Au fur et à mesure que le paysage lui devenait familier, Celia s’accrochait plus fermement au volant. A côté d’elle, papiers de bonbons et emballage de chocolat jonchaient le siège du passager de son break. Vu son excitation, il était clair que le sucre et le chocolat étaient des stimulants superflus, voire contre-indiqués. Elle était dans un état de fébrilité extrême.
On était en plein hiver, mais les montagnes du nord de la Georgie offraient encore une palette de vives couleurs, allant du vert des arbres à feuilles persistantes à l’ocre du sol argileux en passant par la blancheur immaculée des champs de neige qui s’accrochaient aux corniches rocheuses. Des nuages cotonneux ponctuaient un ciel d’un bleu d’azur, le bleu des yeux de Kendall.
Mon Dieu ! La simple idée de le revoir la mettait dans tous ses états. Elle avait pourtant passé la semaine à se préparer mentalement. Elle avait tenté d’ériger une sorte de barrière psychologique pour se protéger des émotions qui, elle le savait, ne manqueraient pas de l’assaillir. Mais elle doutait que cela fonctionnerait. Sans compter que comme elle l’avait prédit, Tony avait mal pris son départ. Surtout en ce moment, alors qu’ils avaient déjà tant de points de désaccord et qu’il avait d’autres sujets de mécontentement. Au fond, son départ n’était probablement pour lui qu’un prétexte pour se plaindre et reporter sa frustration sur elle.
Lorsqu’elle quitta la grand-route pour emprunter les voies secondaires qui conduisaient à Sweetness, elle sentit la pression monter. Comme chaque fois qu’elle était très émue, elle avait des plaques rouges sur le cou. Lorsqu’elle avait fui Sweetness, elle n’avait jamais pensé y revenir. Et voilà que maintenant, c’était comme si toutes ces années n’avaient pas existé. Certes, le paysage avait changé, il avait souffert d’une dizaine d’années d’abandon après l’ouragan. Le kudzu recouvrait le moindre taillis et partait à l’assaut des collines. Dans les revues d’urbanisme, elle avait lu de nombreux articles de spécialistes qui s’inquiétaient de la prolifération de cette plante invasive qui menaçait les régions méridionales. On y mentionnait tout particulièrement sa croissance ultrarapide. « Un mile à la minute », disait-on. Allusion à peine exagérée à la vitesse à laquelle elle engloutissait les ponts et les ouvrages d’art.
Mais alors qu’elle approchait de la petite ville, le paysage se fit plus urbain, moins hostile. La route avait été refaite et lui parut plus large que l’ancienne. La peinture fluorescente de la bande centrale et des bas-côtés était toute fraîche. La murette qui courait de chaque côté de la chaussée aurait pu paraître étrange, mais elle en comprenait l’utilité. Non seulement elle retenait les mauvaises herbes, mais elle empêchait également l’accès de la route aux animaux sauvages.
Son premier vrai signe d’un retour à la civilisation fut une voiture qu’elle croisa sur l’autre voie. Mais les temps avaient changé. Autrefois, non seulement elle aurait reconnu la voiture, mais elle aurait aussi reconnu et salué son conducteur. Aujourd’hui, elle ne reconnaissait ni l’une ni l’autre. Elle se sentit soudain comme une étrangère.
Au moment de négocier le dernier virage avant la ligne droite qui conduisait à la ville, elle jeta un coup d’œil sur la gauche, là où se dressait le pont Evermore que les gens empruntaient autrefois pour entrer en ville. Certes, Marcus lui avait dit qu’il avait été emporté par l’ouragan, mais elle ne s’était pas préparée au vertige qui la saisit devant le trou béant laissé par sa disparition. En fait, pour ceux qui n’auraient pas connu cette magnifique construction, c’était comme s’il n’avait jamais existé. En tant qu’ingénieur, elle se réjouissait de ne pas avoir à envisager de travaux de déblaiement, ou si peu. Mais c’était tout de même impressionnant qu’une infrastructure aussi solide, et faite pour durer, disparaisse en une minute.
Comme Kendall…
Du centre-ville commerçant de sa jeunesse, il ne restait plus rien. Là où régnait autrefois une activité intense, là où les fermiers se ravitaillaient en nourriture et en outillage et les femmes en tissus et en livres, c’était maintenant un espace abandonné, livré aux broussailles et aux mauvaises herbes.
