Ceci est une histoire de rêves et de rêveurs. Histoire frivole, profane, qui semble ne rien dissimuler dans ses profondeurs. Toutes les passions humaines s’y affrontent : amour et haine, ambition et jalousie, gloire et rancune. Il n’en manque qu’une : la passion de Dieu.

Ce récit biblique n’est pas comme les autres. Tout se passe ici au niveau de l’intrigue psychologique ou du complot politique ; rien n’y paraît toucher à la dimension métaphysique ou théologique. Dieu ne fait pas partie ici de la distribution. Comme pour nous dire que, dans une situation où des frères deviennent ennemis, Dieu refuse d’y participer ; il se fait spectateur.

Étrange histoire, pleine de rebondissements spectaculaires, accompagnés de cris, de larmes et de fureur. Les héros ? Des guerriers et des prisonniers, des mendiants et des princes qui se connaissent mais ne se reconnaissent pas : des personnages en quête d’un destin.

Belle et merveilleuse histoire d’amour sublime, d’amour manqué, d’amour maudit. Traversée de bruit et de silence. Et chargée d’attente, d’attente surtout. L’inquiétude y tient autant de place que l’espoir.

Cette histoire, chez nous, on la jouait naguère le soir de Pourim. Peut-être pour railler Assuérus. Au roi païen qui tombe amoureux d’une jeune Juive, nous opposions le prince juif aimé et pourchassé par une idolâtre. Joseph nous faisait rire et pleurer, il nous rendait tristes et fiers ; il est plus facile pour une femme, si elle est belle, de devenir reine, que pour un Juif de devenir prince. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : d’une transformation d’être. L’histoire de Joseph est celle d’une métamorphose — d’une série de métamorphoses.

Métamorphose familiale : l’enfant préféré devient la victime des faveurs qu’on lui accorde. Sociale : un pauvre émigrant fait fortune à l’étranger. Politique : un travailleur de la classe exploitée réussit à bouleverser les principes économiques du régime. Philosophique ou artistique : un esclave se change en prince. Et finalement métamorphose purement juive : un jeune réfugié, sans amis et sans relations, parvient à édifier une carrière politique stupéfiante ; il devient le conseiller principal du roi.

Rien d’étonnant donc que, dans la tradition, on lui voue une admiration passionnée, presque de l’adoration. Son aventure finit bien et son succès, il ne le doit à personne. S’il parvient à s’imposer dans un climat hostile, c’est simplement parce qu’il est doué. S’il transforme l’exil en royaume, le dénuement en splendeur et l’humiliation en charité, c’est parce que, « self-made man », il peut se le permettre. Il peut tout se permettre.

 

 

Pour les conteurs d’histoires, dans le Midrash, sa vie est une véritable mine. Joseph : la fête de l’imagination. Il n’y avait pas encore de peuple juif, et voilà déjà un prince juif, un vice-roi juif. Comment ne pas l’applaudir, ne pas le célébrer ? On l’aime parce qu’il illustre le fait que, pour Israël, l’impossible est possible, et que, en lui et à travers lui, l’enfant juif se montre plus fort que ses ennemis, plus fort même que ses tentations ; en lui, l’enfant juif vit et grandit sans se trahir et sans trahir son enfance. On l’aime plus, et plus facilement, et plus joyeusement, que les autres personnages de la Bible. On respecte et on admire Abraham ; on plaint Isaac ; on suit Jacob. Mais c’est Joseph que l’on aime. Joseph : l’exaltation de l’enfant juif.

L’imagination midrashique voit en lui une sorte de vedette ; son nom seul fait trembler les anges ; le miracle de la traversée de la mer Rouge, c’est à lui qu’on le doit. Mais aussi, dit un sage ancien, toutes les souffrances que subira Israël sont enracinées dans celles que ses frères ont infligées à Joseph. Pour le Zohar, son mystère relève du mystère de Moïse, et le surpasse. Nul autre, parmi les ancêtres, n’a droit au surnom de Tzaddik : Joseph le Juste. Abraham est obéissant, Isaac courageux et Jacob fidèle. Seul Joseph est juste.

Juste, lui ? Lui qui épouse une fille d’Égypte qui n’est pas juive, lui qui élève ses enfants dans un milieu païen ? Lui qui mène une existence de luxe dans la splendeur du palais royal ? Lui qui détient un pouvoir quasi absolu et qui semble s’y complaire ? Ne sait-on pas que le pouvoir corrompt, que la richesse endurcit l’âme ? Qu’a-t-il donc fait, Joseph, pour mériter le titre prestigieux de Juste ?

Certes, il installe chez lui son vieux père plutôt que de le loger dans un asile de vieillards ; et il n’a pas honte de s’exhiber en public avec sa famille pauvre. Mais est-ce une raison suffisante pour nous le donner en exemple, pour le proclamer Tzaddik ?

Pour mieux comprendre, tentons d’esquisser son portrait. Et de voir si, derrière le masque, le visage est bien tel qu’il nous semblait au premier abord ; si, par-delà la ligne simple de son destin ascendant, il n’y a pas une vie intérieure intense et nouée.

 

 

Joseph, roi juste et bon, sage et efficace, sûr de lui et dominateur, quel personnage est-il donc ? Pour l’apprendre, consultons d’abord son fichier biographique dans la Bible où il occupe une place considérable : quatre portions hebdomadaires — ou Sidroth — ne parlent que de lui. De tous les enfants de Jacob, il est le seul à être traité en individu, avec un destin bien à lui. Sa vie est narrée avec un foisonnement de détails : les circonstances de sa naissance, ses rapports avec son père et ses frères, ses aventures dans le désert, puis en Égypte. On nous décrit comment il fut vendu par ses frères à l’âge de dix-sept ans, et comment il devint prince d’Égypte à trente ans, et enfin comment il mourut à cent dix ans. On nous dit tout : ses échecs et ses triomphes, ses humeurs, ses habitudes, ses dons, ses amitiés, ses songes, ses exploits politiques, ses conquêtes amoureuses. Rien n’est omis — pas seulement dans les récits midrashiques où l’on en a l’habitude, mais même dans la Bible. Texte surprenant par ses faiblesses littéraires : le récit est trop long, trop lent, trop transparent, sans secret et sans essor. Comparé aux chapitres traitant du sacrifice d’Isaac ou du combat de Jacob contre l’ange, il paraît démonstratif et rabâché ; chaque épisode est répété trois fois, ou revient sur des choses qui nous semblaient évidentes déjà. Tout semble clair et simple. Trop simple.

