Chapitre 11

Le jeudi soir, après avoir dégusté un excellent dîner au White’s, Hal s’installa dans un large fauteuil de la salle de jeux et tenta de s’absorber dans une méditation sur les mérites respectifs du whist et du piquet — sans succès malheureusement ! La seule chose qui revenait en boucle dans sa tête, c’était sa sortie du lendemain avec l’incomparable Elizabeth.

Il était forcé de conclure que sa tactique des derniers jours, qui consistait à éviter la jeune femme, n’avait fait qu’exaspérer son impatience. Plus que jamais, il brûlait de la revoir. Décidément, il était fort loin du calme et de la sérénité qu’il s’était promis d’afficher pour leur sortie au cirque !

Elizabeth, d’ailleurs, en était partiellement responsable. A sa grande surprise, elle était venue le voir dans la bibliothèque. A plusieurs reprises. Chaque fois, la chaleur de son sourire et l’éclat étourdissant de sa beauté brouillaient littéralement tous les chiffres soigneusement alignés dans sa tête. Tout ce qu’il pouvait faire en sa présence, c’était acquiescer bêtement et répondre par monosyllabes à ses questions. Elle avait dû le trouver complètement idiot !

Ce qui ne l’avait cependant pas empêchée de le prier de rester à déjeuner. Invitation si tentante qu’il l’avait aussitôt déclinée. Il le sentait : plus il passait de temps en sa compagnie, plus son attirance passée se renforçait. Elizabeth était belle, c’était un fait, et elle avait la voix la plus douce et mélodieuse qu’il ait jamais entendue. Pourtant, ses attraits physiques étaient loin de surpasser sa valeur morale. Ces quelques jours chez elle, la fréquentation de son fils et les rares instants en sa compagnie avaient suffi à révéler la profonde bonté de la jeune femme. Et son courage. Malgré la détresse où l’avait plongée la perte de son mari, elle faisait visiblement son possible pour relever la tête.

Hal sourit en se rappelant le babillage excité du garçon. Il avait retrouvé l’enthousiasme de son âge. Tantôt il suppliait Hal de jouer avec lui, tantôt il le priait avec un air grave de lui apprendre à assumer ses « réponsabilités ».

Hal se sentait un tel instinct de protection vis-à-vis de l’enfant, qu’il lui faudrait trouver un prétexte pour continuer à le voir une fois sa mission terminée. La question allait se poser très rapidement puisqu’il avait à présent glané tout ce qu’il pouvait dans les livres de comptes de Lowery. Il ne lui restait plus qu’à mettre la main sur le testament toujours manquant et il n’aurait plus guère d’excuse pour continuer à passer quotidiennement à Green Street.

David lui manquerait, c’était certain, mais peut-être valait-il mieux qu’il cesse de voir Elizabeth au plus vite. Les délicieux frissons d’anticipation qui le parcouraient en prévision du lendemain disaient assez quel danger son cœur et son âme courraient à trop la fréquenter ! Et le voilà qui repartait dans ses rêveries romantiques !

Il ferait mieux de rendre visite à Sally. Bien sûr, il ne pourrait oublier la trop belle Elizabeth dans les bras de sa maîtresse. Néanmoins, Sally savait toujours quoi lui dire pour le rassurer.

Il allait s’y décider quand un gentleman plus âgé que lui s’arrêta à sa table et s’inclina.

— M. Waterman. Je me présente : lord Gregory Holburn. Puis-je vous prier de m’accorder un moment ?

Surpris par cette requête émanant d’un homme qui lui était étranger, Hal l’invita du geste à prendre place. Qui diable était ce gentleman ? Soudain, la mémoire lui revint. Sir Gregory. L’homme avec lequel David avait eu des démêlés…

— Vous étiez l’ami de Lowery. C’était un homme de bien. Triste perte.

— Très triste en effet, acquiesça Holburn avant d’appeler un serveur. Puis-je vous offrir un verre de vin ?

— Volontiers, repartit Hal, curieux de savoir ce que le gentleman lui voulait.

Si Holburn fréquentait avec assiduité la maison d’Elizabeth, comme David l’avait laissé entendre, il savait sûrement qu’il était en train de procéder à l’apurement des comptes de Lowery. Pourvu que Holburn ne soit pas un compagnon de jeu avide, venu lui réclamer une part de l’héritage de David pour apurer une nouvelle dette de Lowery…

Au vif agacement de Hal, son compagnon se mit à commenter les derniers potins du beau monde, en un monologue sans fin. Hal s’abstint d’intervenir, pressé de voir où voulait en venir le gentleman. Sa patience fut mise à rude épreuve. A bout de patience, il allait exiger du bonhomme d’aller droit au but, lorsqu’il évoqua enfin les Lowery.

