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— Çà alors ! Si je m’attendais à te voir débarquer ici ! s’exclama Nikki, avec un grand sourire.

— J’aurais dû te dire que je venais de Sweetness, dit Celia, un peu contrite.

Assises au comptoir de la cafétéria du centre médico-social, elles dégustaient une tasse de café noir en bavardant.

— C’est vrai. Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? demanda Nikki d’un ton où perçait une vraie curiosité.

— C’est une longue histoire, répondit Celia, gênée de ne pouvoir masquer son embarras.

— Oh ! ce n’est pas grave. Ne t’inquiète pas, la rassura Nikki en prenant sa main dans la sienne. Tu es ici pour un bon moment et nous aurons tout le temps d’en discuter.

Reconnaissante à Nikki de ne pas insister, Celia acquiesça de la tête et s’empressa de changer de sujet.

— En tout cas, cet endroit semble te convenir, déclara-t-elle. Tu as l’air en pleine forme.

Ses mèches décolorées et sa coupe pile dans la tendance mettaient en valeur ses magnifiques yeux verts. Ses joues respiraient la vitalité. Mais, et d’ailleurs Nikki ne s’en cachait pas, elle devait ses bonnes couleurs à Porter Armstrong, plus qu’au grand air de la montagne.

— Merci, répondit-elle avec enthousiasme. Je suis tellement heureuse. A Sweetness, je me sens chez moi comme nulle part ailleurs.

Entendre quelqu’un parler avec une telle affection de Sweetness, la ville de sa jeunesse, éveillait en Celia des sentiments mitigés. Elle ne s’y était jamais trouvée bien quand elle y vivait. En fait, elle s’y sentait à l’étroit et isolée. Et même en cet instant, elle ressentait déjà cette impression d’enfermement.

— Alors, vous allez vous marier ?

— Il n’y a pas d’église ici, répliqua Nikki en rougissant. Mais Porter dit qu’il va faire des plans, alors j’espère que c’est bon signe. Je ne veux pas m’installer avec lui avant qu’on soit mariés.

Celia sourit à son amie. Elle repensa à sa vie dans cette ville et à son amour déçu pour Kendall. Elle lui souhaitait sincèrement plus de chance avec Porter qu’elle-même n’en avait eu.

La porte s’ouvrit et un jeune homme à lunettes, celui que Celia avait vu sur la photo du site internet, passa la tête dans l’entrebâillement. Il avait des lunettes de protection sur le sommet du crâne et ses cheveux dépassaient comiquement de partout. Il portait des gants orange fluo.

— Excusez-moi de vous déranger, docteur Salinger, dit-il avec un fort accent britannique. Mais c’est l’heure de la permanence des consultations et je suis à la bourre… euh… je suis en train de vacciner les petits contre la grippe et je n’ai pas fini.

— Je te laisse, dit Celia en se levant. De toute façon, il faut que j’aille voir Marcus.

— Je m’occupe de la permanence, docteur Cross, dit Nikki en se levant aussi. Je vous présente mon amie, Celia Bradshaw. Elle est venue nous construire un pont.

— Super ! s’exclama-t-il. Nous autres, Britanniques, nous sommes de grands amateurs de ponts. Ravi de vous avoir rencontrée. Mais excusez-moi, je dois retourner m’occuper de mes terroristes en herbe.

Il lui adressa un sourire malicieux avant de rabattre ses lunettes de sécurité sur ses yeux et de quitter la pièce.

— Comment a-t-il atterri ici ? s’enquit Celia en riant.

— Il est anglais. Nous travaillions ensemble à Broadway. C’est un excellent médecin, mais il est un peu perdu ici.

Il y avait de quoi ! Celia était bien placée pour le savoir et l’homme lui parut d’autant plus sympathique.

— Allez, Nikki, maintenant, je te laisse à tes patients.

— Je suppose que tu vas loger au gîte ?

— Franchement, je ne sais pas. Marcus m’a simplement dit que je serais logée mais il ne m’a pas dit où.

— J’avais oublié, mais c’est vrai ! s’exclama Nikki. Tu connais les Armstrong.

— Oui, répondit Celia prudemment. Nous avons grandi ensemble.

Elles venaient de sortir de la cafétéria et traversaient un grand hall d’accueil.

— Mais alors, constata Nikki en riant, tu es allée à l’école avec Porter ?

De plus en plus mal à l’aise, Celia détourna le regard.

— En effet. Toutefois, j’ai mieux connu son frère.

— Lequel ?

Elle n’eut pas à répondre, une voix stridente les interrompit.

— Nikki ! A l’aide !

Celia n’eut aucun mal à reconnaître la propriétaire de cette voix. Rachel Hutchins ! C’était bien elle, et dans toute sa splendeur.