Et puis, la liste des personnages est trop longue, l’action court dans trop de directions à la fois. Notre attention ne parvient que difficilement à se fixer. Parmi tant de péripéties, impliquant tant d’événements, tant de héros, nous avons du mal à dégager le nœud de l’action. Dispersion déconcertante. Le problème d’Abraham est l’affrontement avec Dieu ; celui d’Isaac est l’affrontement avec son père ; de Jacob avec son frère. Mais Joseph ? Quel est son problème véritable ? Il en a trop, avec trop de personnes, et le lecteur ne sait où donner de la tête, à qui s’intéresser, sur quel sentier s’engager. Quel est le thème principal ? La tristesse d’un père accablé ? La méchanceté des frères frustrés ? La candeur d’un Pharaon bien intentionné ? L’appétit d’une épouse insatisfaite ? Les intrigues de la cour ? Les règles aristotéliciennes du théâtre sont violées ; aucune continuité nulle part ; pas d’unité de temps ni de lieu ni d’action. Épopée rocambolesque sans acuité. Tableau panoramique négligeant le détail, dépourvu de cette rigueur et de cette sobriété qui distinguent l’œuvre d’art.

A première vue, même le personnage principal semble un peu superficiel : conscience politique plutôt que poétique, rusé plutôt que sage, manipulateur plutôt que témoin. Héros de mélodrame et non de tragédie, c’est un charmeur ; il fait pleurer et non méditer. Sa carrière ? Une suite de malheurs et de bonheurs, tous accidentels, avec leurs lignes de partage trop apparentes. On nous dit quand il gagne et quand il perd, et pourquoi ; on nous le montre isolé et entouré, heureux et mélancolique ; on nous le montre trop. Sans zones d’ombre.

Et pourtant, il éveille des échos. Il stimule la fantaisie. Après tout, n’est-il pas le premier Juif qui relie deux tribus, deux nations, le premier qui attache Israël au monde ? Il sort de l’ordinaire ; tout lui arrive et jamais à petites doses. Battu, il touche le fond de l’abîme. Honoré, il est l’égal des rois qui se veulent les égaux des dieux. Plus faible que les esclaves, plus puissant que les princes ; plus pauvre que les mendiants, plus riche que le souverain. Il a constamment des projets et il les réalise tous. La Bible le décrit comme un homme à succès. Il sait s’imposer. Il n’ennuie ni ne s’ennuie. Il ne laisse pas indifférent qui l’approche ; il suscite la haine ou l’amour, la haine ou l’admiration. On le recherche ou on le fuit ; on ne peut pas ne pas le remarquer, ne pas prendre position pour ou contre lui. On le trouve donc partout et toujours imbriqué dans des situations incroyablement complexes, qu’il s’acharnera à embrouiller davantage : enfant, il se comporte en roi ; roi, il se livre à des enfantillages. A l’affût de l’insolite, il aime choquer. C’est un meneur, donc un acteur ; ses rêves les plus intimes, il les dévoile. Sans la moindre gêne. Il se croit sur scène en permanence, jouant les rôles les plus imprévisibles. Il a besoin d’un public.

A l’intérieur du récit biblique, c’est un héros d’un genre nouveau, inaugurant une ère nouvelle. Finis les temps héroïques où Dieu était présent à chaque phase de l’aventure humaine, intervenant subtilement ou directement dans les décisions de ses élus, isolés ou éprouvés. Joseph : un style inédit. Joseph : le premier lien d’Israël avec l’histoire temporelle et profane. Joseph : la fuite d’une famille, l’exode d’une nation ; les débuts turbulents, tumultueux d’une mission qui s’étendra à travers des siècles. Joseph : un enfant gâté.

 

 

Son père l’aime et lui pardonne tout parce qu’il lui rappelle sa femme défunte, la bien-aimée Rachel. Le Midrash ajoute qu’il ressemble aussi à son père, ou plus précisément : ils suivent des voies similaires, se heurtent aux mêmes obstacles, et ont recours aux mêmes moyens pour les surmonter. L’un et l’autre sont haïs par leurs frères, prennent la fuite pour vivre et mourir en terre étrangère.

Mais, contrairement à Jacob, Joseph est le fils préféré de son père. Jacob lui accorde tout. Il a les plus beaux habits, il se veut gracieux, élégant. Il désire attirer l’attention. Conscient d’être le favori, il n’est guère modeste. Au contraire, il s’en vante. De plus, il est capricieux, insolent à ses heures. Si tous les enfants de Jacob sont égaux, lui se veut plus égal que les autres. Les conséquences, on les connaît : il est détesté, maltraité, et finalement vendu par ses frères qui, en vérité, étaient prêts à le tuer. Arrivé en Égypte, il retombe vite sur ses jambes. Il trouve l’occasion de faire valoir ses dons de « psychanalyste », puis de « manager », d’homme d’État, de conseiller et bras droit du souverain. Débrouillard, organisateur hors pair ; les planificateurs à long terme ont en lui un précurseur. A la différence près qu’il a la chance de son côté ; son plan n’échouera pas. D’ailleurs, tout ce qu’il entreprend porte des fruits. Ses prédictions ne sont jamais démenties. Et puis, il est beau, aimable ; il plaît aux dames ; il les attire et elles, en échange, lui attirent des ennuis. Tant pis, il s’en sort. Il inspire la confiance et l’affection ; il gagne à tout coup ; il est heureux dans ce monde-ci et ne le sera pas moins dans celui d’en-haut ; il n’est pas Juste pour rien.

Dans sa cohérence, son existence illustre la théorie de Kierkegaard sur les quatre cycles de la vie humaine : le premier étant celui de la beauté, le second celui de la morale, le troisième celui du rire, et le dernier celui du sacré. Adolescent, Joseph ne songe qu’à son comportement extérieur. En prison, il découvre le bien et le mal. Roi, il se divertit aux dépens de ses proches. Vers la fin de sa vie, il se conduit en saint.

Il y a donc une continuité dans son existence. Entre son rêve d’adolescent et son aboutissement, malgré la diversité et la rapidité des événements, la ligne indique une direction déterminée. Joseph ne pouvait pas ne pas devenir roi. Et Juste.

