de la chambre de sa mère ! Et il comprit.

— Tu as couché avec ma mère ! s’écria-t-il, au comble de l’indignation.

— Tony, laisse-moi t’expliquer, protesta Kendall en levant les mains comme s’il voulait se défendre.

Mais les mots lui manquèrent.

La porte de la chambre de Celia s’ouvrit et elle apparut sur le seuil, échevelée, enveloppée dans sa robe de chambre qu’elle s’était hâtée d’enfiler.

A la vue de Tony, elle eut l’air aussi consterné que Kendall.

— Oh ! non ! gémit-elle en fermant les yeux.

— Tu as couché avec ma mère ! hurla encore Tony en se jetant sur lui, poings en avant. Tu lui as manqué de respect !

Kendall le laissa lui assener quelques coups sur la poitrine, puis il lui saisit les poignets.

— C’est bon, maintenant ! Calme-toi. Expliquons-nous sans ameuter toute la maison.

— Je ne veux pas de tes explications ! gronda Tony en se dégageant.

Et il fondit en larmes.

— Tes grandes théories sur la responsabilité et comment on devient un homme ! Foutaises ! Tu n’étais pas responsable quand tu as mis ma mère enceinte ? Et maintenant ? Tu n’es pas responsable, peut-être ? Tu n’es qu’un hypocrite !

Tony hurlait. Les portes s’ouvraient et les gens sortaient dans le couloir.

— Kendall, je t’en prie, il faut que tu partes, supplia Celia, en larmes. Maintenant.

— Non. Je veux qu’on s’explique tous les trois. En famille, insista ce dernier.

Celia secoua la tête.

— Le problème, Kendall, c’est que nous ne sommes pas ta famille, répliqua-t-elle, l’air ravagé.

Qu’elle le veuille ou non, ils étaient une famille. Il ne lâcherait pas, pas maintenant, pas après tout ce à quoi il avait renoncé.

— Lâche ma mère ! hurla Tony en le frappant de toutes ses forces. Bas les pattes !

— D’accord, je m’en vais, fit Kendall en levant les mains en signe de reddition.

Bouleversé, tremblant, il quitta les lieux, lançant au passage des excuses aux gens qu’il rencontrait.

Comme un automate, il se retrouva dehors, l’esprit en ébullition. Il avait maintenant la certitude d’être le plus grand imbécile du monde et le pire des pères. Mais surtout, il n’oublierait jamais l’expression d’horreur gravée sur le visage de son fils. Tony avait raison, il était un hypocrite.

Mais d’un autre côté, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver un immense sentiment d’injustice. Certes, il était admirable que Tony cherche à défendre sa mère. Mais qu’il le veuille ou non, ce n’était pas son rôle. Il n’était pas le seul homme dans la vie de sa mère et n’avait pas le droit de se comporter comme tel.