Si Celia avait oublié comment c’était d’être l’objet des ragots d’une petite ville, eh bien, la voilà qui rattrapait toutes ses lacunes. Elle n’avait qu’à observer les coups d’œil interrogateurs des ouvriers sur le chantier et les messes basses des femmes au gîte pour imaginer ce qui se disait dans son dos.
Une fille d’ici qui s’est fait engrosser et qui a pris la fuite. Une qui a eu le culot de réapparaître avec le bébé caché du boss dans ses bagages. Pas étonnant qu’elle ait décroché le boulot. Elle a même couché avec le boss sous les yeux de son fils. Vous avez déjà vu une mère comme ça ?
Encore une semaine à tenir, ce n’était pas si difficile ! Elle y arriverait bien ! Tous les matins, la nouvelle la plus réconfortante de la journée, c’était de se dire que c’était bientôt fini. Au fil des jours, elle s’était sentie de plus en plus impatiente de partir. Tony aussi. Ce dernier était à cran, d’une humeur massacrante, toujours en rébellion, et il se rongeait frénétiquement les ongles… surtout quand il revenait de chez son père.
Elle plongea la main dans sa poche, croyant y trouver du chocolat. Mais c’était juste un emballage vide. Tony se rongeait les ongles et elle dévorait du chocolat. Tout cela pour supporter le temps qui restait avant le retour à la maison.
Chez eux.
Parfois, elle se disait que chez eux, ça pouvait être n’importe où, mais surtout pas ici.
Soudain, elle aperçut Nikki qui se dirigeait vers elle. Les couvreurs étaient en train de clouer les bardeaux sur le toit. Plus bas, c’étaient les peintres qui badigeonnaient les murs extérieurs d’une couche de peinture rouge. Le vacarme était assourdissant et Celia quitta l’entrée du pont pour aller à la rencontre de Nikki.
— Ouah ! Ton pont est absolument bluffant ! s’exclama Nikki en admirant l’ouvrage pratiquement achevé.
— Ce n’est pas mon pont ! répliqua Celia en riant. Mais merci quand même pour le compliment.
— J’ai vu des photos du pont Evermore d’autrefois. Les deux sont identiques.
— Oui. A l’exception de la chaussée pour les piétons, dit Celia en pointant du doigt la voie qui courait le long de la structure.
Nikki regarda la direction indiquée, sincèrement intéressée.
— Et j’imagine aussi que c’est plus solide.
— Oui. Beaucoup plus solide, confirma Celia. Mais dis-moi, qu’est-ce qui t’amène ici en plein après-midi ?
— Je dois retrouver Porter pour recevoir le chercheur qui vient reconnaître l’emplacement de son labo, expliqua-t-elle.
Ce fut au tour de Celia de s’intéresser.
— Ce laboratoire, c’est un projet vraiment intéressant pour la ville. Tu vas y participer ?
— Oui, c’est possible. S’il arrive qu’on ait ponctuellement besoin d’un avis médical, je pourrais me rendre utile. Moi ou le Dr Cross.
— Est-ce qu’il est aussi de Broadway ?
— Il vient d’Angleterre. Mais à Broadway, il travaillait dans le même cabinet médical que moi.
Qu’est-ce qu’un Anglais venait faire dans le fin fond du sud des Etats-Unis ? Celia se le demandait sincèrement.
— Et il s’est bien habitué ici ?
— Etonnamment bien. Il pratique une médecine résolument contemporaine, mais il s’intéresse beaucoup à la pharmacopée traditionnelle des montagnes. C’est Riley Bates, quelqu’un d’ici, qui lui a enseigné tout ce qu’il sait.
Et se penchant vers Celia, elle lui chuchota malicieusement à l’oreille :
— Entre nous, je crois que c’est Rachel Hutchins qui l’intéresse le plus.
— Oui, je l’ai remarqué, dit Celia en riant. Mais à mon avis, c’est un peu sans espoir.
Elle était bien placée pour le savoir.
Nikki approuva en hochant pensivement la tête.
— Il se passe en ce moment des choses étranges, fit-elle remarquer d’un ton lourd de sous-entendus. Vois-tu, Celia, je sais que ce n’est ni le lieu ni le moment, mais je ne t’ai pas revue depuis le… enfin… depuis l’incident du week-end dernier et je me pose des questions.