Le Midrash, à l’accoutumée, va plus loin encore et suggère qu’il était Juste dès le départ, qu’il n’avait jamais cessé de l’être, pas même en Égypte, pas même dans les appartements privés d’une certaine dame qui… enfin, passons : il était beau et elle n’était pas insensible à sa beauté. Les autres femmes non plus. Qui le voyait ne pouvait pas ne pas l’aimer passionnément, secrètement, dit le Midrash, qui consacre à cet aspect de sa vie d’innombrables anecdotes.

Le texte biblique déjà est suffisamment explicite pour que le lecteur fronce les sourcils. Acheté par Putiphar, Joseph tourne la tête à sa brave épouse. Celle-ci, sorte de Lady Chatterley, tombe follement amoureuse de son jeune domestique, qui refuse ses faveurs. Elle insiste, persiste. En vain. Il repousse ses avances. Puis un jour, alors que la maison est vide, elle l’empoigne. Elle emploie la force, la dame Putiphar. Désespéré, Joseph prend la fuite, y laissant son habit. Inconsolable, la dame serre l’habit sur son cœur et le caresse et le dorlote en pleurant, dit le Midrash.

Mais il est dangereux, sinon stupide, de dire non à une belle femme, surtout si elle est amoureuse, et surtout si elle est riche et influente : Joseph se retrouve au fond d’une geôle.

Histoire banale, en apparence. Le Midrash aurait dû passer outre ; la pudeur est une vertu juive : en principe, on aurait dû détourner le regard. Pourtant, c’est le contraire qui se produit : dans le Midrash les scènes se suivent et se ressemblent vantant les ravages que Joseph fit dans les cœurs féminins au royaume des Pharaons.

Une histoire : Un jour, des femmes de la haute société égyptienne se réunissent dans la maison de Putiphar. La maîtresse de maison, hospitalière, leur offre des citrus qu’elles pèlent avec des couteaux. Soudain entre Joseph. Et toutes les femmes présentes, émues et éblouies, se coupent la main jusqu’au sang. Voilà ce que j’endure jour après jour, heure après heure, s’écrie la dame Putiphar à court d’haleine.

Joseph est-il conscient de l’effet qu’il produit sur les femmes ? Cela est plus que probable ; il s’habille comme un dandy, il soigne sa coiffure, aiguise son regard, se façonne une démarche ; il veut plaire, c’est clair.

On ne provoque pas une femme si on ne le veut pas. On n’aime pas une femme — ou un homme — contre sa volonté ; toute liaison est à double sens. Joseph, dans ses flirts et manèges galants, savait où s’arrêter ; la dame Putiphar, non. Elle tenait à le séduire, tout à fait, jusqu’au bout. Le Midrash nous dit comment : les robes qu’elle mettait le matin, elle ne les remettait pas à midi ; celles dont elle se revêtait à midi, elle les rangeait le soir. Et, pourtant, malgré ce défilé de mode, Joseph résistait.

Vraiment ? Oui, cela au moins est sûr. Mais… à partir de quel moment ? Là, les avis sont partagés. Certains textes disent : Du début jusqu’à la fin ; il n’avait même pas subi de tentation, un Juste comme lui étant fermé à la sensualité. D’autres sources admettent qu’il y a eu un éveil du désir, qu’il s’est laissé entraîner un peu, même assez loin, mais que le Juste en lui sut intervenir à temps pour le sauver.

La Bible dit que, dans la demeure vide, Joseph venait accomplir sa tâche. Quelle tâche ? Deux versions. Rav dit : Il s’agissait de ses fonctions domestiques coutumières. Shmouel, sceptique, dit : Non, melakhto, le travail en question était autre, d’un genre particulier, voire privé. Un passage du Midrash décrit Joseph et la femme de Putiphar nus, au lit. Mais alors ? Au tout dernier moment, Joseph évoqua dans son esprit le visage de son père, qui le ramena à la réalité ; il sauta à bas du lit et prit la fuite.

Un autre texte prétend que, pour commencer, la belle dame amoureuse aurait essayé de l’argumentation, se déclarant prête à n’importe quoi pourvu que Joseph lui cède. Voici leur dialogue approximatif. Joseph : Non, je ne peux pas, je ne veux pas. Elle : Mais pourquoi pas ? Joseph : J’ai peur. Elle : Peur ? De qui ? Joseph : De ton mari. Elle : C’est tout ? Qu’à cela ne tienne, je le tuerai. Joseph (hors de lui) : Quoi ? Tu veux faire de moi non seulement un débauché mais aussi un assassin ?

La scène, assez cocasse, avouons-le, et empreinte d’humour, préoccupe les conteurs midrashiques. C’est clair : on n’y croit pas, pas tout à fait ; on sent que le texte n’est pas complet, qu’il nous cache quelque chose de désagréable. Joseph n’est pas aussi innocent qu’on aimerait nous le faire croire. Ni aussi vertueux. Écoutons une conversation mondaine entre une Matrona et Rabbi Yossi. Cette femme d’esprit, cultivée, se montre incrédule : Un garçon bekol khomo, en pleine puberté, au sang bouillonnant, est-il possible qu’il ait pu dompter son désir, son instinct face à une dame Putiphar avertie, passionnée et déterminée ? La Matrona, fine psychologue, connaît trop les faiblesses humaines pour ne pas nourrir des doutes. Et Rabbi Yossi, confus, ne trouve rien de mieux que d’en appeler à la foi — argument irréfutable. Le Rabbi s’en remet à la véracité de l’Écriture : la Bible ne nous trompe pas, dit-il à son interlocutrice ; on nous révèle tous les méfaits de tous nos grands hommes, on nous dévoile les erreurs de Yehouda, pourquoi nous mentirait-on à propos de Joseph ? S’il avait succombé au désir, la Torah nous le dirait.

Un fait qui devrait innocenter Joseph, c’est qu’il est jeté en prison. S’il avait dit oui à la séductrice, ne l’aurait-elle pas gardé auprès d’elle ? C’est elle qui l’a dénoncé, elle qui l’a livré au geôlier. En retournant les faits ; réaction bien féminine et si humaine : se venger d’un autre en l’accusant de sa propre perfidie.

