Kendall essayait de se concentrer sur la page affichée sur son écran d’ordinateur. En vain. Comme toujours, c’était Celia qui occupait son esprit. C’était bien simple, en plus de douze ans, il ne se souvenait pas d’un seul jour où il n’y aurait pas pensé.
Dans l’espoir de décharger un peu du stress accumulé, il se leva et fit les cent pas dans son bureau. Les doutes, le cœur brisé, les nuits sans sommeil, rien ne lui avait été épargné ces derniers jours.
Un calendrier bisannuel était placardé sur le mur du bureau. Marcus y avait entouré en rouge les dates butoir imposées par les instances fédérales. Mais il se fichait de ces dates-là. Il n’en redoutait qu’une, c’était celle du départ de Celia avec son fils prévu trois jours plus tard. La cérémonie d’inauguration du pont aurait lieu samedi après-midi. Et dimanche matin, Celia partait avec Tony.
C’était inéluctable.
A côté de la porte, il y avait un tableau noir sur lequel on lisait : « Population de Sweetness : 536 habitants ». Il aurait tant voulu y lire : « Sweetness : 538 habitants », ce qui voudrait dire que Celia et Tony seraient restés. Avec le temps, elle aurait peut-être même réappris à l’aimer et ils auraient pu envisager de former une famille.
Il se planta devant son bureau. Pourquoi, lui qui était habitué à ce que rien ni personne ne résiste à son autorité, pourquoi tout semblait-il lui échapper ? Non seulement il avait perdu Celia pour la seconde fois, il fallait encore qu’il perde Tony. Ce dernier affirmait à qui voulait l’entendre qu’il ne voulait pas le voir. C’était plus qu’il ne pouvait supporter.
Il était à deux doigts de fondre en larmes lorsqu’un coup sec à la porte le fit sursauter.
— Entrez ! dit-il en essayant de se ressaisir.
La porte s’ouvrit sur le Dr Cross.
— Juste un mot, monsieur Armstrong !
Il ferma brièvement les yeux. Pas maintenant ! Il n’était vraiment pas d’humeur à supporter les excentricités du médecin. Quoiqu’il aurait bien eu besoin de cogner sur quelqu’un et sur quelque chose.
— Doc, si vous voulez vous battre, je suis votre homme ! annonça-t-il.
Lorsqu’il leva les yeux vers le médecin, il s’aperçut que celui-ci avait l’air plutôt mal en point. Ses lunettes semblaient cassées.
— Je ne veux pas me battre avec vous, monsieur Armstrong, répliqua-t-il. Je suis juste venu pour vous demander un conseil.
— Oh ! s’exclama Kendall en pointant son œil du doigt. Vous avez l’œil au beurre noir ?
— Oui, répondit-il en portant, l’air gêné, la main sur son œil. Entre autres talents, Rachel possède une solide poigne.
C’était donc ça ! Kendall soupira et s’effaça pour le laisser entrer.
— Allez, entrez.
— Merci.
Lorsqu’ils furent installés, Kendall se pencha vers le médecin.
— Que puis-je pour vous ?
— Je voudrais que vous me disiez comment faire pour obtenir les faveurs de Mlle Hutchins.
— Obtenir ses faveurs ?
— Oui. Qu’avez-vous fait pour qu’elle s’intéresse à vous ?
Décontenancé, Kendall leva les yeux au ciel.
— Je ne sais pas… Je… j’ai dû lui paraître aimable, j’imagine.
— J’ai essayé d’être aimable avec elle, regardez le résultat, dit le Dr Cross en ôtant ses lunettes pour exhiber son œil tuméfié. Et maintenant, voilà qu’elle s’intéresse au Dr Devine.
Pauvre homme ! Il avait l’air si insignifiant, si fragile, que Kendall éprouva de la sympathie pour lui.
— Ah, oui, le Dr Devine, je vois qui c’est.