— Lorsque Tony a surpris Kendall en train de sortir de ma chambre et qu’il a fait son cinéma, c’est ça que tu veux dire ? dit Celia, les joues en feu.
Nikki eut la décence de paraître gênée.
— Il y a un ou deux bruits qui courent.
Celia poussa un profond soupir.
— Je m’en doute. On avait du public.
— Tu sais, si les gens sont désagréables avec toi, ne t’en occupe pas. Ils ne te connaissent pas. Porter a passé plus d’une fois la nuit dans ma chambre. Mais c’était avant l’arrivée des enfants. Depuis, le règlement est devenu plus strict concernant les visites nocturnes.
— C’est normal, répliqua Celia. De toute façon, c’est moi qui étais en tort.
— C’est toi qui as poussé Kendall à passer la nuit dans ta chambre ? s’exclama Nikki en ouvrant de grands yeux.
— Non, mais j’avais plus à perdre que lui, alors j’aurais dû mettre le holà, répliqua-t-elle en secouant la tête. A mon âge, j’aurais dû le savoir. Mais avec Kendall, j’ai toujours l’art de m’attirer des ennuis.
— C’est les yeux bleus des Armstrong, proféra Nikki du ton de celle qui en savait quelque chose. Ils vous hypnotisent.
La jeune femme soupira en détournant la tête avant de poursuivre.
— Je ne veux pas avoir l’air de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais où en sont vos relations maintenant ?
— Distantes, autant que faire se peut. En attendant notre départ, nous voulons avant tout ménager Tony.
— Et après ?
Celia n’en avait aucune idée. C’était la grande inconnue et une immense source d’angoisse pour elle.
— Je ne sais pas, dit-elle. Je m’étais dit que Kendall et Tony pourraient se voir, mais ils ne s’entendent pas du tout. Pour l’instant, Kendall le fait travailler pour essayer de lui donner une leçon et de le responsabiliser. Mais Tony m’a déjà prévenue qu’il ne voulait pas revoir son père après notre retour à la maison. Je sais d’avance que ce sera difficile parce que Kendall ne se laissera pas faire.
— Le père contre le fils ! Ça va chauffer chez les Armstrong. C’est inévitable, surtout à l’âge de Tony.
Celia haussa les épaules.
— Comme tu dis ! Quand je pense à toutes ces années que j’ai passées à peser le pour et le contre et à chercher le moment le plus judicieux pour lui parler de son père, ça ne pouvait pas plus mal tomber.
— Si je comprends bien, tout s’est fait malgré toi. Et c’est Marcus qui a enclenché le processus.
— Oui. Mais je ne lui en veux pas. C’est son frère. Et il n’a fait que ce qu’il jugeait bon pour lui.
Un ronronnement de moteur attira soudain leur attention.
— Ce doit être Porter, annonça Nikki.
C’était bien lui. Mais il n’était pas seul. A la vue de Kendall, Celia sentit son cœur s’emballer dans sa poitrine.
— Je ne savais pas que Kendall l’accompagnerait, se justifia Nikki.
— Ne t’inquiète pas, murmura Celia, tandis qu’un autre passager sortait du véhicule.
Le fameux chercheur, sans doute.
Celia ne put s’empêcher de remarquer qu’il était très beau. Au moins un mètre quatre-vingts, bâti comme une star de cinéma, les traits harmonieux, le teint hâlé, un costume italien et une florissante chevelure blond peroxydé.
La perfection incarnée !
— Ouah ! Çà alors ! Quelle surprise ! s’exclama Celia à l’adresse de Nikki qui, elle aussi, avait les yeux ronds.
Plus l’homme avançait vers elles, plus il leur semblait beau. Et elles n’avaient encore rien vu. Kendall dut lui dire quelque chose de drôle car son visage s’illumina d’un sourire magnifique. Il n’était plus seulement beau, il était éblouissant.
— Un vrai soleil ! murmura Nikki en clignant des yeux, bouche bée d’admiration.
— Attention, ma chérie, tu as la bouche ouverte, lui glissa Porter à l’oreille.
— Vraiment ? répliqua-t-elle distraitement, incapable de détacher les yeux du visiteur.