— Tu te souviens de Rachel ? murmura Nikki en pouffant de rire.

— Oui, dit Celia sans pouvoir détacher les yeux de l’homme à côté d’elle.

L’homme que Rachel tenait serré contre elle avec l’assurance du propriétaire.

Kendall Armstrong.

De saisissement, son cœur s’arrêta presque de battre. Kendall… Il était plus carré et plus grand que dans son souvenir. Ses cheveux étaient toujours aussi bruns et souples mais il portait une fine moustache et une barbe qui soulignait sa mâchoire carrée. Ça lui allait bien, d’ailleurs. Mais c’était bluffant de voir comment le garçon dont elle avait gardé le souvenir s’était transformé en un homme qu’elle ne connaissait pas. Ses grands yeux étaient toujours du même bleu profond, mais ils étaient cernés de petites rides qui le rendaient encore plus séduisant. L’espace d’un instant, le visage de Tony lui vint à l’esprit. Elle ouvrit la bouche, reprit son souffle et son cœur se remit à battre dans sa poitrine.

Au même moment, elle vit que Kendall tressaillait. Il l’avait reconnue. Et soudain, c’était comme si le temps était suspendu. L’air qui les entourait était pesant, poisseux. Elle sentit son sang refluer. Combien de fois avait-elle imaginé cet instant de leurs retrouvailles ? Elle aurait voulu dire quelque chose de sensé, d’aimable, mais elle était muette, comme paralysée. Kendall s’apprêta à prendre la parole, mais Nikki l’interrompit avant qu’il ait pu s’exprimer.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle en montrant sa main enveloppée dans un bandage de fortune.

Rachel laissa échapper un petit rire.

— Kendall était en train d’accrocher un cadre pour moi quand il s’est donné un coup de marteau sur le pouce, expliqua la jeune femme en déroulant le linge qui lui servait de pansement. Il s’est fait très mal.

— Un bon pansement fera l’affaire, rétorqua Kendall sans quitter Celia des yeux.

Le son de sa voix la pétrifia. Une voix grave et rocailleuse que les années d’errance et d’expériences accumulées n’avaient pas changée. Elle abaissa son regard sur son pouce ensanglanté, luttant contre l’envie de se jeter dans ses bras. Le pire pour elle, c’était de constater comme elle pouvait facilement succomber aux vieux schémas… Mais chacun savait qu’un chat échaudé craint l’eau froide. Elle saurait se défendre ! Et, avant tout, elle se débrouillerait pour passer le moins de temps possible avec Kendall.

Déconcertée, Nikki regardait Celia et Kendall l’un après l’autre.

— Venez avec moi que je nettoie votre main. Après on y verra un peu plus clair, dit-elle en entraînant Kendall avec elle.

— Je viens avec lui, s’écria Rachel, confortant Celia dans l’idée qu’ils étaient très proches, elle et Kendall.

— Regarde tes mains. Tu es couverte de sang. Reste donc ici et débarbouille-toi, répliqua Nikki d’un ton ferme et néanmoins amical.

Puis, elle se tourna vers Celia.

— On dîne ensemble ce soir ? demanda-t-elle.

Celia fit un effort surhumain pour répondre.

— Pourquoi pas.

Avant de suivre Nikki, Kendall aussi s’était retourné et il la regarda comme si elle avait été une apparition.

Quand ils furent partis, elle poussa un soupir de soulagement. Voilà, c’était fait et le pire avait été évité. Apparemment, Marcus avait tenu parole : il n’avait pas annoncé son arrivée. Pourquoi ? Savait-il que Kendall ne voulait pas d’elle ici ?

— J’espère qu’il va bien, murmura Rachel, au comble de l’inquiétude. Son pouce saignait comme un cochon qu’on écorche.

— Comme un cochon qu’on égorge, corrigea distraitement Celia qui ne pouvait se défaire de l’image de Rachel et Kendall accrochés l’un à l’autre.

Mais elle devait bien s’y attendre. Kendall avait fait sa vie. Et il avait sûrement eu des tas de femmes.

Soudain, Rachel la dévisagea avec attention.

— Je vous connais, vous ! s’exclama-t-elle. Vous êtes Celia, n’est-ce pas ? Vous étiez une des patientes de la dermato chez qui je travaillais à Broadway.

Elle répondit non sans une certaine méfiance, mais s’efforça d’être le plus polie possible. Cette pauvre Rachel n’y était pas pour grand-chose.

— En effet. Je suis Celia Bradshaw.

— Et moi, je suis Rachel Hutchins. Vous venez pour l’annonce du journal ?