— Ce n’est pas un vrai médecin, vous savez, s’enflamma Cross. Il n’est pas médecin. Il a juste soutenu une thèse à l’université. C’est un scribouillard.
— Ouais. Bon. Le titre ne fait pas grand-chose à l’affaire. Il y a d’autres choses qui comptent, répliqua Kendall en contemplant le petit homme pâle et rachitique qui s’agitait devant lui.
Cross remonta ses lunettes sur son nez.
— Comme quoi, par exemple ?
— Je ne sais pas, moi. Il est peut-être adroit de ses mains, fit Kendall, pince-sans-rire.
— Pardon ?
— Vous savez, les femmes aiment les hommes adroits de leurs mains, elles aiment qu’un gars soit capable de réparer les choses.
— C’est mon cas. Je suis adroit et je répare les gens.
La conversation prenait un tour surréaliste.
— Euh, c’est vrai, concéda Kendall. Mais je pense plutôt aux réparations domestiques. Vous savez, ces choses qui nécessitent qu’on prenne un outil et qu’on se serve de ses muscles.
Sauf que des muscles, Cross n’en avait guère et que, de toute évidence, il était bien incapable de soulever une caisse à outils. Mais Kendall eut une idée.
— Justement, Rachel a un trou dans le mur de sa chambre et ce trou doit être rebouché. Je suis sûr que si vous lui proposiez de le faire, elle vous prendrait au mot. Et vous pourriez ainsi lui démontrer votre adresse.
— Dans sa chambre ? fit le médecin dont les yeux s’allumèrent instantanément, et dont les épaules s’affaissèrent tout aussi vite. Mais je ne sais pas faire ça.
— Je vais vous apprendre, proposa Kendall qui se dirigea aussitôt vers un placard.
Il fouilla dans le matériel qui s’y trouvait et en extirpa de l’enduit et une spatule pour l’étaler. Puis il chercha sur les murs du bureau un bon emplacement pour faire sa démonstration, optant finalement pour la cloison extérieure d’un placard. Il prit alors son élan et, avec un rugissement qui lui fit un bien fou, défonça le mur d’un coup de poing.
— Bravo, monsieur Armstrong ! s’exclama le Dr Cross. Ça va, la main ?
— Vous ne pouvez pas savoir le bien que ça m’a fait, répliqua Kendall en remuant ses doigts. Bon, maintenant, pour réparer ce trou, il suffit de tremper la spatule dans l’enduit, de remplir le trou et de lisser le tout.
Il joignit le geste à la parole et recula pour voir l’effet produit.
— Vous voyez ? fit-il.
— C’est un peu comme pour une plaie, fit remarquer le Dr Cross en souriant. Pendant mon internat, j’ai fait des remplacements aux urgences.
— Euh… si vous voulez.
La sonnerie du téléphone retentit. Kendall sursauta, le cœur battant un peu plus vite. Ils attendaient toujours les résultats du rapport d’inspection.
— Excusez-moi, fit-il en décrochant. Kendall Armstrong à l’appareil.
— Monsieur Armstrong, je suis Michael Thoms et je vous appelle au nom de la commission de la gestion des ressources hydrauliques du Grand Michigan. J’aimerais m’entretenir avec vous au sujet de Mlle Celia Bradshaw, l’ingénieur responsable de la construction du pont Evermore.
— Ah, oui ? répliqua Kendall d’un ton bien moins amène. Quel genre d’information souhaitez-vous ?
— Une appréciation globale sur les compétences de Mlle Bradshaw. Elle est pressentie pour prendre chez nous la direction d’un important service du Grand Michigan. C’est pour cette raison que nous nous permettons d’enquêter auprès de ses précédents employeurs.
Kendall réfléchit. S’il répondait favorablement à la demande de ce Michael Thoms, il serait à coup sûr séparé de Celia et de Tony.
— Naturellement, il va sans dire que vos commentaires resteront confidentiels. Mlle Bradshaw ne saura pas ce que l’on pense d’elle ni de ses compétences.
