Chapitre 13

Ce soir-là, Adrian se présenta chez elle vibrant de colère et d’indignation. Tout, dans son attitude, trahissait sa mauvaise humeur — la crispation de ses épaules, la raideur de sa démarche, et le claquement exaspéré de sa canne sur le parquet.

Face à une hostilité aussi évidente, Emily hésita un instant avant de venir embrasser tendrement son amant. Il lui répondit par un baiser froid et distant sur la joue et, comme elle cherchait à l’enlacer, il eut un mouvement de recul.

La canne coincée sous le bras et le visage fermé, il entreprit d’ôter ses gants qu’il jeta ensuite rageusement dans son chapeau.

Emily recula.

— Je croyais que, après ce matin, j’aurais droit à un accueil un peu plus chaleureux que celui-ci… Que se passe-t-il ?

— J’ai eu une journée éprouvante, répondit Adrian avec un regard furieux.

De sa canne, il tâtonna le sol jusqu’à un siège sur lequel il laissa tomber son chapeau.

— Lorsque je suis chez moi, poursuivit-il, j’aime le calme, la tranquillité, et je n’apprécie ni les changements ni les surprises. Pas de chance ! Aujourd’hui, j’ai eu droit aux deux. Quelqu’un a en effet trouvé malin de me faire livrer un piano.

— Il vous a plu ? demanda Emily.

A voir l’expression de son visiteur, la réponse ne faisait pas de doute.

— Vous ai-je donné une seule raison de croire que j’avais envie d’un piano ?

Le ton d’Adrian était glacial.

— Vous avez dit vous ennuyer pendant la journée. J’ai pensé que si vous aviez une occupation, vous auriez moins envie de sortir tous les soirs.

Adrian ferma les yeux et laissa échapper le soupir d’exaspération d’un homme poussé à bout.

— Ne vous ai-je pas promis, hier soir, que je cesserai mes virées nocturnes ?

— Oui, tant que nous serons ensemble. Mais lorsque nous serons séparés, tiendrez-vous cette promesse ?

— « Lorsque nous serons séparés » ? répéta-t-il en levant un sourcil inquiet. Seriez-vous déjà lassée de ma compagnie ?

— Non, il ne s’agit pas de cela, protesta Emily.

— Dans ce cas, peut-être croyez-vous avoir des droits sur moi ? Vous me connaissez depuis à peine trois jours et vous voudriez réorganiser ma vie à votre guise ?

— N’exagérez pas ! Ce n’est pas avec un simple cadeau que je vais bouleverser votre vie !

— C’est un cadeau très imposant dans un espace très réduit, répliqua Adrian en détachant chaque syllabe comme s’il s’adressait à une simple d’esprit.

— Et alors ? Je ne comprends pas.

Un nouveau soupir d’exaspération lui répondit.

— Lorsque vous me connaîtrez mieux, vous découvrirez que je n’aime pas que l’on déplace les meubles dont j’ai appris l’emplacement par cœur. Autrement dit, pour moi, votre piano représente davantage un obstacle qu’une occasion de me réjouir.

— Vous dites cela parce que vous ne l’avez pas encore essayé, suggéra Emily que la mauvaise humeur d’Adrian commençait à faire douter. Vous n’avez pas besoin de vos yeux pour en jouer. Une fois que vous aurez mémorisé l’emplacement des touches, vous pourrez jouer les yeux fermés… ou ouverts. Enfin… comme vous voulez.

— Ha ! C’est donc un acte de charité envers un pauvre aveugle, c’est bien cela ?

— Seulement si vous décidez de le considérer comme tel, dit-elle d’une voix tendre avec l’espoir de l’amadouer. Certaines personnes prennent beaucoup de plaisir à jouer d’un instrument.

— J’ai suffisamment joué lorsque j’étais enfant.

— Vraiment ? Vous savez jouer ?

— Non. J’ai juste subi une ou deux leçons, jusqu’à ce que mon père, pris d’un de ses rares accès de bon sens, chasse le maître de musique et me libère de cette obligation. A la place, il m’acheta un beau cheval, dit-il plein de nostalgie et le sourire aux lèvres. Une sacrée belle bête ! Il pouvait sauter une barrière aussi facilement que l’on marche, et lorsque nous passions au-dessus des murets de pierre du jardin, j’avais l’impression de voler.

— Mais vous ne pouvez plus galoper, lui fit remarquer Emily.