Désemparée par ce spectacle de désolation où tout lui paraissait étranger, elle leva les yeux et la vue du château d’eau perché tout en haut d’une colline lui fit l’effet d’un baume au cœur. Le réservoir peint en blanc, en forme de capsule à l’envers, était surmonté d’une sorte de chapeau pointu en guise de toit. Tel un valeureux soldat, il montait la garde en affichant fièrement son inscription « Bienvenue à Sweetness ». Au début de son installation ici, c’était du château d’eau que Nikki lui téléphonait. C’était le point le plus haut de la ville et le seul endroit où les téléphones étaient utilisables. En se rapprochant, Celia découvrit les graffitis qui ornaient les parois du réservoir. En gigantesques lettres à la peinture rouge, on y lisait dans un cœur : « J’aime Nikki ».
En proclamant son amour à la face du monde avec un pot de peinture rouge, Porter Armstrong avait repris la vieille tradition.
Et apparemment cela avait marché. La dernière fois qu’elle avait parlé avec son amie, Nikki lui avait semblé nager dans le bonheur et follement amoureuse. Elle s’en voulait un peu de ne pas lui avoir dit qu’elle venait à Sweetness, mais pour tout dire, elle avait craint de changer d’avis au dernier moment. Et elle avait demandé la discrétion à Marcus.
Le fait que ce dernier, pourtant réputé pour son mauvais caractère, ait accepté ses conditions la confortait dans la certitude qu’il en savait plus sur elle qu’il ne voulait bien le dire.
Il lui fallut encore quelques minutes avant d’atteindre Sweetness, ce qui lui donna le temps de se ressaisir et de réfléchir à ce qu’elle ferait en arrivant. Elle ralentit à l’approche des premiers bâtiments. A droite, une route défoncée menait à Clover Ridge, où vivaient autrefois les Armstrong. Elle y avait passé tant et tant d’heures avec Kendall et plus tard, quand il était parti à l’armée, avec Emily, sa mère. Son cœur se serra. Emily Armstrong était la mère qu’elle aurait rêvé d’avoir, celle qui lui avait manqué. Elle était tendre, compatissante, aimante. C’était toujours à contrecœur que Celia la quittait pour rentrer chez sa tante, une femme aigrie qui, après la mort de ses parents dans un accident de voiture, n’avait accepté qu’à contrecœur de s’occuper d’elle. Elle se rappelait parfaitement les propos de tante Heddy : que pouvait bien trouver Kendall Armstrong à une fille comme elle ? Et dans un sens, elle n’avait pas tort.
Après avoir quitté Sweetness, elle s’était persuadée que c’était Emily Armstrong qui avait convaincu son fils qu’elle n’était pas une fille pour lui et qu’elle n’était pas digne d’entrer dans leur famille. Mais depuis, elle avait réfléchi. Ce n’était pas la faute d’Emily. Si c’était à cause de ses origines modestes que Kendall l’avait rejetée, cela venait de lui et de personne d’autre.
Elle ralentit encore un peu plus à l’approche de ce qui lui sembla être le nouveau centre-ville. Sur la butte où se trouvait autrefois leur lycée, il y avait maintenant un champ d’éoliennes dont les immenses pales blanches tournaient comme un champ de fleurs en mouvement. Elle s’avança encore un peu, scrutant les alentours avec curiosité. Vus de l’extérieur, les bâtiments n’avaient pas d’unité. Ils semblaient faits de bric et de broc — une école, un magasin général, une construction avec un porche monumental qui devait être le gîte réservé aux femmes et aux enfants dont lui avait parlé Nikki et beaucoup d’autres bâtiments débordant d’activité. Elle s’arrêta pour laisser traverser un groupe d’enfants. A voir les livres et les cahiers qu’ils portaient sous le bras et les cartables sur leur dos, l’école était finie. Elle s’amusa de l’effronterie avec laquelle ils la dévisageaient — la ville était encore assez petite pour qu’un étranger s’y fasse immédiatement remarquer.
Avant de venir, elle avait pris soin de mettre une tenue confortable. Pantalon, bottes en cuir à talons plats, chemisier et veste. Elle avait dompté sa tignasse rebelle avec une lotion à défriser et elle l’avait sagement attachée sur la nuque. Quand elle avait quitté Sweetness, elle était un vrai garçon manqué et elle voulait y revenir en brillante professionnelle. Elle jeta un dernier coup d’œil dans le rétroviseur pour s’apercevoir qu’une magnifique tache de chocolat sur son col ruinait tous ses efforts de respectabilité. Parfait ! Exactement ce dont elle avait besoin. Mais passé le premier mouvement de contrariété elle ne put s’empêcher de voir le côté ironique de la situation. C’était bien fait pour elle ! Ça lui apprendrait à être aussi prétentieuse. Elle laissa échapper un petit rire teinté d’amertume et fourra le col de son chemisier sous celui de sa veste.