Par souci d’honnêteté intellectuelle, posons le problème dans le sens inverse : et si, malgré tout, c’était elle qui disait la vérité ? Hypothèse invraisemblable. On conçoit mal que Joseph, domestique apatride, esclave à peine libéré, ait osé importuner la maîtresse de maison, l’épouse de son patron et bienfaiteur. On conçoit moins encore que la dame Putiphar l’ait repoussé : il était beau, attrayant, irrésistible, toutes les légendes l’attestent. Et qui oserait supposer un seul instant que Joseph le Juste pourrait proférer un mensonge ? Un Tzaddik menteur ! C’est une contradiction dans les termes.

Or, tous les textes le montrent en Juste, en Tzaddik. Même plus tard, au palais royal, le succès ne lui a pas tourné la tête. Il est demeuré pieux, attaché à Dieu et à ses commandements. On le dit respectueux des lois du Shabbat. Un commentateur s’indigne : Pourquoi seulement celles du Shabbat ? Et les autres ? Il les observait toutes. On le dit ascète : il ne buvait pas de vin. On le dit Hassid : tous les Justes, affirme le Midrash, avaient leur signe particulier ; celui de Joseph fut la piété. En travaillant, il murmurait des prières. En outre, il possédait de vastes connaissances dans les sciences profanes ; il maîtrisait soixante-dix langues… plus une : l’hébreu. Il était naturel que Pharaon profite de ce linguiste doué pour tenter d’apprendre la langue sacrée. Joseph essaya de lui donner un cours accéléré ; et échoua. Était-ce la faute du maître ou de l’élève ? Ces leçons privées tournèrent court. Échec unique dans la longue carrière de Joseph ; il n’en subit pas d’autre. Homme public ou homme d’État, tout ce qu’il entreprenait — ravitaillement rationné, économie planifiée — fut couronné de succès. Et il ne s’en vanta jamais. Sa modestie, dit-on, n’en souffrit point.

Lorsqu’il envoya chercher son père, il dit à ses frères : Racontez-lui donc les honneurs dont je jouis ici. Comment ? s’étonne le grand Rabbi Menahem-Mendel de Kotzk. Joseph, s’exprimant comme un vaniteux, pensait-il vraiment impressionner le pur, le saint patriarche Jacob ? Ce message, dit le Rabbi de Kotzk, il faut le lire différemment : Racontez donc à mon père que je sais recevoir les honneurs sans en être affecté… Jacob n’a donc rien à redouter ; il peut venir ; le prince richissime et puissant est toujours son fils.

Jacob se laisse convaincre ; il vient s’installer en Égypte avec sa famille enfin au complet.

Mais arrêtons-nous une fois de plus pour poser de nouveau la question qui me trouble de plus en plus : En quoi Joseph est-il un Juste, donc un être exceptionnel ? En quoi s’est-il distingué ? Pourquoi est-il, lui, le Juste, lui et non pas Moïse par exemple ? Son existence fut-elle vraiment parfaite, désintéressée et sans tâche ? Irréprochable et sans faille ?

Reprenons sa biographie, et, comme elle est étroitement mêlée à celle de son père et de ses frères, regardons-les aussi de plus près. Un fait choquant saute aux yeux : dans cette histoire, aucun des personnages ne se comporte en Juste. Aucun n’est entièrement pur, aucun n’est vraiment saint.

La famille, dans son ensemble, ne sort pas très favorablement de cet examen.

D’abord, les frères : querelleurs, envieux, rancuniers ; toujours à manigancer, à comploter quelque plan sordide. Divisés en clans, se traitant avec dédain. Les fils des épouses de Jacob vivent entre eux, et ceux de ses servantes entre eux. Joseph seul fraye avec ces derniers. Ce qui ne les empêche pas de se tourner contre lui plus tard ; ils s’allient aux autres quand il s’agit de précipiter Joseph dans la fosse aux serpents. Quand il s’agit de persécuter Joseph, ils sont tous unis. Au lieu de s’apitoyer sur le petit frère orphelin, au lieu de le consoler de la mort de sa mère, ils s’acharnent contre lui. Leur père l’aime et le préfère à eux ; et après ? Est-ce tellement inhabituel, si difficile à comprendre ? Jacob l’aime parce qu’il est malheureux ! Mais ils refusent de comprendre. Joseph, ils le traitent d’intrus. Il leur parlait mais ils ne lui répondaient pas, dit le Midrash. Ils lui tournaient le dos ; ils l’ignoraient ; ils le niaient. Pour eux, il était un étranger qu’il fallait chasser ou, du moins, châtier. Comment expliquer leur insensibilité, leur incompréhension ? Comment justifier leur haine, leur plan meurtrier ? Comment expliquer le mal qu’ils infligeaient à leur père ? S’ils voulaient se venger de Joseph, pourquoi tourmenter et torturer le père ?

D’ailleurs, ils ne s’aiment pas davantage entre eux. Lorsque le potentat égyptien s’empare de Shimeon et le garde comme otage, ils ne font rien pour le secourir ; ils l’abandonnent. Plus tard, lorsque le même potentat les berne en cachant une coupe d’argent dans la musette de Benjamin pour les faire arrêter tous, ils se mettent à battre le pauvre gamin, l’accusant de vol. C’est le Midrash qui le dit. Il relate également que, plus tard encore, ils se tournent contre leur chef, Yehouda, et l’excommunient ; ils le blâment de ne pas les avoir dissuadés de vendre Joseph comme esclave : Si tu nous avais conseillés de le ramener sain et sauf à la maison, nous t’aurions écouté.

Or ce fut l’idée de Yehouda : mieux vaut vivre en esclave que de périr. Compromis que le Midrash juge sévèrement : Il est interdit de faire l’éloge de Yehouda. Quand une vie humaine est en jeu, quant la dignité humaine est sur la balance, on n’a pas le droit de se contenter de demi-mesures ; il eut tort, Yehouda, de ne pas se battre jusqu’au bout pour sauver son frère non seulement de la mort mais aussi de la honte.

Mais les autres frères sont pires. Jaloux de Joseph, ils souhaitent le voir mort. Plus tard, lorsque le vice-roi montera la grande scène des retrouvailles, ils seront saisis d’une panique telle qu’ils se jetteront sur lui — une fois de plus — pour le supprimer.