— Merci de me le rappeler. Je suis également privé de chasse, car cela ressemblerait plus à de la torture sur animaux qu’à un sport. Mon grand-père et mon père m’ont appris les dangers qu’il y a à prétendre exercer des activités de gentilhomme alors qu’on n’en est plus capable. J’ai donc choisi de vivre parmi les voyous et, jusqu’à présent, je ne me suis pas mal débrouillé. Je suis toujours en vie, non ?

Emily posa une main sur son bras.

— Vous penserez sans doute que je ne fais pas assez confiance à vos talents de ruffian, mais nous savons tous deux que c’est la chance, et rien d’autre, qui vous a permis de survivre jusqu’à maintenant. Ne vous méprenez pas, je ne cherche pas à contrôler votre vie ! Je ne désire que vous épargner une fin que je ne souhaite à personne.

— Et moi, je ne veux pas être materné. Je n’ai pas non plus l’intention de passer ma vie dans un salon, à faire des gammes. Si je vous laisse faire, vous m’initierez bientôt à la broderie. Vous me faites penser à ces âmes charitables qui dressent les aveugles comme des chiens savants !

— Vous exagérez. J’ai déjà visité une école pour aveugles, et ce n’est pas si mal.

— Vous n’avez pas visité une école, ma chère. Donnez-lui son véritable nom ! Vous avez visité l’asile pour aveugles de Southwark.

— « Asile » doit être entendu ici comme un lieu de sauvegarde, où ces gens sont en sécurité.

— Est-ce vraiment ce que vous pensez ? J’y suis allé lorsque je voyais encore, et je trouve que cela ressemble surtout à un endroit où l’on protège ceux qui voient de ceux qui ne voient pas.

— Les enfants y sont propres et l’on s’occupe d’eux.

— En leur apprenant un métier qui convient à leurs facultés mentales déficientes et à leur statut social, ricana Adrian. On ne leur apprend donc ni à lire, ni à écrire, ni à étudier. L’objectif est de les rendre utiles, et les enseignants — si l’on peut parler d’enseignement ! — sont à peine plus éduqués que leurs élèves. Mon père aurait préféré mourir plutôt que de me concevoir, s’il avait imaginé qu’un tel futur m’attendait.

— Oh oui ! Il aurait été fier de savoir que vous avez fini votre vie en vous adonnant à la boisson, au jeu et aux filles, plutôt que de vous occuper utilement, rétorqua-t-elle.

L’entêtement d’Adrian à se perdre dans le vice finissait par l’exaspérer. Elle se souvenait d’un jeune homme plein d’allant, curieux et volontaire. Où était-il passé ?

— Si vous n’aimez pas le piano, personne ne vous force à en jouer, ajouta-t-elle. Demain, j’enverrai quelqu’un le reprendre et nous n’en parlerons plus.

L’expression d’Adrian ne se détendit pas. De toute évidence, elle ne l’avait pas encore désarmé. Elle lui passa les bras autour du cou en lui murmurant :

— Est-ce la seule chose qui vous ennuie ?

— Eh bien non ! s’exclama-t-il avant de poursuivre sur un ton plus doux : Mais cela ne vous concerne pas.

— Je vois…

Elle laissa échapper un soupir pour laisser entendre à son mari qu’elle boudait — une technique de manipulation féminine un peu ridicule, mais toujours efficace.

— En fait, l’arrivée de votre fichu instrument a été suivie par celle de mon beau-frère. Il voulait me parler de l’inconduite de ma femme.

— Et cela vous a agacé, mon pauvre chéri, dit Emily d’un ton compatissant. S’il avait su à quel point le comportement de votre femme vous est indifférent, il ne vous aurait pas importuné avec cela.

Adrian releva la tête comme si elle l’avait giflé.

— Je vous interdis de présumer de mes sentiments à l’égard de ma femme !

— Je ne présume rien du tout ! dit-elle avec un petit rire, surprise par la violence de sa réaction. C’est vous-même qui m’avez expliqué cela il y a vingt-quatre heures à peine. Vous avez prétendu être indifférent, car vous ne pouviez exiger d’elle une fidélité que vous ne pratiquiez pas.

— Mais c’était avant qu’elle ne s’affiche publiquement avec un autre. Quand je pense que j’avais confiance en cet homme ! J’enrage à l’idée qu’il puisse me mentir aussi facilement. Et le pire est qu’il ment mal.

