Une légende : Lorsque Moïse monta au ciel pour recevoir la Loi, il trouva Dieu occupé à y ajouter divers symboles et ornements. Conscient de son rôle de porte-parole, il demanda timidement :
— Pourquoi ne pas donner la Torah telle quelle ? N’est-elle pas assez riche en significations, suffisamment obscure, pourquoi la compliquer davantage ?
— Je le dois, répondit Dieu. Au bout de nombreuses générations il y aura un homme nommé Akiba, fils de Joseph, qui cherchera et découvrira toutes sortes d’interprétations dans chaque mot, dans chaque syllabe, dans chaque lettre de la Torah. Pour qu’il les trouve, il faut bien que je les y introduise.
— Montre-moi cet homme, dit Moïse, impressionné. J’aimerais le connaître, le voir.
Ne pouvant rien — ou presque rien — refuser à son fidèle serviteur, Dieu lui dit :
— Retourne-toi, va en arrière.
Moïse obéit. Il retourna en arrière et se trouva projeté dans le futur. Il était maintenant dans une académie talmudique ; assis au tout dernier rang, parmi les débutants, il écoutait un maître faire un cours sur son enseignement, sur son œuvre, à lui, Moïse. Ce qu’il entendait était beau, sans doute était-ce même profond, mais… un peu trop pour Moïse qui n’y comprenait rien ; pas une idée, pas un mot. Alors une tristesse inconnue inonda Moïse ; il se sentit diminué, inutile. Soudain, il perçut une question qu’un élève posait au Rabbi :
— Où donc est la preuve que vos vues en la matière sont justes ? Que votre position est correcte, et la seule correcte ?
Et le maître, Rabbi Akiba, de répondre :
— Je le tiens de mes Maîtres qui le tenaient des leurs qui, eux, se réclamaient de Moïse. Ce que je vous dis, Moïse l’a entendu au Sinaï.
Amusé, flatté aussi, Moïse — le premier auteur juif — se sentit un peu rasséréné. Mais quelque chose continuait à le troubler. Il se tourna de nouveau vers Dieu :
— Je ne comprends pas, dit-il. Tu disposes d’un sage comme lui, d’un enseignant comme lui, pourquoi as-tu besoin de moi ? Qu’il soit, lui, ton messager pour transmettre la Loi d’Israël au peuple d’Israël !
Mais Dieu l’arrêta :
— Moïse, fils d’Amram, tais-toi ! C’est ainsi que moi je vois les choses !
Satisfait ou non, Moïse se le tint pour dit. Il n’insista pas. Mais, au bout d’un certain temps, il ne put réprimer un mouvement de curiosité :
— Dis-moi… Que va-t-il lui arriver, après ?
Cette fois encore, Dieu le fit retourner en arrière pour lui dévoiler l’avenir. Et Moïse vit Rabbi Akiba à l’heure de sa mort. Il vit son supplice, son martyre aux mains des bourreaux romains. Et, pour la troisième fois, il s’écria étonné, bouleversé :
— Je ne comprends pas, Seigneur ! Est-ce justice ? Est-ce là la récompense de l’étude de ta Loi ? Ceux qui vivent par elle, méritent-ils pareille mort ?
Une fois de plus, Dieu lui répondit sèchement :
— Tais-toi, fils d’Amram ! Telle est ma volonté ! C’est ainsi que moi je vois les choses !
Et Moïse, respectueusement, garda le silence, comme le fera, des siècles plus tard, Rabbi Akiba lui-même, le jour où il affrontera à la fois la mort et l’éternité.
Une légende encore :
Lorsque Moïse apprit que son heure était venue, il refusa de l’admettre. Vieux et fatigué de conduire à travers le désert inclément un peuple mécontent et volage qui le tourmentait sans cesse, il tenait cependant à la vie.
Vêtu d’un sac et ceint de cendre, il composa mille cinq cents versets et traça un cercle autour de lui, déclarant : Je ne bougerai pas d’ici avant que le décret soit révoqué.
Ses paroles, une fois encore, firent trembler l’univers jusque dans ses fondements ; le Ciel et la Terre se consultèrent, affolés : Que se passe-t-il ? Dieu aurait-il décidé de mettre un terme à sa Création ?
Vinrent au secours de Moïse les cinq Livres de la Loi qui portent son nom ; ils implorèrent Dieu de lui prolonger la vie ; leur intercession resta sans effet.
Le feu joignit ses efforts aux leurs ; en vain. Et les lettres sacrées se heurtèrent au même refus. Et le nom de Dieu se vit repousser par Dieu : son intervention aussi se révéla inutile.
Puis le monde assista à un échange étonnant entre Dieu et Moïse, le Créateur s’efforçant de persuader son fidèle serviteur de se soumettre à ses lois inexorables.
— Tu dois mourir, Moïse. Il le faut pour que le peuple ne fasse pas de toi une idole.
— N’as-tu pas confiance en moi ? fit Moïse. N’ai-je pas fait mes preuves ? N’ai-je pas détruit le Veau d’Or ?
Dieu aurait pu rétorquer qu’il faisait confiance à Moïse mais non aux autres ; cependant, il préféra faire appel au bon sens de son Prophète :
— Moïse, qui es-tu ?
— Le fils d’Amram, dit Moïse.
— Qui était Amram ?
— Le fils de Yitzhar, dit Moïse.
— Qui était Yitzhar ?
— Le fils de Kehat, dit Moïse.
— Et Kehat, qui était-ce ?
— Le fils de Levi, dit Moïse.
— Et Levi ?
— Le fils de Jacob, fils d’Isaac, fils d’Abraham — il continua et ainsi jusqu’au premier homme, Adam.
— Adam ? dit Dieu. Où est Adam ?
— Mort, répondit Moïse. Adam est mort.
— Et Abraham ? et Isaac ? et Jacob ?
— Morts, dit Moïse. Ils sont tous morts. Et les autres aussi. Morts, tous.
— En effet, dit Dieu, tes ancêtres sont morts. Et toi, toi seul, tu vivrais à jamais ?
Mais Moïse, se découvrant des dons rhétoriques, sut se défendre :
— Adam ? dit-il. Adam a volé, moi non. Abraham ? Abraham avait deux fils dont l’un ne fait pas partie de ton peuple. Cela est également vrai d’Isaac. Mais pas de moi. Mes fils sont des enfants d’Israël, tous deux.
