C H A P I T R E  10

Le café s’égouttait lentement dans la cafetière. Journée grise et maussade. La chute de l’ange. Alexandre s’était levé tôt. Suivant son rituel, il avait mis en marche la cafetière et était descendu prendre son journal dans la boîte aux lettres. Mais aujourd’hui n’était pas une journée habituelle. En passant devant la chambre, il s’était arrêté un moment et avait contemplé le corps nu et presque lumineux dans les draps sombres du lit, les cheveux courts et ébouriffés sur l’oreiller, les seins petits et fermes protégés par un bras replié. Il était revenu dans la cuisine, s’était versé un jus d’orange, avait rempli le plat du chat caché sous un meuble depuis l’arrivée de l’intruse. Puis il avait feuilleté La Presse, incapable de se concentrer.

La chute de l’ange. Le corps apaisé et relâché, l’esprit un peu coupable…

« Qu’est-ce qui m’a pris ? Merde de merde ! Elle pourrait être ma fille. »

Il referma le journal et alla se verser un café, sans lait ni sucre. Il sentit une présence derrière lui.

— Bonjour.

Elle était debout dans le cadre de la porte, vêtue de son t-shirt qui lui descendait à mi-cuisses.

— Vous n’auriez pas une robe de chambre ?

— Derrière la porte de la salle de bain.

Le ton était un peu bourru.

Elle revint un instant plus tard enroulée dans le peignoir de ratine bleu marine… beaucoup trop grand pour elle.

— Ça va ?

— Ça va.

— Pas très jasant ce matin.

— Jamais très jasant à cette heure-ci. Un peu grognon. Le syndrome du vieux célibataire ronchonneur. Et vous ? Bien dormi ?

— Oui… Vous croyez pas qu’on pourrait se tutoyer ?

— En effet, mademoiselle, selon les préceptes de l’étiquette victorienne, on peut considérer que nous avons été convenablement présentés. Tu veux manger quelque chose ?

— Pas tout de suite. Un jus, peut-être.

Il alla au comptoir, sortit un verre de l’armoire et versa un grand jus d’orange qu’il déposa un peu brusquement devant Chrysanthy qui avait tiré un cahier du journal et en feuilletait les premières pages.

— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Elle ne répondit pas, ne releva même pas la tête, concentrée sur un article.

— Je te rappelle qu’il y a eu un meurtre et que tu détiens certains éléments importants d’information. Je n’ai pas de liens particuliers avec les policiers du SPCUM, mais Latendresse a toujours été un type correct… et puis il y a cette bande de néo-nazis qui se baladent gentiment en ville…

— Ça pourrait pas attendre à demain ? On est dimanche et ton Latendresse doit pas être en train de tricoter au poste, non !

— Écoute, Chrysanthy, tu as déjà assez attendu. Hier soir, tu ne voulais pas y aller. Tu étais encore sous l’effet du choc, mais tu ne peux pas retenir des éléments d’enquête comme ça éternellement.

Elle se leva brusquement, refermant le journal d’un geste vif et renversant presque son jus.

— C’est bon alors, téléphone-lui, à ton Latendresse. Il viendra m’arrêter ici. Tu pourras sans doute aussi revendiquer la prime, s’il y en a une.

— Il n’est pas question d’arrestation. Tu n’as rien fait de mal. Il s’agit simplement de faire une déposition, de raconter ce que tu sais à propos du lion.

— Et ils vont me l’enlever, mon lion ? demanda-t-elle, les yeux soudain angoissés.

— Non. Je ne crois pas. Il est à toi et je peux le confirmer. Ils voudront l’examiner, le photographier pour leurs dossiers, le conserver un certain temps peut-être. C’est une pièce à conviction, tu sais, mais ils te le rendront… une fois l’enquête terminée, sans doute.

— Tu vas venir avec moi ?

— Ce n’est pas vraiment nécessaire…

Il pouvait prendre contact avec Latendresse, lui expliquer les motifs du retard et l’amadouer un peu. Ensuite, elle n’aurait qu’à faire sa déposition et à répondre aux questions. Mais il y avait avant tout un autre problème à régler : sa sécurité.

— Il est impossible que tu retournes chez toi. Ces oiseaux-là ont manqué leur coup deux fois et ils vont tenter de te retrouver.

— Je peux rester ici.

— Ce soir, sans doute, mais il faudra trouver autre chose, une planque plus sûre.

— Pourquoi ? Ils te connaissent pas.