— Et qui est l’homme en question ?

— Hendricks, bien sûr !

L’idée était si saugrenue qu’Emily éclata de rire.

— Votre secrétaire ? C’est vraiment peu probable !

— Je suis presque certain de mon fait. Il a admis connaître l’adresse de ma femme et lui avoir rendu visite. En outre, je le sens particulièrement mal à l’aise avec moi, ces derniers temps, comme s’il craignant de laisser échapper un secret.

— Avez-vous interrogé votre femme à ce sujet ?

— Je lui aurais posé la question si j’avais pu la convaincre de me parler. J’ai demandé qu’elle vienne ce soir, et elle m’a ignoré.

— Ah ! C’est donc cela ! Vous êtes en colère contre elle, et vous le faites payer à tout le monde. Bien entendu, l’idée d’endosser la moindre part de responsabilité ne vous a même pas effleuré.

— Moi ?

Il écarta les bras qu’elle avait mis autour de son cou.

— Si vous aviez été honnête avec elle, depuis le début, elle ne serait peut-être pas allée se jeter dans les bras d’un autre. Qui plus est, c’est à votre épouse que vous parleriez en ce moment et non à moi, une femme que vous connaissez à peine.

— C’est faux ! protesta-t-il. Mon comportement n’a rien d’anormal. La plupart des hommes ne discutent pas avec leur femme. Lorsqu’ils veulent évoquer des sujets… importants, ils cherchent la compagnie d’autres hommes.

— Et s’ils désirent se confier ?

— Alors ils vont voir leur maîtresse. Lorsqu’une femme est entretenue, elle est toujours à l’écoute de son bienfaiteur et ne se risque pas à lui apporter la contradiction. Avec les épouses, c’est une autre affaire. Bien qu’elles aient juré obéissance, elles tiennent rarement cette promesse. Emily, que je croyais la femme la plus docile du monde, vient de m’en apporter la preuve.

Emily le vit lever les yeux au ciel, un pli d’inquiétude lui barrant le front. Redoutait-il que sa femme le quitte ? Jusqu’à maintenant, elle n’avait jamais envisagé qu’il puisse avoir ce genre de crainte.

— Imaginons, dit-elle, que vous soyez avec une femme qui ne vous doit pas obéissance. Que feriez-vous ?

En disant ces mots, elle lui caressa le visage.

— Eh bien… je lui montrerais les autres usages que peut avoir un piano, répondit-il en lui embrassant la paume de la main.

— Vous l’inviteriez chez vous pour jouer un duo ? le taquina-t-elle.

— Non. Je la ferais se courber sur le tabouret pour la punir de son impudence, puis je l’aimerais jusqu’à ce qu’elle demande grâce.

La voix d’Adrian était devenue rauque et il la serra contre lui pour l’embrasser avec ardeur.

Elle ouvrit la bouche sous son baiser et s’émerveilla de la vitesse à laquelle il parvenait à éveiller son désir. Un mot, un baiser, une caresse de lui, et elle brûlait de lui appartenir.

Après quelques instants, elle s’arracha à son baiser et, presque engourdie, murmura :

— Ne soyez pas aussi sûr de vous, monsieur. Croyez-vous donc pouvoir soumettre toutes les femmes à vos désirs ?

— Pas toutes les femmes. Vous, certainement. Parce que vous ne désirez pas plus de chastes duos au piano que moi. Vous et moi, nous sommes des êtres sensuels. Nous ne sommes pas faits pour rester sagement assis au bord de la piste pendant que le reste du monde danse.

Jusqu’à présent, Emily ne s’était jamais perçue ainsi. Mais Adrian avait raison. Elle était bien plus heureuse à arpenter ses terres, à gérer ses troupeaux et à parler à ses fermiers qu’à attendre sagement une hypothétique visite de son mari, en faisant de la broderie dans le salon.

Et puis, lorsqu’il lui parlait avec cette voix rauque, elle avait l’impression d’être une irrésistible séductrice. Les choses qu’il lui suggérait à l’oreille la faisaient rougir d’impatience, pas de honte.

Cette fois cependant, elle décida de ne pas céder tout de suite à la chaleur qui l’envahissait. Elle voulait faire durer ce délicieux marivaudage.

— Dois-je comprendre, monsieur, que lorsqu’il s’agit de musique, vous préférez danser plutôt que jouer ?