Dieu sembla perdre patience :
— Moïse, dit-il sur un ton plus abrupt, tu as tué un Égyptien. Sur les ordres de qui l’as-tu tué ? Pas les miens !
Là encore, Moïse sut répondre :
— Moi, je n’ai tué qu’un seul Égyptien — mais Toi ? Tu en as tué beaucoup. Tous les premiers-nés, tu les as tués. Et tu veux me punir, moi ?
Moïse, intelligent, comprit que cet argument, si bon fût-il, ne changeait rien à la situation. La volonté divine reflète une logique divine et non pas humaine. Alors, en désespoir de cause, il appela au secours la Création tout entière :
— Cieux et Terre, priez pour moi !
— Nous ne le pouvons pas.
— Soleil et lune, priez pour moi !
— Nous n’en avons pas le pouvoir.
— Astres et planètes, priez pour moi ! Montagnes et rivières, priez pour moi !
— Non, non, répondirent-ils tous. Nous devrions prier pour nous-mêmes, mais nous n’en avons pas le pouvoir.
Alors Moïse s’adressa à la mer :
— Toi, intercède en ma faveur !
Et la mer, cruelle et rancunière, lui rappela leur première rencontre, des années auparavant, alors qu’il conduisait un peuple à peine libéré au-devant d’aventures enivrantes :
— Fils d’Amram, dit la mer sur un ton vengeur et narquois, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as besoin de moi ? Toi ! qui, hier encore, m’as fait reculer en me frappant de ton bâton pour que je laisse passer ton peuple ?
Moïse vit l’étendue de sa détresse ; abandonné, impuissant, il murmura :
— Jadis j’étais roi, je commandais ; à présent, je suis à genoux et le monde entier est indifférent.
Là-dessus, dans un élan de générosité, l’illustre Ange de la Face céleste, Metatron, lui conseilla amicalement de ne plus s’opposer au dessein de Dieu :
— Je me trouvais dans les coulisses et j’ai entendu, j’ai entendu proclamer que le décret était scellé, irrévocablement.
Moïse aurait dû suivre ce conseil et partir avec grâce et dignité. Mais il n’en fit rien. Refusant de mourir, il continua de pleurer, d’implorer, de quémander : qu’on le laisse vivre un jour de plus, une heure de plus : on aurait dit un simple mortel affolé et non pas le Prophète des Prophètes, celui qui avait imprimé sa vision sur celle des hommes, le Maître des Maîtres, qui avait senti le souffle de Dieu sur son visage nu !
Son désespoir était tel qu’il se déclara prêt à renoncer à sa condition humaine en échange de quelques jours de vie :
— Maître de l’univers, gémit-il, permets-moi de vivre comme un animal qui se nourrit d’herbe, qui boit l’eau des sources et est satisfait de contempler les jours naître, s’épanouir et s’écouler.
Dieu répondit non. L’homme n’est pas un animal : il doit vivre en homme ou ne pas vivre du tout.
— Permets-moi alors de rester ici comme un oiseau, ami du vent, qui regagne chaque soir son nid avec un sentiment de gratitude pour les heures vécues.
Dieu répondit non. L’homme doit vivre et mourir en homme, comme les hommes.
Et Dieu employa une expression frappante :
— Tu dois mourir, Moïse. Tu as fait trop de mots, déjà.
Moïse n’était toujours pas résigné. Il lutta farouchement jusqu’à la fin, jusqu’au moment où brusquement, il appela la mort — ainsi que nous le verrons plus tard.
Sa violente passion pour la vie ne peut que troubler le lecteur.
Comment Moïse, si zélé, si fidèle, pouvait-il s’opposer à la volonté divine ? Ou la mettre en question ? N’est-ce donc pas un privilège que de mourir pour Dieu et sa gloire ?
Pourquoi était-il si anxieux de continuer à vivre ? Il n’était plus jeune, après tout : il avait atteint l’âge de cent vingt ans. Et, d’ailleurs, son existence avait-elle donc été si heureuse ? Éprouvé, tourmenté par Dieu et par les hommes, personne jamais ne lui avait témoigné de la reconnaissance ou même de l’amitié. Son peuple l’avait fait souffrir tant qu’il en vint à douter de lui-même et de sa mission. Incompris toujours, renié souvent, il n’avait pas eu de grandes joies dans sa vie. Pourquoi y tenait-il tant au lieu de s’en aller, calmement, en paix, vers la paix infinie ?
Et si même il tenait tellement à la vie, pourquoi le montra-t-il ? Pourquoi fit-il étalage de son appétit de vivre ? Est-ce là un comportement digne du fondateur et guide d’une nation ? La plupart des grands hommes, nous le savons, tendent à dissimuler leurs peines et à réprimer leurs angoisses ; ils ont l’ambition d’accueillir la mort avec dédain, ou du moins avec indifférence. Comment expliquer que le plus extraordinaire des géants humains fut, selon la légende de son peuple, différent sur ce point aussi ? Aurait-il oublié Rabbi Akiba, désigné par Dieu, qui accepta le martyre en silence et même avec allégresse ?
Moïse, le héros le plus solitaire et le plus puissant de l’histoire biblique. Par l’immensité de sa tâche et l’ampleur de ses expériences, il emporte l’admiration, une révérence sacrée. Moïse, l’homme qui, à lui seul, changea le cours de l’histoire ; son apparition marqua une ligne de démarcation, un tournant décisif : après lui, rien ne fut comme auparavant.
Rien d’étonnant à ce que, dans la tradition juive, il occupe une place à part. Sa passion pour la justice sociale, son combat pour la libération nationale, ses triomphes et ses déceptions, ses envolées poétiques, ses dons de stratège et son génie organisateur, ses relations complexes avec Dieu et son peuple, ses exigences et ses promesses, ses condamnations et ses bénédictions, ses colères, ses silences, ses efforts pour concilier la loi et la compassion, l’autorité et l’intégrité — nul individu, nulle part, jamais, n’a accompli autant pour autant d’êtres dans des domaines aussi nombreux. Son influence échappe à la durée. Elle résonne par-delà le temps. La Loi porte son nom, le Talmud n’en est que le commentaire, et la Kabbale n’en communique que le silence.
Moshé Rabbenou, notre Maître Moïse, inégalable, inégalé. Le seul à avoir vu Dieu face à face. Guide et législateur suprême. L’expression talmudique telle est la loi que Moïse reçut au Sinaï amène inévitablement la clôture du débat. Source de toutes les réponses, il est aussi la racine de toutes les interrogations ; toutes les questions qu’un élève posera à son maître, dit le Midrash, Moïse les entendit déjà au Sinaï.