— Monsieur Thoms, je suis occupé pour l’instant. Puis-je vous rappeler ?
Il prit ses coordonnées et raccrocha, l’air préoccupé.
— Mauvaises nouvelles, monsieur Armstrong ? s’inquiéta Cross.
— Pardon ? demanda Kendall.
— Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais le Dr Salinger m’a dit que vous attendiez un rapport du gouvernement qui pouvait donner un coup d’arrêt au développement de notre jolie ville. J’espère que ce n’était pas l’objet de ce coup de fil.
— Non, dit Kendall.
— Ça va, monsieur Armstrong ? insista Cross. Vous n’avez pas l’air bien, vous n’allez quand même pas faire un malaise ?
— Je vais très bien, répliqua Kendall, même s’il n’y croyait pas vraiment lui-même. Voyons, où donc en étions-nous ? Ah, oui, je me souviens.
Et il donna un deuxième coup de poing dans la cloison. Toujours aussi douloureux, mais toujours aussi libérateur.
— Eh bien, quelle force, Kendall ! Je peux vous appeler Kendall, n’est-ce pas ? A mon tour de réparer le trou ?
— Allez-y.
— Ah, jusqu’où iraient les hommes pour gagner le cœur des belles ! s’exclama Cross en bourrant le trou d’enduit.
— Comme vous dites, renchérit Kendall en massant sa main endolorie.
Il avait mal, mais ce n’était rien en comparaison de la blessure qui lui vrillait le cœur.
Quelques minutes plus tard, muni d’un seau d’enduit, d’une spatule, de ses nouvelles compétences manuelles et de sa confiance en lui retrouvée, le Dr Cross prenait congé de Kendall, tout sourires.
— Merci pour le conseil, monsieur Armstrong.
Kendall le salua de la main et referma la porte.
Lui aussi aurait bien besoin de conseils. Porter était trop occupé à protéger Nikki des avances du Dr Devine, et Marcus… eh bien, on pouvait toujours compter sur lui, mais… Marcus n’avait jamais été amoureux et il ne comprenait rien aux affaires de cœur.
Il n’y avait qu’une personne au monde capable de le comprendre. Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ?
Il prit le téléphone et composa le numéro salvateur. Après quelques sonneries, une voix douce, la voix d’un ange, lui parvint enfin aux oreilles.
— Allô ?
— Bonjour, maman. C’est Kendall.
— Oh ! bonjour, chéri. Comment va mon garçon préféré ?
Il sourit. Il savait très bien qu’Emily Armstrong n’avait pas de préféré et qu’elle leur disait à tous les trois la même chose.
— Ça va.
— Vraiment ? insista-t-elle d’un ton soucieux. Depuis quelque temps, ça n’a pas l’air d’aller… et je ne sais même plus depuis quand tu ne m’as pas téléphoné. Tes frères te trouvent plein d’excuses, mais moi, je sais que quelque chose ne va pas.
Kendall étouffa un petit rire plein d’amertume. Les mères savaient toujours tout.
— Tu as raison, maman. Comme toujours. Je n’en peux plus, dit-il avec un soupir.
Il y eut un bref silence préoccupé au bout du fil.
— Raconte.
— Est-ce que tu te souviens de Celia Bradshaw ?
— Bien sûr que je me souviens d’elle. C’était une fille adorable et tu étais fou d’elle.
— Oui, c’est vrai, j’étais fou d’elle. Elle est ingénieur des travaux publics maintenant et elle est revenue à Sweetness pour reconstruire le pont Evermore.
— C’est une bonne nouvelle pour la ville et pour Celia. Elle a l’air de s’en être bien sortie.
— Oui.
— Célibataire ?
— Oui… et elle a un enfant.
Dieu, que c’était difficile. Ce n’étaient que des mots pourtant.
— Mon enfant, précisa-t-il après un instant d’hésitation.