— Oh ! cela fait bien longtemps que je n’ai pas dansé ! dit-il en riant, visiblement d’humeur à jouer le jeu.

Et il la fit virevolter dans ses bras comme s’ils entraient dans une valse imaginaire. Un tour, deux tours, puis il se cogna à un fauteuil.

— Un instant, dit-elle en lui prenant la main.

Elle l’entraîna dans l’entrée.

— Maintenant, essayons de nouveau, voulez-vous ?

Il tourna plus lentement, cette fois sans incident.

— Je mène la danse, expliqua-t-il, mais vous devez me guider.

— Gauche… euh… droite, dit-elle lorsqu’ils s’approchèrent dangereusement d’un guéridon.

Un peu désarçonnée au début, elle trouva toutefois vite ses marques.

— Maintenant en ligne droite, reprit-elle alors qu’il frôlait une console en faisant trembler le vase de porcelaine qu’elle supportait. A droite, encore à droite. Ça y est, nous avons fait le tour de la pièce.

Adrian lâcha alors sa main et s’inclina cérémonieusement, l’air satisfait de son succès.

— Ce n’était pas mal, mais nous n’avions ni le tempo de l’orchestre ni une salle pleine de monde.

— Certains danseurs, même avec une bonne vue, se débrouillent nettement moins bien que vous. Moi, par exemple, je complète rarement un tour de piste sans avoir écrasé au passage quelques orteils. Et puis, je suis certaine que les danses en ligne droite vous ennuient. Un imbécile pourrait danser le quadrille !

— Je vous remercie de la haute idée que vous avez de mes talents de danseur, mais évoluer dans une pièce pleine de monde est de toute façon beaucoup moins intéressant que de tenir sa partenaire comme ceci — il l’attira contre lui — lorsque l’on est seul avec elle.

Ils tournoyèrent sur place, plaqués l’un contre l’autre, leurs souffles mêlés.

— Je doute que ceci soit considéré comme de la danse, parvint-elle à dire.

Ses seins étaient écrasés contre le torse d’Adrian et elle sentait les boutons de sa redingote frotter contre ses mamelons.

— Et comment appelleriez-vous cela ? demanda-t-il en posant les mains sur ses fesses pour presser son bassin contre le sien.

— Je crois que vous essayez encore de me séduire…, murmura Emily.

Elle s’écarta de lui et l’entraîna dans le salon dont elle referma la porte.

— Pensez-vous que je vais réussir ? s’enquit Adrian en l’enlaçant de nouveau.

— Peut-être, chuchota-t-elle en l’embrassant dans le cou.

Elle glissa une jambe entre les siennes et la frotta doucement contre son entrejambe.

Il resserra son étreinte et elle sentit la chaleur gagner tout son corps. A la perspective des plaisirs à venir, elle frémit de tout son être.

Tandis qu’il la poussait contre le bureau, elle laissa échapper un gémissement d’impatience.

— Vous êtes décidément une femme très accueillante, ma chère, dit-il en glissant une main impatiente sous le taffetas de ses jupes. Comme hier soir, vous ne portez rien sous votre robe…

La réponse d’Emily fut un baiser fougueux.

— Soulevez votre jupe, ordonna-t-il d’une voix rauque.

Il la couvrit de baisers, sur la gorge, le cou, les lèvres.

— Défaites vos boutons.

Elle s’exécuta les mains tremblantes, lui dévoilant ses seins.

L’une des mains d’Adrian caressa un mamelon pendant que l’autre se glissait entre ses jambes.

Le spasme de plaisir fut si violent qu’elle faillit crier, et il dut l’asseoir sur le bureau pour qu’elle ne s’affaisse pas sur le sol.

— Je pourrais être en vous sans que personne ne se doute de ce que nous faisons dans ce salon, chuchota-t-il.

Pantelante, elle passa les bras autour de son cou, mais il la repoussa, mettant entre eux une distance insupportable.

— Faites-le, murmura-t-elle en l’agrippant aux hanches pour l’attirer contre elle.

— Attendez ! s’exclama-t-il en riant. Attendez, nous avons tout le temps. Ne nous précipitons pas. Laissez-moi vous emmener dans la chambre.

S’ils prenaient leur temps, il serait sans doute plus prudent, songea Emily, et elle ne voulait pas qu’il pense à utiliser sa « redingote anglaise ».

— Non, gémit-elle. Maintenant. Vite.