Cependant, son portrait, tel que la tradition l’a ébauché, apparaît minutieusement équilibré ; on nous rapporte à la fois ses qualités et ses défauts. Contrairement aux fondateurs de religion, ou aux grands chefs dans les autres traditions, Moïse nous est donné humain dans sa grandeur et jusque dans ses faiblesses. Alors que les autres religions tendent à transformer leurs fondateurs en demi-dieux, le judaïsme fait tout pour humaniser le sien.
On a même parfois l’impression que le Midrash essaye de nous convaincre que le plus grand de nos guides n’était pas vraiment qualifié pour remplir ses fonctions ; on ne dissimule rien de ses tares, de ses sautes d’humeur ; il s’entendait mal avec les hommes et avec les anges ; il épousa la fille d’un prêtre païen, vécut éloigné de son peuple et, une fois, alla jusqu’à nier ses origines. Et aussi : mauvais orateur, comment espérait-il galvaniser son public ?
Et pourtant. N’était lui, Israël serait resté une tribu d’esclaves, enténébrée de peur et redoutant la lumière.
Sa vie débute dans les larmes, les siennes. La fille du Pharaon, Batya, remarque un panier flottant sur le Nil, et y découvre un nourrisson juif — elle le sait juif parce qu’il pleure non comme un nourrisson mais comme un adulte, comme une communauté d’adultes : son peuple tout entier pleurait en lui, dit un commentateur.
Aux yeux de la légende, Moïse n’était pas d’humeur à pleurer. Au contraire, il s’efforçait de retenir ses larmes, de rester calme et silencieux dans son panier au milieu des flots. Mais l’ange Gabriel lui assena un coup vigoureux pour le faire pleurer et, ainsi, éveiller la pitié de Batya. Cela explique peut-être les relations tendues qui, par la suite, existeront entre Moïse et les anges.
Porté au palais royal, Moïse cessa de pleurer. Et commença à éblouir le roi et les courtisans. Il devint le plus gâté des enfants. Et le plus précoce aussi : à trois ans, il exhiba des dons de guérisseur. Et de prophète. Et, comme il était d’une grande beauté, tout le monde lui vouait un amour passionné. Batya, en bonne mère adoptive, n’arrêtait pas de le cajoler. Naturellement, il eut droit à l’éducation la plus raffinée ; il étudia avec des maîtres venus de loin, les étonna par son assiduité et son intelligence. En un rien de temps, il maîtrisa plusieurs langues et les sciences exactes. Pharaon lui-même ne put s’empêcher de le couvrir d’affection. Souvent, il le prenait sur ses genoux et jouait avec lui. Intimité qui n’était pas sans danger. Un jour, l’enfant s’étant emparé de la couronne royale et l’ayant posée sur sa tête, les conseillers crièrent à la lèse-majesté, les prêtres y décelèrent un présage néfaste. Tous proclamèrent qu’il fallait mettre à mort l’enfant avant qu’il ne fût trop tard. Par bonheur, un ange, déguisé en courtisan, proposa une meilleure solution : que l’on place deux assiettes devant Moïse, l’une contenant de l’or et des pierres précieuses, l’autre des charbons ardents ; si l’enfant saisissait l’or, cela signifierait qu’il nourrissait des aspirations suspectes et qu’il fallait le tuer, mais s’il touchait les charbons ardents, c’est que l’enfant était simplement attiré par l’éclat d’objets brillants. On mit donc les deux assiettes devant Moïse, qui tendit la main vers l’or et les pierres précieuses, mais là encore, l’ange Gabriel lui donna un coup vigoureux qui lui fit saisir un charbon ardent et le mettre dans la bouche. Moïse eut donc la vie sauve, et la langue brûlée ; cause de son bégaiement.
Dès lors, il fut plus prudent et plus en sécurité. Si certains conseillers et prêtres continuaient à le soupçonner de jouer avec des pensées subversives, on ne nous le dit pas. En fait, on ne nous dit rien sur son adolescence. Avait-il des contacts avec ses frères esclaves ? Se doutait-il de ses origines ? On n’en fait mention ni dans la Bible ni dans le Midrash. On nous annonce seulement — et sans avertissement préalable — que, un beau matin, Moïse grandit et sortit vers ses frères. (Commentaire du Rabbi de Guèr : la grandeur de Moïse est d’être allé auprès de ses frères.) Quel âge avait-il alors ? Vingt ans selon une source, quarante selon une autre. L’important c’est qu’il apparut parmi ses frères en tant que prince, avec tous les droits et privilèges attachés à son rang. Un abîme le séparait du monde de la souffrance. Cependant, la faim et la douleur des esclaves ne-le laissaient pas indifférent ; il en était bouleversé au point qu’il décida d’intervenir.
Le Midrash raconte : Ce jour-là, Moïse vit des hommes robustes portant des fardeaux légers et des hommes faibles traînant de lourds fardeaux, des vieillards faisant le travail de jeunes et des jeunes accomplissant des tâches de vieillards, des hommes assignés à des travaux de femmes et des femmes ployant sous des labeurs d’hommes. Moïse en ressentit un tel choc outragé qu’il intercéda pour que, dorénavant chacun travaille selon ses capacités et ses normes, et que nul ne peine et agonise pour un autre, à la place d’un autre. Rien n’est pire pour la victime que de subir une souffrance fausse ou inutile.
Mais Moïse ne s’arrêta pas là. Ayant retrouvé le sens de son appartenance, l’esprit alerté, il entreprit de nouvelles actions, de plus en plus risquées, en faveur des opprimés. Il obtint pour eux le droit de se reposer le Shabbat, il se mêla de leurs affaires intérieures, se déclara protecteur de leurs intérêts. Un jour, il vit un contremaître égyptien torturer un esclave, il se jeta sur lui et le tua. Dès lors, il passa tout son temps loin du palais, apprenant les mœurs et coutumes de ces hommes et de ces femmes contre lesquels s’acharnait le puissant appareil de l’empire. Il voulait comprendre, aider, comprendre pour mieux aider. La cruauté des oppresseurs, et celle de certains esclaves, les surveillants choisis dans leurs rangs, il essayait de se l’expliquer. Pourquoi les victimes, au lieu de s’entraider, adoptaient-elles les méthodes de leurs ennemis ? Un jour, il aperçut un Juif qui, se disputant avec un autre, se mit à le frapper. Il s’interposa et s’en prit au coupable : Rasha, homme mauvais, pourquoi frappes-tu ton frère ? En vérité, en quoi cela le concernait-il ? Pourquoi était-il, lui, prince égyptien, ému par le spectacle de deux esclaves juifs qui avaient envie de se battre ? Déjà, il se sentait engagé en tant que juif — et cela commençait à se savoir ; ces deux Juifs le savaient. L’homme interpellé lui répondit avec insolence : Je n’ai pas de leçon à recevoir de toi ; comptes-tu nous tuer nous aussi ? Il connaissait donc le secret de Moïse ; il savait que le prince égyptien avait tué pour secourir un Juif — et qu’il était lui-même juif. Sans quoi, un simple esclave n’aurait jamais osé parler ainsi à un prince aimé du Pharaon !