Pardonnés par leur frère illustre, ils le jalousent toujours. Ils acceptent ses cadeaux mais se maintiennent à distance. Ils osent accuser leur père de flatterie parce que, sur son lit de mort, il dispense plus de bénédictions à Joseph qu’à eux ; ils grommellent : notre père le favorise parce qu’il est au pouvoir, il cherche à lui plaire. Étroits d’esprit, mesquins, comme auparavant les fils de Jacob.

Il est tout aussi difficile de comprendre le père, Jacob. Le vrai responsable du drame, c’est lui : mauvais père, piètre pédagogue. On n’a pas idée de choyer un enfant aux dépens de ses frères ; on n’a pas idée de lui donner plus qu’aux autres, plus de cadeaux, plus d’attention, plus d’affection. Ne sait-il donc pas que cela les fait souffrir ? Qu’ils se sentent frustrés et mal-aimés ? Ne voit-il pas que cela se retourne contre ce fils même qu’il espère protéger et rendre heureux ? Ne remarque-t-il pas comment on regarde Joseph ? Essaye-t-il seulement de raisonner les aînés jaloux et de rétablir la paix dans sa demeure ?

Autre question, plus grave : c’est lui, Jacob, qui envoie Joseph chez ses frères à Sichem. Comme cela, en visite. Ne soupçonne-t-il rien du danger qui l’y attend ? Pourquoi mettre en péril sa vie ou, dans le meilleur des cas, sa sécurité ? Ne pense-t-il pas que les frères risquent fort de ne guère apprécier la visite de ce frère oisif qui vient les voir au travail ? Jacob est-il inconscient à ce point ?

Et lorsque ses fils rentrent de Sichem et lui annoncent la terrible nouvelle : Joseph n’est plus ; il a été dévoré par une bête sauvage, Jacob les croit, sans trop les interroger, sans aller enquêter sur les lieux du drame, sans chercher une confirmation, une corroboration indépendante ! La chemise ensanglantée de Joseph, il l’accepte comme preuve irréfutable ! Pourquoi n’essaye-t-il pas de soutirer de Yehouda des détails : comment le drame s’est-il produit, et quand ? Et pourquoi ne se tourne-t-il pas vers Dieu — lui qui jadis ne faisait pas un pas sans le consulter — pour obtenir des informations sûres à défaut d’une intervention ? De deux choses l’une : ou bien Jacob ne soupçonne pas ses enfants, et dans ce cas on ne comprend pas son aveuglement ; ou bien il sait à quoi s’en tenir, et dans ce cas on ne comprend pas sa passivité. Bizarre, ce comportement d’un père. Séparé de son fils préféré, il sombre dans la tristesse, mais ne fait rien pour retrouver ses traces ou, du moins, son corps déchiqueté. On ne le comprend pas.

Pas plus qu’on ne comprend Joseph. Lui aussi nous échappe — et même il nous déçoit. Peu attachant comme personnage, surtout au début. D’abord, sa conduite envers les siens est méchante. Au lieu de partager avec ses frères les faveurs reçues, il s’évertue à provoquer leur envie, leur convoitise. Manque de générosité surprenant chez ce futur prince. Au lieu de les rapprocher de leur père commun, il s’interpose en obstacle. Il se pavane dans ses habits neufs, luxueux ; il tient à ce que tout le monde sache que Jacob a beaucoup d’enfants, mais que c’est lui l’élu. Il est supérieur à tous, il le répète tant qu’il finit par y croire. Aussi, comment s’étonner que ses frères lui en veuillent ? Chose plus grave : il a mauvaise langue. Il fraye avec les fils des servantes pour recueillir leurs ragots et les rapporter à son père. Lesquels ? Deux versions : il dit au père ce que, dans la rue et au marché, l’on raconte au sujet de ses frères ; ou bien ce qu’eux-mêmes chuchotent sur le compte de Jacob. (Et Jacob écoute ! Est-ce pour cela qu’il fut puni ? Un Midrash le suggère.) On voit Joseph à l’œuvre : il joue les uns contre les autres, le père contre tous. Il s’amuse à diviser, à empoisonner les esprits, provoquer des tensions, des disputes. Égocentrique, il en vient à croire que l’univers entier lui appartient. Parlant de son succès, le Midrash fait allusion à son caractère : celui d’un homme qui renverse les obstacles, qui brise toute résistance. Rien ni personne ne peuvent l’arrêter ; la création tout entière n’existe que pour le servir. Révélateurs, ses rêves — ils le sont d’ailleurs tous. Ceux de Jacob concernent l’univers ; ceux du Pharaon, le peuple égyptien, collectivement ; ceux de Joseph tournent autour de sa propre personne, de sa propre carrière.

Relisons le texte. Joseph vient un jour devant ses frères et leur dit : Écoutez, je vous prie, le songe que je viens d’avoir. Nous composions des gerbes dans le champ, soudain la mienne se dressa et resta debout ; et les vôtres se rangèrent, inclinées, autour d’elle. A quoi ses frères répondent avec une juste colère : Quoi, tu veux régner sur nous ? Il revient cependant à la charge : J’ai fait encore un songe ; j’ai vu le soleil, la lune et onze étoiles se prosterner devant moi. Cette fois, devant cette déclaration claire et nue, sans la moindre équivoque, Jacob lui-même s’offusque. Joseph est allé trop loin. Pourtant, Jacob y croit un peu. Le Midrash le dit : Le père prit une plume et du papier pour consigner les propos de son fils, ainsi que le lieu et la date. On comprend le père et on comprend sa colère : en spécialiste de la question, il savait que les rêves, mieux vaut les garder pour soi. En blâmant Joseph en public, Jacob comptait peut-être atténuer la jalousie de ses frères. Mais c’est Joseph que nous ne comprenons pas : lui, le futur stratège, le brillant tacticien, ne savait-il pas que certains rêves et certains rêveurs inévitablement attirent la haine ?

