32

— Donne-moi ça, fit Kendall en prenant la photo des mains de Celia. Je vais la porter.

En fait, il avait besoin de s’occuper à quelque chose pour résister à l’envie de la prendre dans ses bras.

Elle le laissa faire et fourra ses mains dans les poches de sa veste pour se protéger du froid.

— C’était une bonne idée d’avoir fait venir l’équipe de télé d’Atlanta, dit-elle, comme pour meubler le silence qui s’installait entre eux.

— Oui. Espérons que cela encourage les touristes à venir voir le pont, répliqua-t-il.

Ils entrèrent par le côté est de l’ouvrage et déambulèrent lentement sur le plancher gris de la poussière déposée par les centaines de pieds qui venaient d’explorer en tous sens l’imposante structure. La douce quiétude du lieu et les senteurs du bois élevaient les esprits comme dans une église. Des petits éclairages encastrés dans le plafond révélaient les savants agencements des colombages et diffusaient une chaude lumière d’ambiance. Çà et là, reconnaissables parce que laissées à l’état brut, les séculaires poutres d’origine témoignaient du pont Evermore d’autrefois.

Ils étaient seuls, marchaient côte à côte et leurs pas résonnaient dans la tiédeur du lieu entretenue par les massives pièces de bois qui retenaient la chaleur absorbée dans la journée.

A quoi pensait-elle ? se demanda-t-il en scrutant le beau profil de Celia. Il n’avait eu aucune peine à déceler son émotion tout au long de la journée. Comme autrefois, il savait encore reconnaître le moment où elle était au bord des larmes. C’était toujours pareil. Sa lèvre inférieure se mettait à trembler et elle plissait le nez. Mais les larmes, étaient-elles de joie ou de tristesse ? Il ne savait dire. Il y avait trop longtemps qu’ils étaient séparés l’un de l’autre. Il ne savait plus lire en elle.

— Alors, qu’est-ce que tu penses du pont ?

— C’est un piège que tu me tends ? répliqua-t-elle en souriant. Tu ne voudrais tout de même pas m’entendre dire que je n’aime pas ce que j’ai fait.

Il répondit à son sourire.

— Au temps pour moi. Je m’exprime autrement. Comment trouves-tu ce pont par rapport à l’ancien ?

— Eh bien, honnêtement, je crois que rien n’est jamais aussi bien que l’original.

Il était évident qu’elle ne parlait pas seulement du pont. Ce fut du moins son impression.

— Comment peux-tu dire ça ? s’indigna-t-il. Ce pont est plus beau que l’original et il est plus solide.

— Esthétiquement et dans l’absolu, oui. Mais ce que je veux dire, c’est qu’une nouvelle version n’est jamais aussi bonne que l’idée qu’on se fait de l’original. J’ai tellement idéalisé le vieux pont couvert que je ne pense pas qu’il soit possible de réaliser quelque chose de semblable.

— Je comprends ce que tu veux dire. Mais ne te laisse pas abuser par tes souvenirs au point de sous-estimer la beauté de ce que tu as sous les yeux.

Elle s’arrêta, faisant mine de découvrir un détail sur le mur. Mais il n’était pas dupe. Elle connaissait la structure dans les moindres détails. Pas un nœud du bois ne lui était inconnu. C’était seulement qu’elle ne voulait pas l’entendre. Il déposa la photo contre le mur et vint se poster derrière elle.

— Celia, je sais que je t’ai fait du mal, autrefois. Je suis désolé.

Au tremblement de ses épaules, il comprit qu’elle pleurait.

Il avança prudemment la main jusqu’à toucher son bras. Comme elle se laissait faire, il la fit pivoter sur elle-même et la força à le regarder. Puis il leva son visage sous la lumière dorée, essuya ses larmes avec ses pouces et prit sa bouche pour un baiser passionné. Avec Celia, Kendall avait toujours été meilleur en actes qu’en paroles.

Il l’embrassa avec passion, se délectant de la douceur de ses lèvres, du goût de sa langue sur la sienne. Il fallait à tout prix qu’elle comprenne ! Qu’elle comprenne l’intensité de son désir. Et comme la crainte de la voir partir le lendemain décuplait encore sa passion, il la serra contre lui jusqu’à lui couper le souffle, leurs deux corps imbriqués l’un dans l’autre, les formes arrondies de Celia épousant les angles et les aspérités de son propre corps à lui. Et il tressaillit sous la violence du désir qui s’éveillait en lui. En l’adossant au mur, il se souvint du temps où ils faisaient ainsi l’amour, sur le pont d’autrefois. Ils se cachaient tant bien que mal dans les coins reculés et se débarrassaient de quelques vêtements. Puis ils se lovaient l’un contre l’autre, pressés d’aller jusqu’au bout avant qu’un fermier, surgissant inopinément au volant d’un tracteur à la remorque lourdement chargée, fasse trembler le pont et leurs corps et les laisse hors d’haleine.