Dénoncé, trahi, Moïse dut fuir. Le Midrash nous dit qu’un ange qui lui ressemblait comme un frère se laissa appréhender à sa place, et, pendant qu’il affrontait le bourreau, le vrai Moïse s’évada du pays. Un autre texte raconte un autre miracle : tous les hommes attachés à la cour furent frappés de cécité, de surdité ou de mutisme ; ceux qui le virent partir, ne purent en parler ; ceux qui l’entendirent, ne purent le dire. Troisième version : Moïse fut arrêté par les gardes du Pharaon et condamné à avoir la tête tranchée, mais sa nuque, par miracle, résista à la hache.
Il reste que ce fut pour Moïse un tournant critique, l’un des plus importants de son existence. Il n’était pas facile, pour un jeune homme habitué à une vie princière et à la fréquentation des grands de ce monde, de devenir, du jour au lendemain, un fugitif désarmé ; ce n’était pas facile de rompre avec ses amis et ses habitudes, pour se lancer dans une vie de réfugié.
Assumant désormais sa condition nouvelle, Moïse devint un étranger, à plus d’un titre. Étranger au peuple égyptien, au peuple juif, et à lui-même.
Après maintes péripéties, le fugitif arriva au pays de Midian où il s’établit, y trouvant nourriture et gîte ; et un emploi de berger. Il épousa la fille du prêtre Yitro ; ils eurent deux fils — Eliezer et Guershom — et menèrent une existence sereine, sans problèmes, loin des conflits et des dangers. Se souvenait-il de temps à autre de ses parents, de ses frères malheureux ? Apparemment non. Du moins, rien dans le texte ou dans la légende ne l’indique. Leur sort ne l’intéressait plus. Un vaste désert le séparait d’eux, et il était heureux. Ce qui se passait là-bas, dans la lointaine Égypte, ne le regardait plus. Il s’occupait de sa famille, de son troupeau ; cela suffisait pour meubler son temps et justifier sa vie d’homme. Chose curieuse : pendant quarante ans, Moïse vécut dans son nouveau pays adoptif sans jamais se soucier du sort des siens. Cela frôle l’invraisemblable. Que s’était-il donc passé en lui ? Comment expliquer cette indifférence soudaine ? Lui qui avait risqué sa fortune, sa liberté et sa vie pour aider un homme, un seul, pourquoi n’essaya-t-il pas au moins d’apprendre si son peuple, tout son peuple, là-bas, souffrait encore ou connaissait un peu de répit ? Cela ne cadre pas avec le tempérament de Moïse ni avec la logique des événements : avoir opté pour le judaïsme — au prix d’un sacrifice réel — pour y renoncer ensuite ? C’est à n’y rien comprendre.
Peut-être Moïse se détacha-t-il parce que ses Juifs l’avaient déçu, et cela sur plusieurs plans ? En n’ayant pas su résister, en refusant de se révolter, en s’installant dans la souffrance qu’ils toléraient trop. (Lisbol, en hébreu, signifie à la fois souffrir et tolérer.) Peut-être leur en voulut-il pour n’avoir pas su surmonter leurs dissensions intérieures et unir leurs forces face à l’ennemi ; il y eut trop de mesquineries, trop de jalousies, trop d’égoïsmes. Et, enfin, pour l’avoir trahi, lui leur bienfaiteur ; car il y eut trahison, il en était persuadé. De la part de qui ? Eh bien, voyons un peu : lorsqu’il tua l’Égyptien tortionnaire, étaient présents : lui-même, l’Égyptien, le Juif à sauver — et personne d’autre. Le dénonciateur était donc le Juif, celui-là même que Moïse avait sauvé.
Pour Moïse ce fut une expérience accablante, avec des implications troublantes. Était-il concevable que les Juifs, après tout, ne fussent pas dignes de la liberté qui les attendait ? Avaient-ils sombré trop bas dans la soumission pour être récupérables ? Était-ce là la raison pour laquelle il avait fui le pays ? Non pas à cause du Pharaon, mais à cause des Juifs ? Pharaon, il aurait pu l’amadouer ; il n’avait tué après tout qu’un simple contremaître anonyme, ce qui n’était pas crime si grave dans l’Égypte ancienne ; Moïse aurait eu vite fait de se faire pardonner. La crainte devant le Pharaon n’était rien comparée à la désillusion venant des Juifs !
Suivons cette hypothèse plus loin et nous comprendrons pourquoi Moïse, arrivant au pays de Midian, dissimula son identité ; on l’y supposa égyptien, et il choisit de ne pas corriger l’erreur. Juif clandestin cherchant à se perdre dans la masse, préférant l’Égyptien à ses victimes, il alla jusqu’à ne pas circoncire l’un de ses fils. A ce moment de sa biographie, Moïse se sent éloigné de son peuple — et à juste titre peut-être ; rien n’est plus pénible que la vue de victimes épousant les mœurs et les lois de leurs bourreaux. Si les Juifs se comportaient comme des Égyptiens, pourquoi Moïse serait-il solidaire de leur destin ? Il aurait préféré de loin, les oublier.
C’est peut-être aussi pourquoi il commença par refuser de servir de messager de Dieu. Sept jours durant, Dieu essaya de le convaincre, et lui, il refusait, invoquant toutes sortes d’arguments : Pourquoi moi ? Pourquoi pas un ange ? Ou mon frère aîné, Aaron ? Je m’exprime mal, et puis je suis père de famille ; et mon beau-père s’opposera ; et en outre, les Juifs me poseront des questions, beaucoup de questions ; que puis-je leur répondre ? et que vais-je répondre à celles du Pharaon ? Décidément il n’avait pas envie de retourner vers ses frères, pas envie de rouvrir une blessure qui n’était toujours pas cicatrisée.