Et surtout : est-ce là l’enfance, l’éducation d’un Juste ? La même question reviendra plus d’une fois. Lorsque ses frères se préparent à le vendre, il se met à implorer leur grâce, selon le Midrash. Est-ce digne d’un futur Juste ? On attend d’un Juste qu’il accueille les événements heureux et malheureux avec une même sérénité, avec fierté peut-être. Et chez la dame Putiphar ? Il n’a sûrement pas envie de mener une vie exemplaire, austère, tendue vers la pureté et la perfection. Nous l’avons dit : en venant chez elle, la sachant seule à la maison, il n’a pas seulement en tête ses devoirs de domestique. D’ailleurs, à supposer qu’il ait été innocent, pourquoi ne pas avoir pris la fuite plus tôt ? Pourquoi avoir attendu le dernier moment ? Et en prison, avec qui se lie-t-il ? Avec les damnés de la terre ? Les éternels spoliés ? Les déchets de la société ? Non, pas Joseph : il devient l’ami intime, le confident de deux anciens ministres. Il arrive même à se faire nommer directeur-administrateur de la prison. Même en geôle, il fuit la misère et les humiliations, et choisit la facilité, les honneurs. Même en prison, il faut qu’il soit le premier.

Est-ce là une voie qui mène à la sainteté ?

Continuons : prince ou vice-roi d’Égypte, il se marie avec une Égyptienne, Osnat, fille du prêtre Poti-Féra. Certes, le Midrash invente une histoire abracadabrante pour expliquer que, en réalité, elle n’était pas égyptienne mais juive ; qu’elle était la fille de Dina, sœur de Joseph et qu’un ange l’avait enlevée à sa naissance pour la déposer chez Poti-Féra — mais personne ne le savait. Joseph lui-même ignorait qu’en épousant Osnat, il épousait en fait sa nièce. Histoire habile, soit. Mais le fait que le Midrash éprouve le besoin de l’inventer montre bien que mésalliance il y avait.

Selon toutes les apparences, Joseph essaie de se fondre dans le pays qui l’a accueilli. Ses deux fils, il les appelle Menashé — Car Dieu m’a fait oublier toutes mes tribulations et la maison de mon père — et Éphraïm — Car Dieu m’a fait fructifier dans le pays de ma misère. Le Midrash, naturellement, renchérit : Lorsque Jacob les rencontrera, il les trouvera tellement égyptiens qu’il ne se reconnaîtra pas en eux. C’est là le portrait d’un Juste ? Plutôt d’un assimilé. Jacob, dit le Midrash, n’a pas oublié ses études : Joseph si.

Pire : Pendant les longues années de leur séparation, Joseph, prince tout-puissant, ne fit rien pour avoir des nouvelles de son père. L’espionnage était cependant pratique courante à l’époque, et les caravanes étaient nombreuses. Pourquoi laisse-t-il son vieux père — qui l’aime tant — désespérer dans son deuil sans lui donner le moindre signe de vie ? Il en veut à ses frères, et on le comprend ; mais en quoi le père mérite-t-il pareille affliction ?

Plus tard, quand il reçoit ses frères, il ne cherche qu’à se moquer d’eux, qu’à se venger ; il réclame des otages, au lieu de s’enquérir de son père et de son frère cadet ; au lieu de les nourrir, il les fait trembler d’angoisse. Des semaines et des semaines s’écoulent avant qu’il consente à rassurer, à consoler, à apaiser. Dix fois il entend ses frères parler de leur père comme ton serviteur Jacob, et il ne proteste pas, ne s’émeut pas, ne se trahit pas. D’ailleurs, cela lui coûtera cher. Pour chaque mention humiliante non relevée, il paiera d’une année de sa vie : il mourra à cent dix ans et non à cent vingt comme prévu. Mais oublions faute et châtiment ; il s’agit de savoir si un homme respectant si peu l’honneur de son père mérite le titre de Juste que la tradition lui décerne.

En fait, à en croire le Midrash, Joseph s’est tellement identifié à l’Égypte que ses frères ne le reconnaissent pas — ce qui parle en leur faveur plus qu’en la sienne. Le luxe est plus corrupteur que la misère, le bonheur est plus corrosif. A leurs yeux, il est un étranger, qui s’est éloigné de son peuple, de ses racines ; il n’a plus rien de son enfance. Rien d’étonnant qu’ils l’aient cherché d’abord dans le quartier réservé aux prostituées.

Et pourtant. Joseph, pour la tradition et la légende, reste un Juste. Pourquoi ? En vertu de quoi ? Voilà, une fois de plus, la question sur laquelle il est impossible ici de ne pas trébucher.

Mais peut-être pouvons-nous la retourner et dire que, une fois posée, à cause d’elle et de tout ce qu’elle implique, le personnage assume une densité nouvelle. Soudain, nous flairons le secret. Si, malgré ce qu’on nous raconte, il est appelé Joseph le Juste, cela signifie que nous nous sommes laissé égarer par les apparences. Nous avons jeté les yeux sur le masque, nous n’avons pas scruté le visage.

Nous avons vu Joseph comme une espèce de politicien, paradeur et obsédé de pouvoir. Une analyse plus sévère des données démontrera notre erreur. Joseph : le grand méconnu de la Bible. Il est plus complexe, plus secret qu’on ne le pense. A travers lui, nous entrons en contact avec une vision tragique du destin juif, digne de ses ancêtres.

 

 

On reconnaît la valeur d’un texte au poids de son silence. Ici, le silence existe et son poids pèse lourd.

Silence de Joseph lors de la scène brutale à Sichem. Tous les frères, excepté Benjamin, y participent d’une manière ou d’une autre. On imagine leurs discussions, on les voit le jetant dans la fosse à serpents. Ils veulent le tuer, ils vont le tuer — et Joseph se tait. Face à ses frères qui lui crient leur haine, face aux « fils des servantes » envers qui il s’était montré amical et qui sont maintenant ses ennemis, comme les autres, face à ces regards meurtriers, il devient muet. Au moment le plus critique de sa vie, il les laisse délibérer, décider de son sort, sans dire un mot. La tradition rabbinique le souligne : il s’est mis à pleurer, à demander pitié, seulement lorsque ses frères allaient le vendre comme esclave.

Plus frappant encore est le silence de Jacob. A partir du jour où Joseph lui est arraché, il mène une vie solitaire, comme occulte. Pendant vingt ans il ne se prononce pas. Pas un mot, pas une plainte. Il vit en dehors du langage, au-delà de l’espérance. Baigné et pénétré de silence, il est lointain, insaisissable. Il semble avoir rompu ses liens avec le monde et avec son créateur.