Chassez le naturel, il revient au galop !
Elle tambourina nerveusement sur son volant. Bon, maintenant qu’elle était arrivée, que faire ? Elle venait de prendre la décision de téléphoner à Marcus ou Nikki, lorsqu’elle reconnut une enseigne avec un logo qu’elle avait déjà repéré sur internet : celui du centre médico-social. Nikki devait y être. Le mieux serait donc de s’arrêter pour saluer son amie… et gagner encore un peu de temps avant de devoir affronter Kendall.
* * *
Kendall repoussa son ordinateur et se leva pour aller chercher les vues aériennes à l’imprimante flambant neuve dont était équipée la nouvelle salle multimédia du gîte de Sweetness. Il avait peaufiné la présentation de leur projet au représentant du Département de l’énergie dans les moindres détails. Il était fin prêt et n’attendait plus que l’inspecteur.
— Kendall ?
Rachel Hutchins, une blonde resplendissante, qui s’était autoproclamée porte-parole du groupe de femmes de Broadway, l’interpellait joyeusement. Elle était un peu exubérante à son goût. Mais ce serait mentir que de prétendre qu’il était totalement insensible à ses jambes interminables et à ses décolletés plongeants. Et puis, cela faisait maintenant des mois que la petite annonce était parue. De toute évidence, Celia ne reviendrait pas. Alors, pourquoi n’avait-il pas le droit de vivre sa vie lui aussi ?
— Besoin de quelque chose, Rachel ? s’enquit-il avec un sourire engageant.
— Oui. Que quelqu’un me suspende un cadre dans ma chambre, répliqua-t-elle dans un éclat de rire.
De toute évidence, elle se moquait de lui et, l’espace d’un instant, il faillit la rembarrer. Mais il se ravisa. Pourquoi ne pas jouer le jeu ?
— Pas de problème. Le temps de récupérer mes affaires et je suis à toi.
Il rangea les documents imprimés dans une chemise, puis il suivit Rachel dans le hall du bâtiment qu’ils avaient construit à l’intention des femmes à qui ils offraient le gîte et le couvert.
L’atmosphère avait changé. Surtout depuis que certaines femmes avaient fait venir leurs enfants. Il s’écarta pour laisser le passage à deux gamins d’une dizaine d’années qui couraient en se chamaillant et en piaillant. A la sortie de l’école, la salle multimédia était bondée d’enfants qui venaient jouer aux jeux vidéo et surfer sur internet. Il était clair que les enfants d’aujourd’hui n’avaient pas les mêmes centres d’intérêt qu’il avait eus avec ses frères.
Et il lui arrivait souvent de douter de pouvoir communiquer avec ses propres enfants, si jamais il en avait un jour. Même élevés ici, dans sa ville natale, leur expérience serait forcément différente de la sienne.
— Bonjour, Cupidon, lança Rachel à un chevreuil, en s’arrêtant pour le gratouiller affectueusement derrière les oreilles.
L’animal que les pensionnaires avaient recueilli pour le soigner était maintenant domestiqué et parfaitement propre, et en liberté dans la maison. Il était flanqué du chien de Rachel, qui ne le quittait pas d’une semelle. La jeune femme s’accroupit et les couvrit de câlins et de bisous, avant de se retourner vers lui d’un air préoccupé.
— Je crois qu’il faudrait agrandir le rayon « animaux de compagnie » de notre grand magasin. On arrive à une bonne cinquantaine d’animaux.
Une cinquantaine ? Il ne s’était jamais préoccupé de la question, mais si tel était le cas, il fallait en effet y réfléchir.
— Cela me paraît judicieux, concéda-t-il. Il n’y a qu’à en parler à Molly.
Mais l’idée ne plaisait visiblement pas à Rachel car elle se rembrunit tout de suite.
— Je te rappelle que Molly s’oppose aux animaux à moins qu’ils ne soient toujours dehors. Alors je ne pense pas que ce soit la meilleure personne à qui confier le ravitaillement d’un rayon animalerie.