Cependant, à la fin il céda. Dieu gagne toujours. Il aura le dernier mot, tout comme il énonça la première parole.
Et n’oublions pas le décor : la flamme dans le buisson parmi l’immensité du désert ; la solitude envahissante, l’angoisse, la voix lointaine et proche, insistante, persistante, lancinante telle une brûlure. Comment un être humain, fût-il Moïse, pouvait-il résister indéfiniment à cette Voix ? Moïse réunit donc sa famille, prit congé de son beau-père et partit sans grand enthousiasme. La preuve, le soir même, il s’arrêta dans une auberge. Acte compréhensible : pourquoi se hâter ? Pourquoi ne pas se reposer la nuit ? Et retarder le moment où il reverrait ses frères qu’il comptait ne plus revoir ? Et qu’arriverait-il si, par hasard il tombait sur son délateur ? A ce point du récit, Moïse aurait sans doute préféré mourir. Assailli par un ange meurtrier, il ne lui résista pas ; ce fut sa femme, Tzipora, qui le sauva ; lui, il aurait choisi de mourir plutôt que de poursuivre sa route et de se retrouver victime de nouvelles déceptions. Le geste rapide de Tzipora — qui circoncit leur fils — devait rappeler à la fois à Dieu et à Moïse l’alliance d’Abraham. Moïse ne pouvait pas mourir, pas à ce moment-là, pas encore. Israël avait besoin de lui — et Dieu aussi — et Israël ne pouvait pas, ne devait pas mourir.
La suite, on la trouve dans le Livre de l’Exode où les événements se précipitent. Sortant du calme du désert, Moïse se jeta dans le tourbillon de l’histoire. En Égypte, il assiste et nous fait assister à la désintégration d’un empire ; tout se désagrège ; tout se déroule vite, de plus en plus vite. Les protagonistes du drame sont emportés par des passions et des courants inconnus. Le texte se fait haletant, poussé par un élan irrésistible. Poème épique aux mille fragments unis dans la lumière. Tout est dit avec intensité et précision : l’humeur de la population, la peur des esclaves, la vaine arrogance des régnants, les appels à l’insurrection, les échos dans les milieux du pouvoir et chez les opprimés. Oui, non. Les premiers doutes des deux côtés, les premières fissures. Non, oui. Relever le défi ou se soumettre. Hésitations, tergiversations dans les chaumières pauvres et dans les palais assombris par la malédiction. Que faire ? Que dire ? Qui suivre ? Comment discerner le signe du salut, le sens de l’histoire ?
Au début, Moïse et son frère Aaron sont seuls, sans alliés ni compagnons. Moïse voit bien que son scepticisme était fondé : les esclaves veulent rester esclaves. Écoutons le Midrash : Arrivés en Égypte, Moïse et Aaron furent accueillis par les Anciens des tribus d’Israël, qui se déclarèrent aussitôt prêts à les suivre jusqu’au bout. Mais, au fur et à mesure qu’ils avançaient vers le palais royal, les Anciens changeaient d’avis. Petit à petit, le groupe se disloqua. Et disparut. Les deux frères furent seuls à pénétrer dans la résidence des Pharaons. Si les Anciens perdaient courage, si les chefs cédaient à la peur, que pouvait-on demander au Juif moyen ?
Non, les esclaves n’étaient pas prêts à partir, pas plus que le Pharaon n’était prêt à les laisser partir. A vrai dire, Pharaon, s’il avait été fin politique, aurait pu adopter une tactique de ruse : Vous voulez un exode ? Avec plaisir. Tous ces esclaves juifs, je peux m’en passer. Allez, prenez-les. Et bon débarras. Mais, une question : Les avez-vous seulement consultés ? Êtes-vous sûrs qu’ils ont envie de s’en aller ? Par bonheur, Dieu empêcha le Pharaon de jouer à ce jeu-là, épargnant à Moïse l’humiliation de lui montrer des esclaves réticents à le suivre. Cela, on le tient d’une autre légende : Pendant que Moïse négociait la libération des Juifs avec le Pharaon, Aaron tentait de convaincre les Juifs d’accepter la liberté, ce qui lui valut l’honneur de devenir le premier grand-prêtre.
La négociation n’aboutissant à aucun résultat tangible, d’autres méthodes furent mises à l’essai : les malédictions, les plaies se suivirent sans se ressembler. Là encore, le texte éclate de puissance descriptive. On croit entendre les cris, les lamentations, les ordres lancés, repris et retransmis. La dernière nuit, la dernière chance. Certains esclaves non juifs et certains Égyptiens décident de se joindre au mouvement : ils n’auront jamais une occasion pareille de s’en aller. On entend les parents égyptiens pleurant la mort de leurs enfants ; on entend les lieutenants de Moïse bousculant les gens : partons, partons, vite, plus vite. La course contre le temps a commencé ; il est tard, plus tard qu’on ne le pense. Les esclaves fugitifs n’ont qu’une nuit — cette nuit d’équinoxe — pour briser l’étau, échapper à leur prison. Demain, l’oppresseur regroupera ses forces. Demain, il regrettera sa faiblesse. Demain est proche, demain est là. On voit les gens qui courent, courent à perdre haleine, sans un regard en arrière ; ils courent vers la mer. Et là, ils font halte, brusquement, saisis de panique : c’est la fin, c’est la mort qui les attend. Les chefs de groupe, aiguillonnés par Moïse, les poussent en avant : N’ayez pas peur, pas peur ! Dans l’eau, entrez dans l’eau ! Mais, selon un commentateur, c’est Moïse qui, soudain, ordonne l’arrêt : Respirez un instant, réfléchissez, prenez un instant pour vous ressaisir ; entrez dans la mer non pas comme des fugitifs apeurés mais comme des hommes libres ! Et tous d’obéir. Ils s’arrêtent. Moïse en profite pour adresser une prière à Dieu, mais Dieu lui rappelle que ce n’est pas le moment : Dis au peuple d’Israël de se dépêcher ! Le peuple, comme un seul homme, s’élance et traverse la mer Rouge qui recule pour lui livrer passage. Spectacle grandiose et chargé de tant de foi que, nous dit-on, la plus humble servante y entrevoit plus de mystères divins que le prophète Ézéchiel n’en contemplera des siècles plus tard. Et Moïse se met à chanter, lui le bègue qui jamais n’a pu prononcer une phrase plus longue que : Laisse partir mon peuple, compose le poème le plus majestueux, le plus lyrique de l’Écriture.