— J’ai cru comprendre que, sollicité par la famille de Mme Lowery, vous aviez entrepris de dresser un état complet des finances d’Everett ?

Hal vida son verre et hocha la tête. Comme il gardait le silence, Holburn se trémoussa sur sa chaise avant de poursuivre, visiblement mal à l’aise.

— Etant donné la réputation qui est la vôtre parmi vos pairs, je suppose que vous êtes une des personnes les plus compétentes pour cette tâche…

Hal devina que ladite « réputation » déplorait surtout son incapacité à suivre la mode et ses maigres talents de causeur mondain.

— Je l’espère, repartit-il, sardonique.

— Je suis certain qu’Everett serait satisfait de voir la gestion de ses biens entre les mains d’une personne aussi qualifiée que n’importe quel avoué.

Manière peu subtile d’insinuer que ses compétences convenaient mieux à un homme du commun qu’à un membre de la bonne société… Voilà qui confirmait le pressentiment de Hal : Holburn ne le tenait pas en grande estime. Cela dit, il s’en moquait royalement.

— Il fallait bien que quelqu’un s’en occupe, répliqua-t-il, laconique.

Si Holburn cherchait à le faire sortir de ses gonds, il allait en être pour ses frais. Après trente ans à subir les piques acérées de sa mère, sa carapace était parfaitement imperméable aux coups d’épingle du gentleman. De toute façon, mieux valait s’abstenir de réagir avant de cerner exactement le motif de sa démarche.

— Hum, certes. Ecoutez, Waterman, je ne désire pas me montrer impoli…

— Vraiment ? l’interrompit Hal avec un sourire ironique.

Holburn lui lança un coup d’œil agacé et continua comme s’il n’avait pas été interrompu.

— … toutefois, il serait préférable que vous cantonniez les conseils que vous donnez à Mme Lowery à votre seul domaine de compétence. J’ai appris que vous vous étiez permis des ingérences qui, je l’avoue, m’inquiètent et dont Everett, s’il était encore des nôtres, aurait pu également se formaliser.

— S’il était encore de ce monde, je ne serais pas intervenu du tout, rétorqua Hal.

— Vous admettrez vous-même, j’en suis sûr, que vous n’êtes guère un modèle pour un jeune enfant, poursuivit sir Gregory sans relever la repartie. Introduire dans sa maison des animaux qui n’y ont pas leur place, encourager Mme Lowery à passer tous ses caprices à David, vous présenter à cet enfant comme un expert omniscient… C’est beaucoup. C’est trop. Et comme l’influence que vous avez exercée jusqu’ici sur Mme Lowery l’a incitée à prendre des décisions passablement regrettables, je crains que le rôle que vous vous êtes arrogé auprès d’elle et de son fils ne leur cause à tous deux de sérieux dommages à long terme. J’en appelle donc à votre sens de l’honneur et vous prie, de gentleman à gentleman, de vous abstenir d’avancer, au sujet du garçon, des opinions touchant des secteurs de son éducation qui ne vous concernent pas et auxquels, je l’affirme, vous n’entendez rien !

Le ton de Holburn avait grimpé dans les aigües et Hal sentait l’exaspération le gagner. Il s’exhorta au calme avant de répliquer, pince-sans-rire :

— Ils vous concernent plus, peut-être ?

— Absolument. En tant qu’ami proche d’Everett, il est de mon devoir de défendre les intérêts de sa veuve et de son garçon. J’estime aussi qu’ayant bien mieux connu son mari que vous, et jouissant d’un rang supérieur au vôtre, je suis mieux placé que vous pour conseiller Mme Lowery sur la conduite de ses affaires domestiques.

— Ah, oui ? C’est curieux. La famille n’est pas de cet avis. Ils ont fait appel à moi.

Hal n’eut aucun scrupule à relayer le mensonge d’Elizabeth face à ce coq vaniteux et ampoulé.

Holburn eut un reniflement dédaigneux.

— Moquez-vous si ça vous chante, mais il n’y a pas là matière à plaisanter. Enfin ! J’aurais dû prévoir votre comportement grossier. Vous n’êtes pas un gentleman. Quand, du reste, avez-vous jamais été digne de ce titre ? Voilà des années que vous désespérez votre mère, comme elle me l’a confié… dans l’intimité.