Ce n’était pas la première fois qu’avec sa fantaisie débridée, Rachel s’opposait au rigorisme obtus de Molly. Mais les deux femmes n’avaient plus à faire leurs preuves. L’une et l’autre se donnaient sans compter et contribuaient corps et âme à l’effort de reconstruction de la ville. Pas question pour lui et ses frères de se brouiller avec elles.
— Pourtant, ce serait une bonne chose dans la mesure où, de toute façon, c’est Molly qui s’occupe du ravitaillement de la cantine, rétorqua-t-il avec un large sourire.
Il comprit tout de suite son erreur, en voyant le visage de Rachel se rembrunir encore un peu plus.
— Oui, d’ailleurs, parlons-en, de la cantine ! Il faut vraiment faire quelque chose. C’est complètement déprimant. Quand la transformerons-nous en vrai restaurant ?
— C’est prévu, la rassura-t-il, tout à coup incapable de détourner les yeux de son impressionnant décolleté.
Mais que lui arrivait-il ? Ce n’était clairement pas le moment ! Mais c’était plus fort que lui, il le comparait à celui de Celia qui était plus petite, plus menue, et qui avait l’avantage de posséder une crinière fauve incomparable.
— Nous y voilà, claironna Rachel en posant la main sur la poignée de la porte avant de l’ouvrir.
Elle semblait avoir tout oublié de ses contrariétés et avant d’entrer, il eut un moment d’hésitation, s’assurant d’un coup d’œil dans le couloir que personne ne le regardait.
Lorsqu’elle ferma la porte derrière lui, il se sentit pris au piège. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas été seul avec une femme ! La pièce était exactement semblable à toutes les autres — une fenêtre, un lit, une commode, un fauteuil à bascule, une chaise, une table basse, un bureau, une penderie et une salle de bains attenante.
C’était propre, mais jonché de vêtements abandonnés — il remarqua pêle-mêle une chemise de nuit de soie blanche, un T-shirt rose avec sur le devant l’inscription « Peut-être, baby ! », une jupe en toile de jean bleue, une paire de bottes noires à talons hauts. Par la porte ouverte de la salle de bains, on apercevait deux collants étendus sur le porte-serviettes. Cette intimité exposée sans la moindre pudeur le mit soudain mal à l’aise. Il regarda vers la porte, pris d’une soudaine envie de s’échapper, mais il se retint. Inutile de se couvrir de ridicule. Mieux valait se calmer. Et puis, qu’est-ce qui prouvait que Rachel avait des arrière-pensées et voulait plus que de l’aide pour accrocher un sous-verre ?
— Je vois que tu as apporté ton marteau, dit-elle en regardant avec insistance son entrejambe.
Déconcerté, il sentit que son cœur se mettait à battre un peu plus vite.
Elle pointa du doigt le ceinturon auquel étaient accrochés ses outils. C’était une habitude qu’il avait, il n’y pensait même pas.
— Un marteau… c’est bien pour planter un clou ? dit-elle en lui montrant alternativement le crochet qu’elle tenait à la main et un cadre qui était posé par terre, contre le mur.
Mon Dieu, quel idiot il faisait !
— Oh ! bien sûr. Où dois-je le planter ? demanda-t-il, furieux de sa propre bêtise.
— Je vais te dire. Tiens-le devant moi, veux-tu ?
— Certainement, s’empressa-t-il de répondre.
Mais au moment de prendre le cadre, il s’arrêta, surpris, et le regarda avec attention. C’était la photo du vieux pont couvert qui enjambait autrefois Timber Creek.
— Le pont Evermore, murmura-t-il. Si ce n’est pas indiscret, où l’as-tu trouvée ?
Elle s’approcha de lui pour regarder la photo par-dessus son épaule.
— Dans un tas de photos, dans l’entrepôt des objets trouvés. Elle m’a plu.
— Elle est magnifique, répliqua-t-il, gêné par les effluves de son parfum, une eau florale entêtante.
— Tu te souviens de ce pont ?
— Oui, dit-il en hochant la tête sous l’afflux des souvenirs. C’était un vrai chef-d’œuvre d’architecture.
Et c’était leur refuge, à lui et à Celia.
— Ne t’inquiète pas, précisa-t-elle devant son air étrange. Ce n’est pas la photo originale. Je l’ai scannée sur place. C’est une copie en couleurs.
Puis, l’air sincèrement contrit, elle se mordit la lèvre, qu’elle avait fardée de rouge cerise.
— J’espère que je n’ai rien fait de mal.