Comment le bègue a-t-il fait pour devenir chantre ? (On a beau nous dire aujourd’hui que le bègue a des difficultés pour parler mais non pour chanter ; cela ne doit être vrai que depuis Moïse.) Explication hassidique : Le poème est précédé — préparé — par ce verset : Et tous crurent en Dieu et en son serviteur Moïse. Pour la première fois, le peuple tout entier unit sa foi à celle de Moïse ; pour la première fois, Moïse est son vrai porte-parole. Voilà pourquoi il est en mesure de chanter : à travers lui, c’est tout un peuple qui chante.
Est-ce le moment de grâce ? Le monde entier devient chant. Les anges eux-mêmes se mettent à chanter, mais Dieu les interrompt par le rappel le plus humain, le plus universellement humain du Midrash : Qu’est-ce qui vous prend ? Mes créatures se noient dans les flots de la mer et vous chantez ? Certes, ce sont les ennemis d’Israël et de la liberté qui se noient — et après ? Ce sont des êtres humains ! Comment pouvez-vous avoir la tête à chanter pendant que des êtres humains meurent ? Bien sûr, les anges pourraient rétorquer : Et les Juifs, tu les laisses faire ? Tu ne les interromps pas ? Tu leur accordes des droits que tu nous refuses ? Mais il y a une différence : les Juifs viennent d’échapper à la catastrophe ; les anges, non. Peuple survivant, peuple de survivants, Israël a le droit — et le devoir — de dire sa reconnaissance.
Sept semaines encore, et c’est le grand moment, événement unique dans la mémoire de l’humanité : Dieu se prépare à parler, à révéler sa Loi, à faire entendre sa voix. Pendant trois jours, le peuple et ses chefs vivent dans l’attente et la purification ; il faut être digne de recevoir la Loi, digne d’être vu par Dieu. Cependant, à en croire une légende midrashique, certains ne sont pas impressionnés. Au matin du jour où tout Israël devrait être assemblé au pied de la montagne, des hommes et des femmes sont encore chez eux, dans leurs tentes, bien au lit, endormis. Aussi Dieu se manifeste-t-il d’abord par des tonnerres et des éclairs, afin de secouer, afin de réveiller ceux qui sont assez bêtes de sommeiller tandis que le temps et le cœur des humains s’ouvrent pour recevoir l’appel de celui qui donne au moi son mystère. Ensuite, brusquement c’est le silence. Et, du sein de ce silence, une voix se fait entendre. Dieu parle. De quoi ? De son œuvre secrète, de ses intentions à jamais imperceptibles ? Non : des rapports entre l’homme et l’homme, des devoirs de chaque individu envers les autres individus. En cet instant unique, Dieu tient à traiter des relations humaines plutôt que de théologie. Rien d’étonnant à ce que son public soit récalcitrant : après tout, pourquoi ne pas voler dans une société où tout respire le vol ? Pourquoi ne pas tuer dans un monde livré à la violence ? Alors, Dieu arrache la montagne et la tient suspendue au-dessus de la foule, et il s’écrie : Ou bien vous acceptez ma Loi, ou bien cette montagne vous enterrera vivants. Devant la menace, le peuple courbe le front et déclare : Oui, nous acceptons ; oui, nous respecterons ta volonté. Et Dieu — enfin — est satisfait.
Mais pas Moïse. Moïse, dans sa candeur, aurait aimé voir son peuple accepter la Loi librement sans contrainte. Et librement jurer fidélité au Dieu qui avait promis de veiller sur son destin. Mais il ne dit rien. Il estime que c’est mieux que rien. Et quarante jours plus tard, c’est la débâcle. Au sommet de la montagne, Moïse, les tables de la Loi dans ses bras, perçoit un bruit insolite venu d’en bas : on danse, on se réjouit, on célèbre le Veau d’Or. Dans sa colère, Moïse est prêt à tuer son frère Aaron. Sa déception ne connaît pas de limites : quarante jours après la Révélation au Sinaï — un Veau d’Or ! Toutes ces interventions, toutes ces manifestations divines, toutes ces paroles n’avaient donc eu aucun effet sur ce peuple à la nuque raide ! Quelque chose d’eux était resté en arrière, en Égypte !
Que Moïse éclate de colère, qu’il abdique, c’est naturel. Ce peuple qu’il a choisi ne lui a jamais procuré autre chose que des soucis. Rien ne lui plaît, rien ne le satisfait. Toujours à se plaindre, à grogner, à protester, à regretter la stabilité — même précaire, même misérable — du passé, les certitudes — même avilissantes — de l’esclavage. Sans foi en sa mission, sans joie à participer au façonnement de l’histoire.
A peine ont-ils quitté l’Égypte que, déjà, ils demandent à rebrousser chemin : Pourquoi nous as-tu fait partir ? N’y a-t-il pas assez de tombes en Égypte ? Pourquoi tiens-tu à nous enterrer tous dans le désert ?
Trois jours après la traversée miraculeuse de la mer Rouge, tout ce qu’ils veulent, c’est savoir : Qu’allons-nous boire ? Un mois après, c’est avec nostalgie qu’ils évoquent leur vie en Égypte : qu’ils étaient bons, les oignons dont on nous nourrissait là-bas.
Moïse leur obtient de la manne — gratuite — et ils ne sont pas contents. A un certain moment, il est exaspéré au point de s’écrier : O Seigneur, que dois-je donc faire de ce peuple ingrat ? Un incident de plus, et ils me lapideront ! Une autre fois, il doit leur rappeler qu’il ne leur a rien pris, qu’il ne s’est pas enrichi à leurs dépens, qu’il ne leur doit rien. S’il doit le préciser, c’est qu’ils l’en accusent.
Le Midrash raconte : Parmi les enfants d’Israël, il y en avait qui suivaient Moïse des yeux en disant : Regardez donc cette nuque, voyez donc ce ventre et ces jambes ; ce qu’il mange, il l’a pris aux Juifs ; ce qu’il boit, il l’a pris aux Juifs ; tout ce qu’il possède vient des Juifs.
Le verset Et ils jalousèrent Moïse, un texte le commente d’une façon bien franche : chaque mari le soupçonnait d’entretenir avec son épouse des rapports interdits. Chacun essaya de le réduire à son propre niveau.