— Cesse de paniquer et réfléchis un peu. Si je me mets à fouiner à gauche et à droite et que je brasse un peu les poubelles, ils vont me repérer… et ils m’ont déjà vu, ne l’oublie pas. Ils ont peut-être noté le numéro de ma plaque. Ils peuvent donc facilement rappliquer ici et te retrouver. Je ne voudrais pas qu’ils recommencent leur petite séance de chaise électrique.

— Il y a toujours ma grand-mère…

— À éviter ! Pas assez sûr ! Les Orowitzn ne doivent pas pleuvoir dans le bottin. Ils feront vite le rapprochement. Non. Il faut que l’on trouve autre chose…

— Bon ! Si tu veux te débarrasser de moi, je peux faire mes bagages tout de suite, lança-t-elle d’un air boudeur.

— Écoute, je ne te mets pas dehors. Je songe simplement à ta sécurité. Pour aujourd’hui, bien sûr, il n’y a aucun danger. Alors, procédons par ordre : et commençons par Latendresse.

— Si c’est ce que le major ordonne…

De nouveau le ton boudeur et le geste cassant. Décidément, cette visite au poste de police la mettait en rogne. Laisser passer l’orage…

— Il y a du pain et des confitures dans le frigo et des trucs dans l’armoire de gauche. Moi, je vais téléphoner à Latendresse.


Alexandre descendit au bureau. Le magasin était vide, sombre et calme. Le dimanche était la plus belle journée de la semaine. La majorité des antiquaires ouvraient leur boutique, mais Wronski ne l’avait jamais fait, même si sa religion le lui aurait permis, et Alexandre avait maintenu la tradition. Les vieux objets aussi ont droit à leur journée de repos… Il s’assit devant son bureau et fouilla dans les papiers épars pour retrouver le numéro de téléphone de Latendresse. Neuf heures vingt. L’inspecteur dormirait sans doute encore. Alexandre soupira un moment en songeant à Chrysanthy et composa les premiers chiffres…


Quand il remonta à l’appartement, Chrysanthy sirotait un café au salon, debout devant une photo encadrée accrochée au mur : Alexandre et une jeune femme assis sur un immense rocher sur les berges d’une rivière. Elle, très belle, appuyée sur son épaule dans un geste d’abandon.

— C’est ta femme ?

— Oui, c’est Françoise.

— Elle était très belle…

— Bon ! Latendresse t’attend à son bureau vers dix heures trente. Il serait temps de te préparer, c’est dans moins d’une heure. J’irai te reconduire.


Les préparatifs ne s’étaient pas éternisés. Dans la Jeep qui descendait vers le centre-ville, Alexandre lui prodigua ses derniers conseils :

— J’ai tenté de l’amadouer un peu, mais ne te surprends pas s’il a un air grognon. Il n’a pas aimé qu’on le dérange un dimanche. Il trouve aussi que tu as pas mal tardé. Alors tu lui raconteras en détail ta version des faits. Je lui ai déjà glissé un mot sur le lion et sur ce qui s’est passé à ton appartement…

— Il va falloir que je raconte encore ça ?

— Sûrement, et ils vont vouloir une description des quatre types.

— Je pourrais peut-être en enregistrer une version sur cassette.

Un ton mi-figue, mi-raisin.

— Tu n’es pas obligée d’entrer dans tous les détails ; ce qu’ils veulent, c’est le motif du meurtre de Marc Sirois et le signalement des individus… Tiens ! On y est. Son bureau est au cinquième. Ah oui ! Une dernière chose : en sortant, ne traîne pas. Prends un taxi et reviens chez moi. Je devrais être de retour au milieu de l’après-midi. Voilà une clé. Ce soir, on verra à organiser ta sécurité. Ne retourne surtout pas rôder autour de ton appartement. Évite de prendre contact avec tes amis et de fréquenter les endroits où tu te tiens d’habitude. N’oublie pas que nous sommes les deux seules personnes qui peuvent les rattacher au meurtre de Sirois. Alors, sois prudente, petite fille. O.K. ?

— O.K. ! On se croirait dans un film policier des années 50, mais j’aime ça quand tu prends tes airs de Bogart.

— Ce n’est pas un film, Chrysanthy.

Elle descendit de la Cherokee et monta à grands pas les marches qui menaient à la porte monumentale. Quand Alexandre vit qu’elle était entrée, il remit la Jeep en marche et prit la première rue vers le nord.


Une quinzaine de minutes plus tard, il se stationnait près du coin des rues Gilford et Saint-Stanislas, derrière l’église. Le quartier ne changeait pas. Le dépanneur arborait une façade rénovée aux couleurs criardes et avait sans doute changé de propriétaire. On remarquait une nouvelle galerie d’art à l’emplacement de l’ancienne boutique du barbier. Les voitures étaient plus récentes mais, pour le reste, c’était toujours la même marmaille qui jouait dans la cour de l’école, les mêmes vieilles femmes qui placotaient sur les trottoirs ou les balcons.