— Bien sûr que non ! s’exclama-t-il, excédé. Où veux-tu la suspendre ? Là, au-dessus de la commode ?
Il n’était pas vraiment fâché contre Rachel. Au fond, elle n’y était pour rien si tout lui rappelait Celia.
— Oui, s’il te plaît.
Il maintint le cadre contre le mur et attendit ses ordres. Malheureusement, lorsqu’il tourna la tête pour la regarder par-dessus son épaule, ce ne fut pas elle qu’il vit, mais un soutien-gorge en dentelle rouge et aux bonnets d’un volume impressionnant abandonné sur la commode. Il eut beau s’efforcer de reporter son attention sur Rachel, il n’avait qu’une image en tête, celle de la jeune femme en soutien-gorge rouge… ou pire encore — sans soutien-gorge.
— Plus haut, indiqua-t-elle en levant les bras d’un geste qui mettait en valeur sa généreuse poitrine.
Il étouffa un grognement et remonta le cadre.
— Plus à droite.
Il était au supplice et priait pour ne pas avoir une érection maintenant. Il aurait l’air tellement ridicule, les bras en l’air !
— Non… C’est trop. Reviens plus à gauche.
Il obtempéra, essayant d’oublier cette femme sexy. Mais c’était cette photo, avec le pont Evermore. Il revoyait défiler dans son esprit les scènes intimes qu’il y avait vécues avec Celia. Et comme il le craignait, son désir s’éveilla. Puissant et incontrôlable.
— Là, ça va ? demanda-t-il d’un ton agacé.
— Peut-être, minauda-t-elle avec une moue indécise en hochant sa chevelure blonde.
— Eh bien, pour moi, ça va, décréta-t-il en lui tendant le cadre de la main droite tandis qu’il marquait l’emplacement du crochet de la main gauche.
Dieu merci, il lui tournait le dos ! Sinon, quelle honte ! Ce genre de situation ne lui était pas arrivé depuis qu’il était un adolescent boutonneux victime de ses hormones.
— Donne-moi le crochet, s’il te plaît, lança-t-il sans se retourner.
Elle se pressa contre son dos et lui tendit l’objet du bout de ses longs doigts fuselés.
— Voilà, susurra-t-elle à son oreille. Ça ira ?
— M-merci, dit-il.
Au comble de la gêne, il faillit le laisser tomber. Dieu sait comment, il le rattrapa et le maintint d’une main au bon endroit. De l’autre il s’empara de son marteau, glissé dans son ceinturon. Et ce fichu parfum qui lui embrumait l’esprit ! Il n’en pouvait plus.
— Hum… recule donc un peu. Un accident est si vite arrivé.
— Oh ! bien sûr, fit-elle, obéissante.
Mais si Rachel avait reculé, le soutien-gorge rouge était toujours là, lui ! Il était plus que temps d’en finir ! Il leva son marteau et l’abattit de toute sa force…
Sur son pouce.
Son cri de douleur se conjugua avec le hurlement de Rachel. Le sang gicla.
— Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle. Est-ce que ça va ?
— Oui, réussit-il à dire en serrant les dents, mais la douleur fusa le long de son bras, les larmes lui vinrent aux yeux…
Il laissa tomber son marteau qui vint atterrir sur son pied.
Ça lui apprendrait à ne pas vouloir porter en toutes circonstances des chaussures de travail ! se dit-il en serrant son pied entre ses deux mains pour soulager la douleur.
— Mais regarde ! Tu saignes ! s’écria Rachel en voyant le chiffon dont elle lui avait enveloppé le pouce devenir rouge de son sang. Allons tout de suite au centre médical. Tu peux marcher ?
Il hocha la tête. Il était tellement sonné qu’il ne pouvait dire un mot. Il suivit Rachel hors de la chambre en boitillant. Elle trottinait à son côté, maintenant le bandage de sa main avec les précautions qu’elle aurait eues pour un grand blessé. Leur sortie du gîte ne passa pas inaperçue. A peine la porte refermée sur eux, les langues avaient dû aller bon train. Il pria le ciel que ses frères ne le voient pas dans cet état. Sa main et son pied le faisaient horriblement souffrir, mais cette douleur n’était rien comparée à la blessure de son amour-propre.
Tandis qu’il claudiquait cahin-caha, accroché au bras de Rachel, en direction du centre médical, sa seule consolation, c’était de se dire que le pire était arrivé et que les choses ne pouvaient que s’améliorer.