Il interrompit son baiser pour caresser ses cheveux.

— Tu te souviens, chérie ? C’était bien, tu te souviens ? fit-il en la contemplant. Oh ! Dieu, il suffit que je te regarde pour que je te désire !

Elle répondit par un gémissement en se serrant un peu plus contre lui. Et soudain, elle tressaillit, comme si elle avait froid.

— Arrête ! s’écria-t-elle. On ne peut pas faire ça.

Il la lâcha, désemparé, la rage au cœur et le corps tremblant.

— Celia, je voudrais revenir en arrière et faire les choses autrement.

Mais elle secoua la tête.

— On ne peut pas revenir en arrière, Kendall.

— Certes, acquiesça Kendall. On ne peut pas revenir en arrière. Le passé, c’est le passé. Mais le présent, c’est ici. Et nous avons Tony, maintenant et…

— Non, Kendall, dit-elle, manifestement bouleversée. Désormais, je ne veux plus que tu me fasses du mal. Je rentre à la maison…

La maison…

— C’est ici ta maison ! s’écria-t-il avec véhémence.

— Non, répliqua-t-elle, en larmes. Chez moi, ce n’est pas là où je suis née. C’est là où je peux t’oublier et c’est là que je retourne, comme la première fois.

Jamais des mots ne l’avaient autant blessé.

— Sauf que, cette fois-ci, il te faudra compter avec moi. Parce que, vois-tu, Celia, j’ai l’intention de participer pleinement à la vie de Tony, affirma-t-il sèchement.

— Nous verrons bien.

— C’est tout vu ! répliqua-t-il en peinant à garder son calme. Je continuerai à voir mon fils.

Elle frissonna, boutonna sa veste et s’en alla sous son regard impuissant.

— Attends ! s’écria-t-il, avisant soudain la photo abandonnée par terre. Ta photo !

— Garde-la ! Je n’en veux pas ! lui lança-t-elle par-dessus l’épaule, sans s’arrêter.

Et elle disparut à ses yeux, disparaissant du même coup de sa vie.

Encore une fois.

*  *  *

Le temps de rejoindre Tony et Emily, Celia avait réussi à sécher ses larmes. Quand elle les retrouva, la grand-mère et son petit-fils cheminaient le long de la rivière, plongés dans l’observation des cailloux.

— Maman, regarde ! s’écria Tony. Grand-mère a trouvé un vrai fossile.

Et il accourut vers elle, brandissant un caillou rougeâtre qui portait l’empreinte d’un coquillage. Sans doute un fossile.

— Ouah ! s’extasia Celia en s’efforçant de masquer son trouble. Voilà qui est passionnant. Je l’avais oublié. Ici, la nature argileuse du sol se prête à la formation des fossiles.

— Grand-mère m’a dit que je pourrai aller la voir chez elle, à Calhoun en Georgie.

— Oui, nous en parlerons, dit Celia. En attendant, tu devrais aller dire au revoir à ton papa.

— Je ne veux pas, répliqua-t-il en se renfrognant.

Elle allait se fâcher, mais se ressaisit à temps.

— Demain matin, nous partons tôt et tu n’auras pas le temps de lui dire au revoir, expliqua-t-elle posément.

— J’ai dit que je ne voulais pas ! réitéra Tony.

Et se tournant vers Emily, il la laissa le serrer brièvement dans ses bras et courut vers le parking où se trouvait leur voiture.

Celia prit à témoin Emily en levant les mains d’un geste d’impuissance. La situation ne s’arrangeait pas. Mais que pouvait-elle y faire ? Elle-même était trop prise par ses propres doutes, ses propres blessures.

— On vous a entendus vous disputer jusqu’ici, fit remarquer tristement Emily.

— Oh ! s’exclama Celia en fermant les yeux de honte.

Elle ne voulait pas s’étendre sur le sujet, elle n’en était pas fière, mais Emily méritait quelques explications.

— Pouvez-vous prévenir Kendall que nous partons demain matin à 7 heures ? S’il est là, je ferai en sorte qu’il puisse dire au revoir à Tony.

— Je le ferai, promit Emily. Au revoir, Celia. Bonne chance pour la suite.

Et elles se serrèrent chaleureusement dans les bras l’une de l’autre.

— Quand rentrez-vous à Calhoun ?

— Ce soir. Marcus doit venir me chercher dans quelques minutes.

— Emily, Tony vous téléphonera souvent. J’y veillerai.

— Merci, ma chérie.

Et Celia se hâta de rejoindre sa voiture où Tony l’attendait, le visage fermé.

— Tu ne veux vraiment pas dire au revoir à ton père ? insista-t-elle en s’installant derrière le volant.

— Non.

— Comme tu veux. Demain, tu auras peut-être changé d’avis.