Pauvre Moïse qui rêvait de les inspirer, de les élever. Il pensait pouvoir transformer ces esclaves en princes et les forger en une communauté d’hommes libres et souverains. Voilà son rêve brisé, pulvérisé. Inchangés, ces Juifs poursuivent les chimères d’antan avec leurs querelles sordides et leurs intrigues puériles. Ils ont vu Dieu à l’œuvre, et cela ne leur a rien appris. Ils ont assisté à un séisme de l’histoire, et c’est comme s’ils n’avaient rien vu, rien senti. Déjà ils doutent de la présence divine dans leur camp ; ils doutent de leur raison d’être, de leur mémoire.
De ce peuple élu, Moïse attendait quelque chose d’autre : une vision autre, une adhésion autre. Après leur libération, ils auraient dû vivre fièrement, en héros, et non comme une bande d’évadés. Vayekhal Moshe — et Moïse pria — est interprété dans le Midrash : Moïse fut rendu malade. Trop de gens le harcelaient avec trop de choses. On l’imagine brumeux, malheureux. On ne nous le montre joyeux qu’une seule fois : lors de l’ascension de son frère à la charge de grand-prêtre. Le reste du temps, il semble fermé à la joie et plus encore à l’exubérance collective. Trop de responsabilités, trop de chagrins l’accablent. Il s’occupe de tout, tout seul. Sans compagnons et alliés sûrs. Au contraire, il sent qu’on ne l’aime pas ; on se méfie de lui, on l’envie. Çà et là, de jeunes prophètes conspirent derrière son dos. Des dignitaires et des notables — du fameux clan de Korakh — préparent un coup pour le déposer. D’autres, qu’il avait envoyés comme éclaireurs au pays de Canaan, reviennent porteurs de mauvaises nouvelles : La terre promise est habitée par des géants aux yeux desquels nous nous sentions tout petits et chétifs, disent-ils. Les neveux de Moïse ont pénétré dans le sanctuaire en état d’ivresse. Son frère Aaron a accordé son concours à la fabrication du Veau d’Or. Non, Moïse n’est pas heureux.
Avec les années, la situation empire. Un texte relate que certains hommes le traitèrent de fou. Lui, le chef, le guide. Il commentait la Loi, lorsque des gens l’interrompirent : Tu vas nous faire un discours, toi, un bègue ? Et encore : Des gens prirent leurs enfants et les jetèrent dans ses bras, en criant : eh bien, Moïse, comment vas-tu les nourrir ? Quel métier leur enseigneras-tu ? Et encore : Lorsqu’il quittait sa tente plus tôt que d’habitude, ils l’interrogeaient : pourquoi si tôt ? Lorsqu’il quittait sa tente plus tard que d’habitude, ils disaient : pourquoi si tard ? Lorsqu’il quittait sa tente sans être vu, ils disaient : pourquoi se cache-t-il ? Et encore : Moïse expliquait la Loi et les gens refusaient d’apprendre. Après quarante années au pouvoir, il devait encore faire ses preuves ; chaque soir il devait leur dire où ils se trouvaient et combien de jours s’étaient écoulés depuis le Sinaï. Et ce n’est qu’alors qu’ils furent prêts à admettre qu’il était en possession de ses facultés mentales.
Qui sait ? Peut-être la décision divine de lui interdire l’accès du pays de la promesse fut-elle une récompense plutôt qu’un châtiment.
Peuple volage, ingrat, Moïse avait le droit de le fustiger — et il ne s’en priva point. Il le fit, selon certains commentateurs, trop souvent et trop sévèrement ; et il en fut puni. Mais il suffisait qu’un autre médise d’Israël pour que Moïse, avec passion et fougue, se porte à sa défense : il existe des temps où seuls les Juifs sont habilités à critiquer des Juifs. Moïse les défendait non seulement contre leurs ennemis mais aussi, parfois, contre Dieu.
Le Midrash affirme : Ce n’est qu’en plaidant pour son peuple que Moïse devint homme de Dieu.
Il remplissait, en effet, deux rôles également difficiles : il représentait Dieu auprès d’Israël, et Israël auprès de Dieu.
Il suffisait que les anges se prononcent contre Israël — et cela arrivait fréquemment — pour que Moïse les fasse taire. Lorsque Dieu décida de faire don de la Loi à Israël, les anges s’y opposèrent, et Moïse de les rabrouer : Mais alors, qui donc va l’observer ? Vous ? Seuls les humains peuvent assumer la Loi et la vivre.
Et lorsque le peuple atteignit le fond du gouffre en dansant autour du Veau d’Or, Moïse trouva encore le moyen de le défendre : Est-ce sa faute, ou la tienne, Seigneur ? Israël a vécu si longtemps en exil, parmi des adorateurs d’idoles, qu’il en a été empoisonné ; est-ce sa faute s’il n’arrive pas à l’oublier si facilement ? Devant la menace divine, il posa un ultimatum : Ou bien tu pardonnes tout, ou bien tu effaces mon nom de ton Livre !
Et lorsque Dieu lui dit : Ton peuple a péché, Moïse répliqua : Quand Israël observe ta Loi, c’est ton peuple ; mais, quand Israël la viole, ce serait le mien ?
Et encore, à une autre occasion : Maître de l’univers, ne t’irrite point ; c’est inutile ; si même tu devais détruire le ciel et la Terre, ton peuple survivrait, puisque tu l’as promis — pourquoi donc t’irriter inutilement ?
En dépit de ses désillusions, en dépit de ses épreuves, malgré l’ingratitude, Moïse ne perdit pas foi en son peuple ; il sut toujours rester du côté d’Israël et proclamer son honneur et son droit à la vie.
Malgré tout ce qu’il avait subi, à travers toutes les épreuves de son existence, il savait accepter chaque don avec reconnaissance. Moïse ou la gratitude personnifiée. De ses dix noms, dit un texte, il adopta celui que la fille du Pharaon lui avait donné. Par reconnaissance.
Durant les grandes plaies qui s’abattirent sur l’Égypte, ce fut Aaron et non Moïse qui frappa le Nil avec sa canne, Moïse ne voulant pas faire souffrir le fleuve qui lui avait sauvé la vie.
Lorsqu’Israël engagea la guerre contre le pays de Midian, ce fut Josué et non Moïse qui dirigea les opérations ; Moïse ne voulait pas se battre contre le pays qui l’avait accueilli.
La grande vertu cachée de Moïse n’était pas l’humilité mais la gratitude.