C’était drôle à voir, et Celia dut réprimer un éclat de rire. Un petit brin de jalousie ne nuirait pas à Porter, cela le déciderait peut-être à se déclarer enfin. Elle croisa le regard de Kendall et le salua d’un signe de tête qu’il lui rendit aussitôt.
— Mesdames, annonça Porter, je vous présente le Dr Barry Devine.
— Devine ! pouffa Nikki qui peinait à retrouver son sérieux. C’est… inhabituel.
Porter, qui n’appréciait pas sa remarque, la fusilla du regard.
— Docteur Devine, je vous présente mon amie, le Dr Nikki Salinger.
— Ravi. Vous n’êtes donc pas encore mariée, souligna-t-il avec un sourire coquin.
— N-non, balbutia Nikki en lui tendant la main qu’il porta à ses lèvres pour y déposer un baiser.
Celia ne put s’empêcher d’avoir pitié de Porter. Il était mis à rude épreuve. Celia retint un sourire en le voyant serrer les dents tandis qu’il la présentait à son tour.
— Celia Bradshaw, dit-il, la voix vibrant de colère contenue. Celia est ingénieur et c’est elle qui a conçu ce pont magnifique.
Le Dr Devine lui décocha un sourire ravageur.
— Cette ville regorge de belles dames talentueuses, fit-il en la gratifiant elle aussi d’un baisemain.
— Merci, répliqua-t-elle, dépitée de ne pas tomber sous le charme.
Sous le regard de Kendall qui pesait sur elle, elle ne trouvait pas ses mots. Elle se consola en se disant que la comparaison entre les deux hommes était facile à faire. Car, malgré sa stature imposante, le Dr Devine n’arrivait pas à la hauteur de Kendall.
— Votre labo sera là-bas, expliqua Porter en pointant la colline du doigt.
Après un coup d’œil du côté de l’endroit que lui désignait Porter, le Dr Devine se tourna vers Celia.
— J’aurai donc vue sur cette merveille ? Vraiment, quelle splendeur ! s’extasia-t-il en posant sur elle un regard appuyé. Le rouge est ma couleur préférée.
Parlait-il du pont ou de son opulente chevelure ? Dans le doute, elle choisit d’en rire.
— Docteur Devine, vous devrez vous contenter du pont. Je m’en vais le week-end prochain, sitôt après le ruban coupé.
— Justement, je prévois de rester jusqu’au week-end prochain. Je prépare un article pour un colloque scientifique qui se tiendra le mois prochain sur les effets du kudzu sur les structures statiques. Je pourrais certainement tirer grand profit de votre expérience.
Il était maintenant évident qu’il tentait de la séduire. Mais cela ne marchait pas.
— Désolée, répliqua Celia. Mais cette semaine, je vais être très prise par les dernières vérifications. Kendall est ingénieur, lui aussi — je suis sûre qu’il se fera un plaisir de vous aider.
— Oh… naturellement, fit le chercheur.
Les deux hommes se regardèrent, l’air dépité. Difficile de dire lequel des deux était le moins enthousiaste. Mais elle s’en moquait.
Porter frappa dans ses mains, comme pour dégeler l’atmosphère quelque peu plombée.
— Bon ! Que diriez-vous si nous allions maintenant voir sur place la propriété que j’ai délimitée ?
Et se tournant vers Nikki, il précisa avec un sourire :
— Ma chérie, si tu préfères rester ici bavarder avec Celia, je comprendrai.
— Voyons, mon chou ! répliqua-t-elle d’un ton mielleux en glissant son bras sous celui de leur hôte. Je meurs d’envie d’en savoir plus sur les recherches du Dr Devine.
L’œil sombre, Porter leur emboîta le pas.
— En fait, Porter, je crois que je vais rester ici, annonça Kendall en gratifiant son frère d’une tape sur l’épaule. Je vous laisse entre vous. Bonne chance, mon vieux.
— Merci pour le cadeau ! grommela Porter en se hâtant de rattraper Nikki et le Dr Devine qui semblaient bien s’amuser.
Nikki riait des plaisanteries du Dr Devine. Pauvre Porter ! Il avait un rival maintenant.
Celia éclata de rire en les regardant s’éloigner.
— A mon avis, ce type va en faire voir de toutes les couleurs à Porter, prédit Kendall.