Hal retint cette fois-ci un franc éclat de rire. Ainsi donc, le baron avait été un des soupirants de sa mère. Et c’est avec ce genre de remarques qu’il espérait le provoquer… Sans nul doute pour l’inciter à lui décocher un crochet au beau milieu du White’s, ce qui prouverait avec éclat que Hal Waterman était bel et bien un rustre mal dégrossi qui n’avait pas sa place dans la bonne société.

Eh bien, il allait être déçu. Hal avait eu à affronter des situations autrement plus menaçantes pour son sang-froid que les fines allusions de l’arrogant gentleman.

— Pauvre mère, déclara-t-il en secouant la tête d’un air affligé. Son attirance pour le clinquant finira par la perdre.

Tandis que Holburn bafouillait des phrases indignées, Hal braqua sur lui un regard froid et se leva pour lui signifier la fin de l’entretien.

Au même instant, il aperçut Ned qui venait vers lui avec un large sourire.

— Hal ! Content de te voir ! Je rentre à l’instant de la campagne et je suis autant en quête de distraction que d’un en-cas. Sir Edward Greaves, ajouta-t-il à l’adresse d’Holburn. Alors, que dirais-tu d’une partie de piquet après le départ de ton ami ?

— Il s’en allait, justement, repartit Hal avant de s’incliner brièvement devant Holburn. Merci pour le vin.

Le gentleman avait visiblement toutes les peines du monde à garder contenance. Il y parvint tout de même et lui rendit son salut, le visage rouge de colère.

— Pensez à ce que je vous ai dit, lui rappela-t-il avant de s’éloigner.

Pas tout à fait calmé, Hal se tourna vers Ned. Celui-ci considérait tour à tour son expression hostile et la silhouette du baron qui leur avait tourné le dos.

— Qui était-ce ?

— Aucune importance, répondit Hal. Jouons, veux-tu ?

Diplomate comme à son habitude, Ned n’émit aucun commentaire et se contenta de héler le serveur le plus proche pour commander un repas et un jeu de cartes.

— As-tu eu des nouvelles de Nicky ?

— Non, toujours rien de sa part…

— Il doit être trop fasciné par les merveilles de la Rome antique… ou bien trop éreinté par l’organisation du voyage pour trouver le temps de nous écrire, conclut Ned, hilare.

— Il n’y a que lui pour partir avec autant de monde…

— Au fait, j’ai appris que le projet de canal commençait à prendre forme. Combien de milliers de livres as-tu encore gagné depuis notre dernière rencontre ? D’ailleurs, j’aimerais que tu exerces tes talents de financiers pour moi. Il y a une cargaison de farine que je m’apprête à vendre, il faudrait la faire fructifier. Mon voisin possède en bordure de ma pâture sud un champ que je convoite depuis des années et que je ne peux pas encore m’offrir…

Puis Hal n’eut plus qu’à émettre quelques grommellements d’encouragement pour lancer Ned dans un exposé passionné sur son domaine, son cheptel et ses cultures. Une fois n’est pas coutume, il ne parvint à accorder qu’une attention distraite aux propos de son ami.

Il s’interrogeait sur les véritables motivations de Holburn. Pourquoi cette mise en garde ?

Malgré son animosité résolue à l’égard du bonhomme, il n’écartait pas la possibilité qu’il ait agi avec les meilleures intentions du monde. Après tout, il n’aurait pas été le premier à s’inquiéter de son influence et de ses manières aussi peu conformes que possible aux canons de la bienséance et de la mode.

Si tel était le cas, le baron était soit un émotif soit un idiot. Certes, si David avait été un adolescent ou un jeune homme, passe encore… Mais à sept ans à peine, il était bien trop jeune pour adopter à titre permanent le comportement de qui que ce soit.

C’est pourquoi Hal soupçonnait Holburn d’avoir une idée derrière la tête. Son attitude trahissait presque une forme de convoitise, comme si Hal lui avait dérobé un bien qu’il estimait lui revenir. En tant que meilleur ami du défunt, il pouvait en effet se sentir blessé et insulté de ne pas avoir été choisi pour assurer la défense des intérêts de la famille Lowery.

Ou alors… Ou alors il estimait avoir des droits sur Elizabeth Lowery elle-même.

Une remarque que lui avait faite David, notamment, ne cessait de lui revenir à la mémoire : « Il ne me regarde jamais quand il me parle. Il ne regarde que maman, avec des yeux tout bizarres. »

Voilà qui pouvait expliquer la véhémence et l’arrogance de Holburn. Il était effectivement en proie à une convoitise inavouable, sauf que celle-ci ne visait pas les biens de feu Everett Lowery mais sa veuve !