Elle l’embrassa — un baiser profond, fiévreux, les mains crispées sur les revers de sa redingote.

Il résista quelques secondes avant de la saisir par les hanches pour la ramener avec une brusquerie enivrante contre son désir déjà dressé.

Comme elle nouait les bras autour de son cou, il s’écarta légèrement.

— Non, ma douce. Allons plutôt nous allonger. J’ai envie de faire les choses de façon convenable.

— Mais je ne veux pas être convenable ! protesta Emily. J’ai envie de brutalité, de vigueur, et que vous me preniez vite parce que nous risquons d’être surpris par un domestique.

Elle frotta son bassin contre le sien, en ondulant lascivement, jusqu’à ce qu’il laisse échapper un gémissement.

Mais il lui saisit les bras et la repoussa avec fermeté.

— Ne vous méprenez pas, je vous désire comme un fou.

— Alors, prenez-moi, ici et maintenant ! dit-elle en relevant ses jupes et en entourant la taille d’Adrian de ses jambes.

Il jura et, en un éclair, sa bouche vint s’écraser contre la sienne ; ses doigts défirent en hâte les boutons de son pantalon et, dans sa précipitation, il arracha presque sa chemise.

Elle sentit enfin son sexe contre ses cuisses. Du bout des doigts, il la caressait doucement, explorant sa chair brûlante.

— Je veux juste avoir un avant-goût, murmura-t-il en l’embrassant dans le cou. Je serai prudent, je vous le promets.

Tremblant d’impatience, Emily attendit le voluptueux assaut et le plaisir intense qui l’accompagnait.

— Je me moque de la prudence, Adrian. Pas de prudence avec moi. Jamais. Je vous appartiens, Adrian. Je vous aime.

Soudain, tout s’arrêta.

Il recula vivement, comme si elle l’avait brulé, et remonta précipitamment son pantalon, bien qu’il soit évident qu’il la désirait toujours.

— Je crois préférable, ma chère, de souper d’abord, dit-il, le souffle court. J’ai tout à coup une furieuse envie d’une boisson rafraîchissante.

Emily tendit la main vers lui pour qu’il l’aide à descendre du bureau puis se souvint qu’il ne pouvait la voir. Il ne verrait pas non plus ses joues cramoisies, se consola-t-elle.

Elle quitta donc seule sa position devenue embarrassante en se mordant la lèvre pour ne pas pleurer et entreprit de remettre de l’ordre dans sa tenue.

— Espérez-vous que mes sentiments à votre égard vont disparaître simplement parce qu’ils vous gênent ? demanda-t-elle lorsque ce fut fait.

Adrian garda le silence. Le visage soucieux, le dos légèrement vouté, visiblement triste et crispé, il paraissait avoir vieilli de dix ans.

— Je crois que vous parlez sans savoir et je ne veux pas, aussi plaisant et gracieux que soit le cadeau, profiter d’une générosité qui repose sur une illusion. Vous ne m’aimez pas. Vous ne pouvez pas m’aimer.

— Si, je vous aime ! s’exclama-t-elle, des larmes dans la voix. Vous ignorez ce que me dit mon cœur, alors gardez vos suppositions pour vous !

— Nous ne nous connaissons que depuis quelques jours. Convenez-en, il est bien trop tôt pour appeler cela de l’amour. C’est autre chose.

— C’est peut-être vrai en ce qui vous concerne mais, moi, j’ai l’impression de vous connaître depuis toujours et je sais que je vous aime.

Immobile, avec l’air égaré d’un homme qui ne sait plus que faire, Adrian oscillait légèrement d’un pied sur l’autre comme s’il avait envie de partir, mais n’osait le faire.

Emily éprouvait une folle envie de le prendre dans ses bras et d’embrasser ses pauvres yeux en l’implorant de ne pas les repousser, elle et son amour. Son cœur était à lui, tout comme son corps qui se languissait de l’enfant qu’il lui refusait.

Elle inspira profondément, laissant le calme l’envahir et la passion se dissiper.

L’espace d’un fugitif instant, les barrières qui s’étaient dressées entre eux, au fil des années, avaient disparu. Adrian lui était revenu et s’était donné à elle corps et âme. Quoi qu’il en dise, en cet instant magique il avait été prêt à l’aimer sans crainte du futur.