Car, à un autre niveau, il y a aussi le silence d’en-haut. Dieu ne parle plus à Jacob, et Jacob ne s’adresse plus à Dieu. Rupture totale.

Le silence de Dieu, le Midrash s’ingénie à l’expliquer. A Sichem, dit-il, les frères ont juré de garder le silence sur l’affaire ; et aussi d’excommunier quiconque trahirait le secret. Or toute cérémonie d’excommunication nécessite la présence de dix personnes. Et les frères n’étaient que neuf. Aussi décidèrent-ils d’associer Dieu pour faire le dixième. C’est pourquoi Dieu ne pouvait plus s’adresser à Jacob ; il était complice.

Mais le silence de Jacob reste inexpliqué, inexplicable. On dirait qu’il ne prie plus, qu’il ne pense plus à Dieu. Entre Dieu et lui, il n’y a que le silence. Pendant toute la période d’incertitude, en ces années interminables où Jacob a besoin de crier sa peine et d’entendre une parole, son mutisme semble total. Ses relations avec Dieu ne seront renouées qu’après les retrouvailles familiales ; lorsque Jacob hésite à rejoindre Joseph en Égypte, Dieu l’y encouragera. Pas avant.

Du coup, nous découvrons que, tout au long de cette narration, les torrents de paroles n’ont pour objet que de dissimuler le silence, ce silence qui est en fait le thème dominant. Et que l’histoire est plus riche qu’il n’y paraît, et que Joseph — l’axe autour de qui tout tourne — est plus mystérieux qu’il ne semble.

Reste la question qui hante notre démarche : en quoi Joseph le Juste était-il juste ?

 

 

Dans le Midrash, la réponse est simple : Parce que Joseph savait dominer son instinct sexuel. En dépit de l’atmosphère de sensualité qui régnait en Égypte, il sut résister à la femme adultère, à celle de Putiphar et aux autres. Le Midrash raconte : malgré les nombreuses princesses et courtisanes que Joseph voyait jour après jour, toutes séduisantes, certaines parée de bijoux, d’autres de parfums, d’autres de leur seule nudité, il demeura chaste. Intraitable.

Un autre texte offre cette image : Lorsque Joseph sortait du palais royal ou y retournait, les princesses se tenaient aux fenêtres et lui jetaient bijoux, boucles d’oreilles et bracelets afin d’attirer son attention ; mais lui il ne les regardait même pas. Pour les sages midra-shiques, c’était là une raison suffisante pour en faire un Juste.

Pas pour moi. Je veux bien admettre qu’un Juste doit savoir résister aux tentations, mais de là à les limiter à la sexualité…

Essayons d’abord de définir le terme Juste — Tzaddik. En arabe, il veut dire : ami. En hébreu, c’est l’opposé de Rasha, impie. Est Rasha celui qui pèche contre l’homme, et pas nécessairement contre Dieu. Celui qui déserte la communauté est un Rasha. Celui qui nuit à ses amis est un Rasha. Trahir ses camarades, bafouer son peuple, c’est l’acte d’un Rasha.

Et inversement, le terme Tzaddik est défini par les rapports entre les hommes, et non nécessairement avec Dieu. Est Juste celui qui résiste aux tentations, et non nécessairement aux épreuves. Les épreuves impliquent Dieu, les tentations les humains. Abraham, éprouvé par Dieu, n’est pas un Juste. Joseph l’est.

Joseph doit surmonter des obstacles intérieurs pour s’approcher non pas de Dieu mais de ses semblables. De ses propres frères. Il a d’excellentes raisons pour les renier, les détester, les chasser de sa demeure et de sa mémoire ; ils étaient pour lui une source de mal.

Il possède d’excellents arguments pour se méfier des femmes ; la plus belle et la plus influente d’entre elles l’a fait jeter en prison.

Il serait en droit de se méfier des gens en général. En prison, il avait rendu quelques services à un codétenu qui, aussitôt libéré, l’a oublié.

Il aurait même des raisons d’en vouloir à son père.

 

 

Revenons une fois encore à l’incident de Sichem. Joseph vient y rencontrer ses frères, ne se doutant guère qu’ils sont là, aux aguets, décidés à l’abattre. Qui l’a envoyé ? Jacob. Cette visite, c’était son idée. C’est Jacob qui lui a demandé de venir voir ses frères, comme cela, pour rien, pour leur dire bonjour. En ce moment crucial, pendant que ses frères le ligotent et le jettent à terre, Joseph cherche à comprendre, à se souvenir, à s’expliquer cet enlèvement. Et, soudain, une pensée sombre mais brûlante lui traverse l’esprit : est-il possible que son père soit au courant ? Et qu’il l’ait envoyé ici en pleine connaissance de cause ? Pour qu’il se fasse tuer ? Le mobile ? Le souvenir du mont Moriah, encore. A Péniel, Jacob avait voulu imiter Isaac ; ici, c’est Abraham qu’il désire égaler en sacrifiant un fils, son fils préféré.

Joseph, intelligent, intuitif, impulsif, était fort capable d’arriver à cette conclusion. Est-ce pure coïncidence si les deux épisodes, celui de Sichem et celui du mont Moriah, s’ouvrent dans la crainte pour aboutir au miracle ? Et si le même terme — Naar, adolescent — désigne à la fois Isaac et Joseph ? Et si, appelé par Dieu, Abraham dit Hinéni, me voici ; si, envoyé par son père, Joseph répond Hinéni ? Et si Isaac est sauvé par l’apparition soudaine d’un bélier, Joseph par celle d’une caravane ? Est-ce la raison pour laquelle Joseph, frappé de stupeur, perd l’usage de la parole ? Pour laquelle, blessé et humilié, il décidera plus tard de rompre avec sa famille et d’oublier son passé ? Comment le lui reprocher ? N’a-t-il pas des raisons valables de renier ses frères ennemis qui complotaient sa mort ? Et de se détacher de leur père qui l’a livré à eux ? Et d’opter, contre eux tous, pour la société où il a trouvé refuge et bonheur ? Lorsqu’il est derechef confronté avec les siens, sa réaction, son hostilité, sont naturelles et humaines, n’a-t-il pas rompu, ou cru rompre, définitivement, véritablement, avec leur monde et leurs lois ? Plus proche des Égyptiens que des Juifs, et même de ses devoirs politiques que du Dieu des Juifs, il est normal qu’il se retranche de cette famille qu’il ne peut plus aimer. Mais ce n’est qu’un premier mouvement — de vengeance peut-être, ou de ce qu’il croit être sa nouvelle vérité. Déjà, il se reprend : il ne sera pas justicier. Renoncer aux représailles même justifiées, renoncer à l’amertume même fondée, renoncer au châtiment même mérité, c’est là une vertu bien rare. Seul le Juste pardonne sans oublier.