Silence au bout du fil. Mais il savait parfaitement ce que pensait sa mère. De ses trois fils, Kendall était le plus équilibré, le plus raisonnable, et jamais elle n’aurait imaginé qu’il conçoive un enfant hors mariage.
— Tu ne le savais pas ? demanda-t-elle enfin.
— Non.
— Quel âge a cet enfant ? Est-ce un garçon ou une fille ? Est-il en bonne santé ?
Les questions fusaient. Il sourit et répondit sur le même ton.
— J’ai un fils, il a douze ans, et oui, il est en bonne santé, bien qu’un peu difficile.
Sa mère émit un petit rire.
— Chéri, même toi, mon enfant presque parfait, tu étais difficile à cet âge. Comment s’appelle-t-il ?
— Anthony Alton. Mais on l’appelle Tony.
Après un court silence, elle reprit :
— C’était gentil de la part de Celia de lui donner le nom de ton père. Est-ce qu’il te ressemble ?
— Trop, même. En ce moment, il ne semble guère me porter dans son cœur.
— Et entre toi et Celia, comment ça va ?
Comment ça allait ? Il se massa le front d’un air perplexe.
— Le moins qu’on puisse dire, c’est que je ne suis pas non plus dans ses petits papiers. Je sais maintenant pourquoi elle a quitté Sweetness et n’a plus donné signe de vie. Elle ne m’a jamais pardonné de ne pas l’avoir emmenée. Elle détestait cette ville.
— Il faut dire qu’elle avait de bonnes raisons pour cela. Si je comprends bien, vous ne vous aimez plus.
Il poussa un profond soupir.
— Je n’irais pas jusqu’à dire cela. Je lui ai demandé de rester pour essayer de tirer cela au clair. Mais elle ne veut pas vivre ici et de mon côté, je ne peux pas partir à cause de mes engagements vis-à-vis de Marcus et Porter.
Il hésita un instant.
— J’en suis arrivé au point où je ferais n’importe quoi pour l’obliger à rester un moment. Même une énorme bêtise. Je suis désemparé.
Il lui parla ensuite du job qui attendait Celia à Broadway et du fait qu’il aurait tellement voulu passer plus de temps avec Tony.
Il n’eut pas besoin de lui expliquer, sa mère comprit tout de suite ce qu’il attendait d’elle.
— Tu veux que je te dise de faire tout ce que tu peux pour la retenir, même si ce n’est pas très glorieux, c’est ça ?
— En quelque sorte.
— Kendall, mon chéri, l’aimes-tu ?
Il n’y avait que sa mère pour aller ainsi droit au but.
— Oui.
— En es-tu sûr ? Parce que quand on aime vraiment quelqu’un, on fait passer les désirs de cette personne avant les siens. Comme l’a fait Celia avec ce bébé quand elle a quitté Sweetness. Sa vie aurait été plus simple si elle était restée, mais elle a préféré élever elle-même son enfant, faire en sorte de s’en sortir et de construire sa vie pour tous les deux.
C’était dur à entendre et il eut du mal à refouler l’émotion qui lui nouait la gorge. Il s’était toujours dit que cela aurait été plus facile pour Tony s’il s’en était occupé depuis le début. Plus facile pour Celia aussi. Mais était-ce si sûr ? Ne s’en étaient-ils pas mieux sortis sans lui ?
— Chéri, tu es toujours là ?
— Oui. Je réfléchissais, maman.
— C’est bien de réfléchir. Tu ressembles plus à ton père que tes frères. Alton aussi réfléchissait. Tout finira par s’arranger, mon chéri. Rien n’est jamais perdu. Tu me comprends ?
— Oui, maman.
Elle avait raison. Il ne pouvait pas diriger les choses et les gens à sa guise. Cela ne marchait pas comme ça. Il avait compris.
— Bien. Et maintenant, quand est-ce que je vais faire la connaissance de mon petit-fils ?