Hélas ! le moment était passé. Adrian avait relevé les défenses derrière lesquelles il se tenait maintenant retranché. Loin de sa femme ; loin de sa maîtresse.

Jamais Emily ne s’était sentie aussi seule.

Si ne voulait pas faire fuir son mari, elle devait cependant faire bonne figure.

— Vous avez raison, Adrian. Allons donc goûter le délicieux souper qui nous attend dans la salle à manger, dit-elle d’une voix faussement enjouée. Donnez-moi votre bras, je vous suis.

D’autorité, elle glissa sa main sous son bras et le mit dans la bonne direction.

Ils mangèrent dans un silence que ne troublèrent que les commentaires courtois d’Adrian sur la fraîcheur des légumes, le goût du saumon et le talent de la cuisinière.

Alors qu’il s’apprêtait à louer la subtilité des desserts, Emily l’interrompit.

— Je suis désolée si je vous ai mis mal à l’aise.

— Ce n’est pas le cas, la rassura-t-il un peu trop rapidement pour être sincère.

— Mais si. Et je comprendrais que vous n’ayez plus envie de passer la nuit avec moi.

— Vous vous trompez, je veux rester, assura-t-il.

Il tendit le bras par-dessus la table à la recherche de sa main, et hésita un instant avant de poursuivre.

— J’ai envie de rester auprès de vous, mais est-ce bien raisonnable ?

Il pressa la main qu’elle lui avait donnée, et elle lui répondit par une égale pression des doigts.

— Mais, en même temps, ai-je envie d’être raisonnable ? reprit-il. La seule chose dont je sois certain, c’est de mon envie d’être avec vous.

— Si cela peut vous rassurer, je vous promets que je ne le dirai plus.

Craignant de le voir se fermer de nouveau, Emily n’avait même pas osé répéter les trois mots incriminés.

— Sachez-le, j’apprécie votre honnêteté, même si elle est parfois embarrassante. C’est une qualité très rare chez une femme.

— Merci.

A cet instant, elle se détesta de devoir ainsi mentir et faillit crier : « Mais enfin, je suis ta femme ! Ton Emily… Aime-moi ! »

— Cependant, je ne veux pas que vous nourrissiez de faux espoirs à notre propos. Bien sûr, j’éprouve… des sentiments pour vous. Des sentiments forts. Vous êtes à la fois une amie et une confidente. Je vous fais confiance, et je sais que la réciproque est vraie. Voilà pour moi la parfaite définition de l’amante, et c’est ce que vous êtes pour moi.

Emily retint un soupir.

Adrian venait de lui expliquer qu’il se considérait comme son amant et son ami. N’était-ce pas suffisant ? D’aucuns pourraient même appeler cela de l’amour.

Peu importait, après tout. Quelques semaines plus tôt, un tel discours l’aurait remplie de joie et elle n’en aurait retenu qu’une chose : Adrian éprouvait des sentiments pour elle.

Alors, pourquoi en vouloir plus ?

Sans lâcher sa main, Adrian se leva et la fit se lever elle aussi pour l’entraîner vers la chambre, un chemin qu’il avait manifestement très vite mémorisé.

Il prit soin de bien disposer ses propres vêtements à mesure qu’il les ôtait, mais se montra moins méticuleux avec la robe d’Emily qu’il laissa tomber sur le sol après la lui avoir presque arrachée.

Il la souleva alors dans ses bras et l’étendit sur le lit. Puis, il s’allongea contre elle, les hanches plaquées aux siennes, et l’embrassa. Emily le serra dans ses bras tandis qu’il faisait courir sa bouche le long de son cou, vers ses seins.

Ensuite, il descendit lentement le long de son corps, parsemant son ventre de baisers, sa langue traçant un chemin brûlant jusqu’à la jonction de ses cuisses.

Les yeux fermés, offerte, Emily s’abandonna à la caresse de son amant. Les mordillements, la douce pression des doigts, la douceur d’une langue de plus en plus précise…

« Oh ! Faites qu’il ne s’arrête jamais ! » pria-t-elle. Elle était avide de plaisir, un plaisir qui montait en elle comme une vague chaude qui partait du ventre pour gagner tout son corps.

La bouche d’Adrian le lui avait appris : l’extase l’emporterait très loin, toucherait les tréfonds de son être pour la laisser pantelante, défaite, conquise.

Un maelström de sensations la submergea bientôt et, quand l’orgasme vint, elle sentit des larmes inonder ses joues.