Joseph pardonne, mais n’oublie rien. Et, en vérité, il n’a jamais rien oublié. Son père, il s’en souvenait à chaque instant et en chaque lieu ; il ne s’expliquait pas certaines de ses attitudes, mais il s’en souvenait. Et son peuple, il se le rappelait constamment. Au faîte de sa gloire, le Pharaon le surnomma Tzofnat Paneach, le briseur de codes ; mais lui, il préférait garder son nom juif : Joseph. Adoré, adulé par la noblesse égyptienne, il s’affiche avec sa pauvre famille affamée. Sous les masques successifs, intimement, sa fidélité est intacte. Bien que sur sa lancée, il a su s’arrêter à temps, rebrousser chemin, réaffirmer sa foi en les siens malgré eux ; et sa foi en Dieu malgré soi. Voilà sa force.

Juste avec un homme ou un groupe d’hommes, on l’est avec tous. En œuvrant pour son peuple, le Juif aide l’humanité. Joseph est généreux à la fois avec les siens et avec les citoyens de son pays. Il sait, le premier, concilier son amour d’Israël et son amour des autres nations ; il sait, le premier, qu’il est absurde et vain de vouloir opposer le judaïsme à l’universalité.

Une légende : Yehouda, le plus fort des frères, affronte Joseph qu’il prend encore pour un potentat égyptien. La dispute tourne autour de Benjamin. Yehouda s’excite, la colère le gagne au point qu’on le voit broyer des boulets de fer entre ses dents. Il s’écrie : Si je sors mon épée, je détruirai ton royaume de bout en bout. — Si tu sors ton épée, répond le potentat, je l’enroule autour de ton cou. — Si j’ouvre la bouche, je t’avale, crie Yehouda. — Ouvre-la et je te la fermerai avec une pierre… Alors Yehouda ordonne à ses frères de mettre le pays à feu et à sac. Et, pour sauver le royaume, Joseph se décide enfin d’arrêter la comédie. Il jette bas le masque : C’est moi, Joseph, votre frère.

Citoyen attentif à ses responsabilités, frère et fils dévoué, il sait vaincre en lui la rancune, les sollicitations du pouvoir, pour les transformer en élans, en appels. Dès lors, il est réconcilié, heureux. En paix avec son père, ses frères, ses voisins, ses sujets. Il atteindra le sommet après le décès de Jacob. Ses frères prendront peur : Tant que notre père était en vie, Joseph nous laissait tranquilles ; à présent, il nous réglera notre compte. A quoi Joseph répond avec douceur : Dix bougies n’en ont pas éteint une seule, comment une bougie en éteindrait-elle dix ? Eh oui, il a pardonné, mais n’a rien oublié.

La signification profonde de tout cela ? On ne naît pas Juste ; on le devient. Devenu Juste, on doit œuvrer sur soi-même pour le demeurer.

Il y a en Joseph une dualité qui anime ses actions et ses choix, et fait de lui un personnage vrai, donc déchiré. Il vit constamment sur deux plans, dans deux mondes, tiraillé par des forces souvent contradictoires ; il doit choisir et se choisir. Se battre et vaincre.

Personnage tragique, Joseph sera le père, ou en tout cas le précurseur d’un Messie ; Messie malheureux, malchanceux, héros-victime, qui doit, selon la tradition, préparer la voie pour la venue de l’autre, le vrai, le fils de David.

Pendant que les tribus étaient occupées à vendre leur frère, et Jacob à parfaire leur jeûne, et Yehouda à prendre femme, dit le Midrash, Dieu s’employait à créer la lumière du Messie. Lumière sombre, sans doute, car le Messie qu’elle éclairera — le descendant de Joseph — tombera au combat.

Joseph le savait, de même qu’il devait savoir que le royaume issu de sa lignée, le royaume de Shilo, serait détruit. Et, pourtant, il ne désespéra pas.

Il savait, Joseph — et il était bien placé pour le savoir — que, d’être le premier prince juif de l’histoire, libérer les premiers Juifs en dehors de leur pays, est une tâche lourde et ingrate. Ce sera le descendant de Yehouda qui portera la couronne de la souveraineté juive et en symbolisera les promesses et la durée. Et pourtant, Joseph ne désespéra pas.

Il assuma sa condition, et c’est à l’intérieur de cette condition qu’il tenta d’imposer un sens à son destin. Dans l’instant éphémère il vivait sa vie éternelle, et montrait qu’il appartient à l’esclave de se vouloir prince, au rêveur de rattacher son passé à l’avenir, au vainqueur de s’ouvrir à la passion suprême qu’est l’amour.

Histoire belle et riche, elle nous enseigne à la fois que le premier exil fut engendré par la jalousie querelleuse des hommes qui étaient frères ; que l’exil mène à la rédemption à condition que l’on y rêve sans désespérer — et à condition que Joseph reste Joseph sans se renier.

Joseph n’était pas né Juste, n’avait pas eu une enfance de Juste, ni une éducation de Juste ; c’est pourquoi son triomphe nous enflamme. Ce que Joseph obtint de lui-même, il ne le devait qu’à lui.

Sa récompense ? Moïse en personne s’occupa de ses funérailles. Pourquoi ce privilège ? Ses ancêtres eurent affaire à Dieu et surent en être dignes ; Joseph eut affaire aux hommes et n’en fut pas moins digne. Souffrir entre les mains de Dieu est moins douloureux, ou autrement douloureux que de subir la cruauté des hommes, fussent-ils nos frères, particulièrement s’ils sont nos frères. Joseph, le premier Juif à souffrir aux mains des Juifs, sut dompter sa peine et sa désillusion, et joindre son destin au leur.

Joseph, un Juste ? Titre mérité, c’est indéniable, mais, dans le texte biblique, un adjectif le décrit aussi bien : il était beau.

Son seul tort : il n’aurait pas dû raconter ses rêves.