Néanmoins, Hal aurait eu beau jeu de lui en tenir rigueur, lui qui se pâmait de désir pour la jeune femme. D’ailleurs, peut-être Holburn avait-il lu chez lui la même fascination, ou bien il avait seulement craint de perdre son ascendant sur Elizabeth… Quoi qu’il en soit, il avait essayé de l’évincer par cette ridicule tentative d’intimidation.

Même si Hal ne pouvait légitimement en vouloir au baron d’éprouver de l’attirance pour la sublime Elizabeth, une question demeurait : quelles étaient ses intentions réelles ?

Tandis qu’il fouillait sa mémoire, des bribes d’informations concernant Holburn lui revenaient. Bien qu’il consacrât le moins de temps possible aux mondanités, il prenait en revanche toujours soin de connaître les rumeurs qui couraient parmi ses pairs. Autant d’informations essentielles quand on voulait réussir dans le monde de la finance…

Sir Gregory Holburn était le rejeton d’une famille distinguée et propriétaire de plusieurs domaines prospères. Donc, il ne courait apparemment pas après la fortune d’Elizabeth.

Pour autant, les souvenirs de Hal n’avaient rien de rassurant. Quoique respecté dans la haute société et recherché par les dames du monde pour ses talents de causeur et la perfection de ses manières, Holburn n’était néanmoins jamais invité aux bals de débutantes. De fait, les mères des meilleurs partis de la noblesse avaient depuis longtemps condamné le gentleman pour son attachement invétéré au célibat.

Hal n’appréciait nullement qu’un homme si réfractaire aux liens du mariage tourne autour d’Elizabeth.

Pire, la vie personnelle du baron avait, au fil des ans, fait l’objet de quelques scandales. Son nom s’était trouvé mêlé à des histoires impliquant de belles aristocrates veuves ou mariées à des époux trop indulgents ou trop sots.

Et si sir Gregory cherchait à isoler Elizabeth pour l’ajouter à la longue liste de ses conquêtes ? Sa famille était partie à l’étranger, elle traversait un deuil difficile, et s’inquiétait de ses finances… Holburn était-il assez ignoble pour profiter de sa faiblesse et la persuader qu’il l’aiderait si elle acceptait d’être sa maîtresse ?

Le sang de Hal ne fit qu’un tour. Heureusement pour lui, le baron avait déjà quitté le club, sans quoi il se serait fait un plaisir de se satisfaire en se comportant comme un barbare. Sa gorge se serra douloureusement lorsqu’il imagina Holburn pressé contre Elizabeth sur un canapé, en train d’inciter sournoisement la jolie veuve en pleurs à s’appuyer contre son épaule. Une rage noire lui étreignit le cœur.

Ce ne fut qu’en sentant un liquide couler sur ses doigts qu’il prit conscience qu’il avait brisé le verre qu’il tenait à la main. Avec un juron étouffé, il sortit un mouchoir de la poche de son gilet pour essayer d’endiguer la mare de vin et les morceaux de verre qui s’étalaient sur la table.

— Tu t’es blessé ? s’enquit Ned tandis que plusieurs serveurs accouraient.

— Non, non, juste quelques égratignures.

— Hal, je sais que je puis aisément lasser les auditeurs qui ont à supporter mes discours sur les travaux des champs, mais c’est la première fois que j’en vois un casser son verre. Quelque chose ne va pas ? Tu veux m’en parler ?

Hal se contenta de secouer la tête. Même s’il parvenait à trouver les mots pour exprimer le tourbillon de fureur, de soupçons et de jalousie qui le tourmentait, il ne pouvait proférer de telles accusations sans preuves.

— Désolé pour mon inattention, vieux, ajouta-t-il d’un air contrit.

Ned agita la main pour lui signifier qu’il ne lui en voulait pas.

— Rappelle-toi simplement que mes conseils et mon assistance te sont acquises si jamais tu en as besoin. Bon, on la fait cette partie ? Autant que je tire avantage de ta distraction !

L’idée parut excellente à Hal. Il lui fallait recouvrer son calme s’il désirait réfléchir à la situation avec un minimum de lucidité.

Il ne savait pas encore s’il devrait mettre un terme aux manigances de l’intrigant. Une chose était sûre cependant : jusqu’au retour de Nicky, il était de son devoir de continuer à protéger la jeune femme. Ainsi, demain ne serait pas la dernière journée qu’il allait passer en compagnie d’Elizabeth.