La journée était belle. En arrivant devant le 1770, Alexandre ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil au deuxième. Ce n’étaient plus les vieux rideaux de dentelle de sa mère. Ils avaient été remplacés par des stores verticaux, mais il y avait toujours une plante sur le rebord de la fenêtre et même un gros chat, celui-ci gris et rayé, qui sommeillait au soleil. C’est là qu’Alexandre avait passé une bonne partie de son enfance.

Il monta les cinq marches du perron et sonna au premier. Le vieil homme ouvrit quelques instants plus tard.

— Bonjour, monsieur Wronski.

— Appelle-moi Sam, petit, et entre. Il fait encore frais.

L’entrée n’avait pas changé ni le salon qu’on voyait à droite, à travers les portes vitrées. Les pièces étaient sombres et meublées avec un luxe suranné. Un bric-à-brac hétéroclite de meubles et de bibelots des styles victorien et art nouveau. De jolies choses amassées au cours des ans. La lampe Tiffany de la salle à manger était authentique…

— Attends que je meure avant de faire l’inventaire. Viens dans mon bureau, on sera plus à l’aise. C’est l’ancienne chambre de Sarah, tu te souviens ? Après sa mort, j’ai vendu tous les meubles et je me suis fait une pièce à moi, une sorte de laboratoire ou de salle d’archives.

La pièce ressemblait à une photo de la fin du XIXe siècle : le bureau de Zola ou l’antre de Pierre Loti. Tapis persan ou turc, bustes de personnages anciens, un narguilé dans un coin, un violon sur une chaise. Au centre, une immense table de réfectoire sur laquelle s’accumulaient des piles de livres et de dossiers. Au fond, un vieux secrétaire à cylindre, un roller-top, débordant de paperasse. Sur tous les autres murs, des bibliothèques encombrées de livres, de revues et d’objets hétéroclites. Deux classeurs, des anciens modèles dont les tiroirs de chêne débordaient aussi. Devant la fenêtre, se trouvait le seul endroit un peu dégagé : une table basse encadrée de deux fauteuils de cuir et de lampes sur pied, le tout posé sur un magnifique tapis de Chiraz. Le coin lecture.

— Tu veux un scotch ?

— Il est à peine onze heures, Sam.

— Justement, il est cinq heures en Europe centrale. C’est l’heure de l’apéro, là-bas.

Sam revint un instant plus tard avec deux verres, un seau à glace et une bouteille.

— Vous avez trouvé les informations que je vous ai demandées hier soir sur la Slavitzine et sur le lion ?

— Une chose à la fois, petit. D’abord la dégustation. C’est sacré. Un pur malt de dix-huit ans qu’un ami il m’a rapporté d’Écosse. Une merveille ! Alors, ça mérite le respect. Goûte.

C’était effectivement un velours, un peu brusque au départ, mais qui s’évaporait entre la pointe et l’arrière de la langue. Un petit goût de bruyère et l’odeur piquante des Highlands.

— Du comme ça, mon petit, tu n’en trouveras pas à la Régie…

— Mon Glenlivet n’est pas mal non plus.

— Disons… supportable, mais ça…

— Et la Slavitzine ?

— Impatiente jeunesse… impatiente jeunesse…

Il dégusta d’abord une dernière gorgée, posa son verre et se cala dans son fauteuil.

— Voilà. Depuis ton appel d’hier, j’ai entrepris des petites fouilles. Pas des découvertes sensationnelles, mais j’ai feuilleté les encyclopédies et les vieux bouquins. Ceux qui disent quelque chose, ceux d’avant. Notamment l’Histoire des Slaves du Sud du professeur Harmacek et Le démantèlement de l’Empire ottoman d’Evangelis Ikarios, l’édition révisée de 1934, publiée chez Plon à Paris.

— Et puis ?

— Patience, Alexandre. Tu devrais savoir que la bonne recherche, elle repose d’abord sur la valeur et la… fiabilité des sources.

Alexandre comprit qu’il ne servait à rien de le brusquer.

— Pour les grandes lignes de l’histoire de la Slavitzine, j’ai eu surtout recours à l’Encyclopedia Britannica, l’édition de 1952… Après, ils ne parlent pas beaucoup du vieux temps.

Alexandre savait qu’une fois lancé, le vieil homme filerait tout seul et qu’il ne devait l’interrompre que pour des questions majeures. Il jeta un coup d’œil à sa montre : onze heures dix-sept. Et en avant la musique !