— Il n’a rien à craindre, affirma Celia. Elle est éperdument amoureuse de lui. Il n’a qu’un mot à dire pour officialiser la chose.
Une fois de plus, elle s’aperçut que ce qu’elle venait de dire pouvait également s’appliquer à leur couple. Enfin, si tout n’avait pas dégénéré.
— Je parlais de Nikki et de Porter, précisa-t-elle. Bien sûr.
Il acquiesça en hochant la tête, puis regarda en direction du pont.
— Vraiment, Celia, quelle belle réussite ! s’exclama-t-il d’un ton admiratif. Il n’y avait que toi pour réaliser un tel chef-d’œuvre.
— Je te remercie, dit-elle en rougissant de plaisir. Mais j’imagine que si tu es venu, ce n’était pas seulement pour admirer le pont.
Quelque peu embarrassé, il hésita avant de répondre.
— Je voudrais te parler de Tony.
Prudemment, elle jeta un regard circulaire pour s’assurer qu’ils étaient seuls. Il y avait bien des ouvriers qui se poussaient le coude en affichant des sourires entendus, mais elle s’en fichait. Plus que sept jours et ce serait fini.
— Je t’écoute, dit-elle.
— J’espérais que les choses se seraient améliorées depuis le week-end dernier, mais elles ont empiré. Il ne m’adresse la parole que pour me contredire. Il est odieux avec moi.
— Il m’a dit que tu le faisais trop travailler.
— C’est ridicule ! s’écria-t-il en levant les bras. C’est tout le contraire. Je me sentais tellement coupable de ce qui est arrivé que je l’ai laissé tranquille cette semaine.
— Bienvenue au club des méchants parents qui ne comprennent rien à rien ! s’exclama-t-elle avec un petit sourire.
— Tu trouves ça drôle ? s’écria-t-il. Je me dispute avec mon fils et ça t’amuse !
Non, cela ne l’amusait pas, mais elle n’allait certainement pas lui avouer ses craintes de voir Tony lui préférer son père et toute sa grande famille. Elle n’en était pas fière, mais c’était ainsi.
— Ça te fait plaisir, n’est-ce pas ? insista-t-il sans y croire vraiment.
— Non, Kendall. Comment pourrais-je me réjouir d’une situation dont souffre Tony ?
— Je ne sais pas, moi. Peut-être penses-tu qu’à long terme, ça serait mieux que je ne m’occupe pas de mon fils. Ne nous voilons pas la face, si Marcus n’avait pas découvert l’existence de Tony et ne t’avait pas forcé la main, je n’aurais jamais rien su de lui. Oui ou non ?
Elle affronta son regard.
— Sincèrement, je ne sais pas, répondit-elle en croisant les bras. Je m’étais dit que je prendrais contact avec toi seulement si Tony me posait des questions au sujet de son père et s’il me demandait son nom.
— Oui, maintenant, c’est facile à dire, lâcha Kendall, en lui jetant un regard mauvais.
Et voilà ! Une fois de plus ils se disputaient. Elle jeta un coup d’œil inquiet autour d’elle, consciente d’être de nouveau le point de mire des ouvriers.
— Admettons ! dit Kendall en baissant le ton. Mais alors, écoute-moi bien. En ville, nous avons besoin de trottoirs et tu m’as dit toi-même que c’est ce que tu sais faire de mieux. Accepterais-tu de te charger de ce nouveau projet pour me donner plus de temps avec Tony ?
Elle réprima une grimace de dégoût. Si près de la délivrance, lui faudrait-il rester ici plus longtemps ? Avec Kendall qui lui tournait autour ? La panique l’envahit. Mais étrangement, le premier choc passé, elle se prit à songer que rien ne la pressait de partir. Elle n’avait pas de projet particulier, et soudain la perspective de se retrouver seule à Broadway avec une pile de CV et de lettres de motivation à envoyer lui parut insupportable. Le désespoir la saisit.
Son portable vibra dans sa poche, mettant un terme à ses interrogations angoissées. Heureuse de la diversion, elle consulta l’écran et vit s’afficher un nom qu’elle mit quelques secondes à reconnaître : Michael Thoms, le responsable du projet de réservoir qu’elle n’avait pas obtenu avant qu’elle accepte de venir à Sweetness.