Revenons-en maintenant à notre question initiale : Pourquoi Moïse tenait-il tant à la vie, au point de s’opposer à la volonté divine ? Était-ce là sa manière de protester contre le ciel, qui se sert de la mort pour diminuer, stimuler et, finalement, écraser l’homme ? Était-ce un dernier acte en faveur de son peuple ? Était-ce sa façon d’enseigner à Israël une leçon urgente et intemporelle : la vie est sacrée — toujours et pour chacun — et nul n’a le droit d’y renoncer ? Le plus farouche et le plus inspiré des prophètes voulut-il, par son exemple, nous dire à travers les siècles et les générations que, vivre en tant qu’homme, en tant que juif, c’est affirmer la vie, c’est se battre — même contre l’Éternel — pour chaque étincelle, pour chaque souffle de vie ?
Mais il se peut aussi que Moïse, en refusant de mourir, nous offre tout simplement l’image d’un vieil homme, encore vert et vigoureux, qui a peur de mourir, l’image d’un être humain, humain jusque dans ses manques, jusque dans ses angoisses. Cela le rendrait plus attirant encore. Sentant sa dernière heure approcher, il refuse de jouer au saint, au héros ; il veut vivre et il l’avoue. N’ayant jamais menti, ni aux autres ni à soi-même, il n’allait pas commencer maintenant, face à la mort.
Oui, il voulait vivre et il n’en avait pas honte ; vivre à tout prix, mais pas aux dépens d’autrui. A la fin, nous dit le Midrash, Dieu dit à Moïse : Tu insistes pour appartenir au monde des vivants, soit, tu vivras — mais alors c’est Israël qui périra ; c’est l’un ou l’autre, toi ou Israël. Et Moïse de s’écrier : Que meure Moïse, que meurent mille hommes comme lui, mais que pas un enfant d’Israël ne soit atteint. C’est qu’il y a une limite qu’il ne faut pas franchir ; vivre, c’est bien ; vouloir vivre, c’est humain ; mais non pas si cela implique la mort d’autrui.
Humaniste, Moïse l’était en tout. Le courage même, la générosité même étaient chez lui des vertus humaines ; toutes ses qualités et tous ses défauts étaient humains. Pas de pouvoirs surnaturels chez lui, pas de dons occultes. Tout ce qu’il faisait, il le concevait en termes humains, préoccupé non pas de son « salut individuel » mais du bien-être de la communauté. Parvenu au ciel, Moïse aurait pu y rester, mais il choisit de revenir. Il aurait pu garder pour lui même la vérité qu’il venait de découvrir, la Loi qu’il venait de recevoir, mais il choisit de les partager avec les autres. Élu de Dieu, il refusa de renoncer aux hommes. Dieu le rapprocha des hommes et Moïse le rapprochait d’eux ; il vécut pour partager.
Une histoire encore, qui souligne en lui cette vulnérabilité qui fait que chacun peut se reconnaître en lui ou, du moins, le suivre dans ses traces — mais vulnérabilité vaincue qui fait qu’il soit Moïse : Au bout de leur échange interminable, Dieu consent à laisser Moïse en vie, à condition qu’il accepte que son disciple Josué devienne son Maître et celui du peuple tout entier. Moïse accepte, et le regrette aussitôt : plutôt mourir mille fois, s’écrie-t-il, que de connaître un instant de jalousie.
Moïse était capable de jalousie ; le prophète était humain.
Écoutons maintenant comment il mourut :
Ayant enfin accepté de mourir, Moïse implore Dieu de ne pas le remettre entre les mains de l’Ange exterminateur, qui lui fait peur ; et Dieu le lui promet. L’Ange exterminateur s’approche de Moïse, à trois reprises, mais ne peut que le regarder de loin.
La dernière heure est venue. Moïse l’emploie à bénir les tribus d’Israël. Il commence par les bénir chacune séparément ; mais le temps pressant, il les bénit toutes ensemble.
Puis, entouré du prêtre Éleazar et de son fils Pinhas, et suivi de son disciple Josué, il commence à escalader le mont Nebo ; lentement, il entre dans le nuage qui l’attend. Moïse avance d’un pas et se retourne pour voir le peuple qui le suit du regard. Il avance d’un autre pas et se retourne encore pour voir les hommes, les femmes et les enfants restés en bas. Des larmes lui coulent des yeux, il ne voit plus personne. Arrivé au sommet de la montagne, il s’arrête. Tu as encore une minute, Dieu le prévient afin de ne pas le priver de son droit à la mort. Moïse s’étend sur sa couche. Ferme les yeux, lui dit Dieu. Et Moïse ferme ses yeux. Croise tes bras sur la poitrine, lui dit Dieu. Et Moïse croise ses bras sur la poitrine. Et Dieu l’embrasse sur la bouche en silence. Et l’âme de Moïse se réfugie dans le souffle de Dieu qui l’emporte dans l’éternité.
Et le peuple d’Israël, au bas de la montagne brumeuse, pleura. Et toute la création pleura. Et Josué, dans sa douleur, oublia trois cents lois et acquit sept cents doutes. Et le peuple orphelin, aveuglé de deuil, voulut déchiqueter Josué pour avoir succédé à Moïse, le plus triste et le plus solitaire, et le plus puissant des prophètes d’Israël et du monde.
Mais, là-haut, les anges et les séraphins l’accueillirent dans l’allégresse. Et leur joie résonna dans toutes les sphères célestes. Partout, on célébrait Moïse comme ayant été le plus fidèle des serviteurs de Dieu. Partout on glorifiait les événements qui avaient rempli sa vie sur Terre. Le ciel le glorifia sept fois. Et les eaux le glorifièrent sept fois. Et le feu le glorifia sept fois. Et toute l’histoire humaine continue à le glorifier.
Nul ne connaît le lieu où il repose. Pour les hommes des montagnes, sa tombe se trouve dans la vallée ; pour les hommes des vallées, elle se trouve dans la montagne. Elle n’est devenue ni temple ni musée. Elle est partout et ailleurs, toujours ailleurs. Personne n’était présent lors de sa mort. D’une certaine manière, il vit donc encore en nous, en chacun de nous. Car aussi longtemps qu’un enfant d’Israël, quelque part, proclame sa Loi et sa vérité, Moïse vit à travers lui, en lui, comme vit le buisson ardent qui consume le cœur des hommes sans consumer leur foi en l’homme et en ses appels déchirants.