— Non. Je suis ingénieur des ponts et chaussées. J’ai été embauchée par Marcus Armstrong pour la reconstruction du pont couvert de Timber Creek.

— Sans blague ! s’exclama Rachel, ravie de cette bonne nouvelle. J’adore ce pont. En fait, le type que Nikki vient d’emmener, c’est Kendall, le frère de Marcus. Il m’aidait à accrocher une photo du pont couvert quand il s’est écrasé le pouce.

— Vraiment ?

L’explication de Rachel lui parut d’une sincérité désarmante, mais il n’en restait pas moins que le pont Evermore, c’était leur pont, à elle et à Kendall. Et l’idée qu’il en partage le souvenir avec une autre femme la torturait.

— Oui, insista Rachel en hochant la tête. Et si vous avez besoin d’une photo de l’ancien pont, je peux vous en procurer une.

Celia ne répondit pas tout de suite. Comment Rachel aurait-elle su qu’elle en avait gardé à la mémoire les moindres détails ? Son regard tomba sur le linge ensanglanté qui avait servi à envelopper le pouce de Kendall, un T-shirt rose avec l’inscription « Peut-être, baby ! ». Et comment Rachel aurait-elle su qu’elle avait aussi gardé à la mémoire les moindres détails du corps de cet homme avec qui elle semblait si familière ?

— Merci, articula-t-elle à grand-peine.

— Bonjour, Rachel !

Les deux femmes se retournèrent et découvrirent le Dr Cross qui couvait littéralement Rachel des yeux. Si elle avait été une star de cinéma, il ne l’aurait pas regardée avec moins d’intérêt.

— Bonjour, docteur Cross, répondit-elle du ton que l’on prend pour s’adresser à un garnement.

— Avez-vous besoin de mon assistance ? demanda-t-il en ajustant ses lunettes. Je veux dire… de mon assistance médicale, évidemment.

— Non…, répliqua-t-elle.

Puis, avisant ses mains ensanglantées, elle lâcha un petit rire.

— Ce n’est pas mon sang.

Celia ne put s’empêcher d’esquisser un sourire. Le Dr Cross était de toute évidence fasciné par Rachel.

— Dommage, fit-il, l’air déçu.

— Excusez-moi ?

— Je n’ai pas voulu dire que c’était dommage que vous ne soyez pas blessée… mais que…

Il se tut un instant, puis toussa pour s’éclaircir la voix et tapota les documents qu’il tenait.

— En consultant la liste de mes patients vaccinés contre la grippe, je me suis aperçu que votre nom n’y figurait pas.

Celia considéra avec pitié le pauvre homme qui s’évertuait à courtiser cette belle blonde qui le dominait de vingt bons centimètres. C’était évident qu’il était fou d’elle. Comme Kendall.

— Docteur, ne le prenez pas mal, dit-elle en faisant la moue. Mais je n’aime pas les aiguilles.

— Ah, mais je ne vous ai jamais piquée, protesta-t-il.

Celia réprima un sourire.

— Quand je voudrai une piqûre, répliqua sèchement Rachel, je vous le ferai savoir.

— J’y compte, s’écria-t-il, tout content, en tournant les talons.

Rachel regarda Celia et leva les yeux au ciel.

— Je vais me laver les mains. Je suppose qu’on se reverra.

— Sans aucun doute, répondit Celia.

Comme elle allait travailler avec Kendall et que Rachel semblait ne pas le quitter d’une semelle, c’était plus que probable. Mais ce n’était pas non plus une raison pour qu’elle soit jalouse et se montre désagréable. Après tout, elle n’avait aucun droit sur Kendall.

— Pouvez-vous me dire où je pourrais trouver Marcus Armstrong ? s’enquit-elle.

— Marcus ? Il n’est jamais bien loin du bureau. Vous verrez, c’est un mobil-home au bout de la rue principale de la ville nouvelle, à côté de la cantine.

— On peut y aller à pied ?

— Pas si vous tenez à ces superbes bottes, précisa Rachel avec un regard de connaisseur sur les pieds de Celia.

— Merci.

Rouge de honte, elle agita la main en direction de la petite amie de Kendall et détala sans demander son reste.

« La petite amie de Kendall » ! pensa-t-elle. Quelle drôle d’idée ! Jusqu’à maintenant, dans son esprit, c’était elle, la petite amie de Kendall.

Une fois dehors, elle balaya du regard la rue principale de la ville nouvelle. Et là aussi, tout lui parut étrange… et différent.

Mais n’était-ce pas mieux ainsi ? se dit-elle en ouvrant le coffre de sa voiture pour y prendre une paire de bottes de travail. Comme cela, elle aurait moins de mal à quitter cet endroit une fois que le pont Evermore serait reconstruit.