Son cœur se mit à battre un peu plus vite. Maintenant ? Il appelait maintenant ? Et si les miracles, ça existait ?
— Excuse-moi, dit-elle à Kendall avant de s’éloigner de quelques pas pour prendre la communication. Celia Bradshaw.
— Celia, Michael Thoms, commission de la gestion des ressources hydrauliques du Grand Michigan.
— Bonjour, monsieur Thoms. Que puis-je pour vous ?
— Etes-vous toujours intéressée par notre projet de réservoir ?
Pour un peu, elle en aurait hurlé de joie.
— Oui. Je suis toujours intéressée. Pourquoi ?
— Le candidat que nous avions initialement choisi n’a pas fait l’affaire, aussi recherchons-nous un nouveau chef de projet. J’appelle les candidats potentiels pour m’assurer de leur disponibilité.
Elle ne prit même pas le temps de réfléchir.
— Je pourrais commencer dans une semaine.
— J’en prends bonne note. Entre-temps, si vous avez réalisé de nouveaux travaux que vous souhaiteriez porter à notre connaissance, vous pouvez nous en envoyer le descriptif par mail.
Elle leva les yeux avec fierté sur le beau pont couvert qui s’achevait. Il ne faisait aucun doute que personne ne pourrait se targuer de plus belle réalisation dans son dossier professionnel.
— Oui, je vais le faire immédiatement. Merci beaucoup.
— Je vous rappellerai, promit-il.
Elle raccrocha et dut faire un effort sur elle-même pour réprimer un cri de joie.
— Bonnes nouvelles ? demanda Kendall.
Elle sursauta, elle avait presque oublié sa présence.
— Très bonnes. Le directeur de l’aménagement hydraulique du Grand Michigan m’appelle pour me signaler que le poste qui m’a échappé avant de venir ici est de nouveau vacant.
— Et tu vas postuler ?
Elle acquiesça d’un signe de tête.
— Ce job me convient parfaitement. Avec les horaires et la proximité, je pourrai consacrer du temps à Tony.
— En effet. Cela paraît… idéal, convint Kendall en souriant.
Idéal ? L’espace d’un instant sa joie se teinta d’une certaine amertume. Elle doutait maintenant. Emmener Tony avant que les différends avec Kendall soient résolus, ce n’était sûrement pas le plus souhaitable pour lui. Ne risquait-il pas d’en souffrir davantage ?
— Je vais parler à Tony de son comportement, assura-t-elle. Mais je ne promets rien.
— Si on te propose le job, peux-tu repousser la date de début de contrat de quelques semaines pour que, Tony et moi, nous ayons le temps de nous réconcilier ?
Pour qu’elle subisse quotidiennement la torture de la présence de Kendall ? Non, merci. Cette simple perspective la conforta dans sa décision et mit un terme à tous ses doutes. Les relations entre Tony et Kendall seraient difficiles, du moins pendant quelque temps, et la distance géographique n’y ferait rien, d’un sens comme de l’autre. Non, elle devait partir.
— Désolée, mais je ne peux pas. Je dois rentrer à la maison.
A la maison. A ces derniers mots, le visage de Kendall se durcit.
— Dans ce cas, me le laisserais-tu pendant quelque temps ?
— Non, répliqua-t-elle fermement.
Elle connaissait assez son fils pour savoir qu’il le prendrait mal et leur en voudrait à tous les deux.
— Tu ne me laisses pas beaucoup de choix, murmura-t-il.
Sa détresse était visible. Si visible qu’elle en aurait presque eu pitié. Elle lui sourit gentiment.
— Je suis désolée. Sincèrement désolée pour toi. Je comprends.
Il y eut un instant de silence insoutenable. C’était une situation douloureuse, pour tous les deux. Mais que pouvait-elle faire ? Incapable de supporter cette tension plus longtemps, elle désigna le pont d’un geste de la main.
— Le travail m’attend. J’ai encore beaucoup à faire avant de quitter cet endroit pour de bon.
Le regard qu’il lui lança lui déchira le cœur.
La gorge nouée, elle s’en retourna vers le pont Evermore. Un beau pont de bois qu’elle aurait bientôt terminé. Son premier pont… Si seulement c’était aussi facile de construire des passerelles dans sa propre vie, pour franchir les obstacles et accéder à ce qui l’attendait.